B : Le visible dans le lisible : le rythme

« Que ‘l’œil écoute’, comme disait Claudel, signifie que le visible est lisible, audible, intelligible » 562 . Par cette affirmation Jean-François Lyotard met l’accent sur l’existence d’une passerelle entre les différents systèmes sémiotiques, indiquant la possibilité de voir le lisible et de lire le visible. Dans son ouvrage Discours, figure, le critique énonce en effet une distinction entre la lettre et la ligne qui se révèle très intéressante dans le cadre de notre travail. En analysant les deux pôles entre lesquels oscille l’organisation du signifiant, Lyotard établit une distinction entre la lettre et la ligne. La lettre « est le support d’une signification conventionnelle » : l’espace dans lequel elle s’inscrit est « graphique », car elle acquiert du sens à l’intérieur d’un système conventionnel où la fonction de la trace est de se rendre reconnaissable. La ligne, au contraire, présente un statut plus complexe. Sa nature est profondément ambiguë parce qu’elle se place au croisement de deux exigences distinctes : la signification et le sens plastique.

‘D’un côté elle touche à une énergétique, de l’autre à une écriture. […] On peut assurément se soucier de la bonne forme des lettres et de leur disposition en page […] mais il faut admettre que cette bonne forme est toujours au croisement de deux exigences contradictoires, celle de la signification articulée et celle du sens plastique. La première requiert la plus grande lisibilité, la seconde vise à faire sa juste place à l’énergie potentielle qui se trouve accumulée et exprimée dans la forme graphique en tant que telle 563 .’

La distinction de Lyotard entre espace textuel et figural est alors claire. L’espace textuel, dans lequel s’inscrit le signifiant graphique, est l’espace de la lettre, ou mieux de la trace, qui agit comme support d’une signification. L’espace figural, au contraire, permet de rentrer en contact avec la « synergie corporelle » et avec le pouvoir énergétique de la ligne plastique, permettant un dépassement des limites du lisible qui se rapproche, ainsi, du visible :

‘Est lisible ce qui n’arrête pas la course de l’œil, ce qui donc s’offre immédiatement à la reconnaissance ; on connaît l’enregistrement des mouvements de l’œil lisant. Au contraire, pour rentrer en communication avec l’énergétique de la ligne plastique, il faut s’arrêter à la figure. Plus le dessin dégagera cette énergétique propre, plus il exigera d’attention, d’attente, de stationnement 564 .’

La ligne, selon Lyotard, reste un tracé non reconnaissable, « figural », si le peintre ne la place pas dans un ordre de rapports qui en fixe la valeur et où « sa valeur ne peut faire l’objet d’une activité de reconnaissance » 565 . Toutefois, la valeur plastique de la ligne est toujours menacée par le désir de la faire « lire », ce qui la réintroduirait dans un espace textuel.

L’écriture de Creeley produite à partir de l’observation d’une image semble acquérir les mêmes qualités que la ligne décrite par Lyotard : elle témoigne d’un conflit entre le désir d’une plus grande lisibilité d’une part et celui de faire place à l’énergie potentielle dont elle peut être le véhicule d’autre part. Intéressé par l’abstraction et, en même temps, aimant la figuration, Creeley fait vivre son écriture en équilibre entre ces mondes. Le poète, fasciné par le pouvoir qu’a la ligne d’être autoréférentielle, ne peut pas pourtant renoncer au plaisir de « dire » : ses vers ne cessent jamais d’être « lisibles », tout en essayant de véhiculer l’énergétique saisie dans la ligne plastique. L’existence de ce contraste dans l’écriture collaborative de Creeley nous témoigne de sa compréhension de ce qu’Henri Maldiney définit comme « la double dimension d’une œuvre figurative » : « intentionnelle-représentative » et « génétique-rythmique » 566 . L’art, qu’il soit peinture ou écriture, naît au croisement de ces deux mouvements, représentatif et rythmique, correspondant respectivement à la lisibilité de l’œuvre et à son sens plastique.

Le concept de « rythme » en particulier se révèle de grande utilité pour l’étude des rapports entre les différents systèmes sémiotiques, comme le souligne W.J.T. Mitchell dans « Spatial Form in Literature »: « One term whose history illustrates not only the transactions of verbal-visual and temporal-spatial patterning but also the reversibility of literal-metaphoric distinctions is that of “rhythm” » 567 . Décrivant l’histoire et l’étymologie du terme, Mitchell en montre la pertinence par rapport au domaine artistique, rappelant que, si au XVIIIe et au XIXe siècle on faisait remonter l’origine du terme à la racine rheō (qui évoquait l’idée de flux et de répétition, se reliant principalement aux domaines littéraires et musicaux), des études plus récentes ont au contraire suggéré la dérivation du terme d’une autre racine qui en changerait le sens. Cette racine est ery, indiquant l’action de « dessiner », de tracer ou de graver des formes. L’idée véhiculée par le terme rythme change ainsi radicalement : « “Rhythmos” was based, then, in the physical act of drawing, inscribing, and engraving and was used to mean something like “form”, “shape”, or “pattern” ». Selon J.J. Pollitt, le spécialiste de l’art grec dont les théories constituent la référence directe de l’analyse de Mitchell, l’extension du terme aux domaines musical et littéraire a ensuite été due à l’utilisation du concept pour décrire les « traces dessinées par le corps » dans la danse.

La fonction unificatrice des différentes formes expressives opérée par le rythme est donc évidente : l’utilisation de ce concept pour l’analyse des correspondances entre le langage pictural et poétique est un passage nécessaire. C’est en effet par le rythme que le visible passe dans le lisible dans les collaborations de Creeley. Véhiculant la spatialité aussi bien que la temporalité, la linéarité aussi bien que la complexité, le rythme se présente comme le principal représentant du sens plastique dans l’écriture. Comme nous le verrons dans Anamorphosis, il est donc possible d’isoler, dans les collaborations de Creeley, trois catégories rythmiques principales par lesquelles le sens plastique est transposé dans l’écriture. Nous parlerons alors de rythme comme « événement », de rythme comme « répétition et variation » et de rythme comme « sensation ».

Notes
562.

Lyotard, Discours, figure. 9.

563.

Ibid. 216.

564.

Idem

565.

Ibid. 219.

566.

Maldinay. «L’Esthétique des rythmes». Regard, parole, espace. 155-156.

567.

Mitchell. The Language of Images. 280.