1)Anamorphosis : entre lisibilité et sens plastique

Cette collaboration, réalisée à l’occasion d’une exposition des tableaux de Clemente à la Gagosian Gallery en 1997, a été conçue, comme la plupart des collaborations entre les deux artistes, sous la forme d’un catalogue où les images des tableaux et les poèmes alternent selon une séquence texte-image. Le format du catalogue est à l’italienne. Il se présente comme un ouvrage précieux dont l’opacité de la couverture, en feuilles cartonnées plutôt épaisses, contraste avec la clarté et la blancheur des feuilles sur lesquelles les images et les poèmes sont imprimés. Sur la couverture, au centre, une main, détail d’un des tableaux de Clemente, paraît inviter l’observateur/lecteur à tourner la page et ainsi à entrer à l’intérieur de la dimension créée par les deux artistes. La même main, mais comme déformée par l’anamorphose, est à nouveau proposée sur la couverture postérieure du livre, créant un étrange effet de miroir avec la couverture.

66. Robert Creeley et Francesco Clemente. Anamorphosis. New York : Gagosian Gallery, 1997. Berg Collection of English and American Literature, New York, Public Library.

La main semble occuper cette dimension du « milieu », souvent célébrée par Creeley, où l’intérieur rencontre l’extérieur. Ces lieux où le contact entre deux extrêmes devient possible représentent en effet le centre d’intérêt primordial du poète qui, collaborant essentiellement avec des artistes qui, tout comme Clemente, restent en équilibre entre la figuration et l’abstraction (entre l’intention représentative et la force génétique-rythmique), confirme son désir de faire vivre son écriture au croisement de forces opposées. Il s’intéresse plus à la bataille entre le texte et l’image, le réalisme et l’abstraction, l’intentionnalité et la spontanéité, la lisibilité et l’énergétique, qu’à une possible réconciliation de ces extrêmes. La structure du catalogue semble vouloir reproduire le même processus de rapprochement : l’objet d’art, produit hybride de la fusion de deux langages, incarne la rencontre entre deux sujets, entre deux mondes différents devenus, pour un instant, communs.

Les six tableaux composant Anamorphosis (auxquels correspondent six poèmes) peuvent être classés en deux groupes, selon l’organisation que l’artiste donne aux images sur la toile. « Inside my Head », « The Swan » et « The Star »  appartiennent à un premier groupe: ces tableaux partagent une structure caractérisée par un axe horizontal qui sectionne en deux l’espace pictural. Selon que cet axe est glissé vers le haut ou vers le bas, la ligne d’horizon change de position, ce qui influence la forme des figures peintes par l’artiste. Dans« Inside my Head » et « The Star », l’axe horizontal divise notamment l’espace en deux parties presque égales, ce qui n’est pas le cas pour « The Swan », où le placement en hauteur de cet axe dans le cadre implique une réduction de l’espace consacré au sujet dont le visage se présente allongé et aplati, totalement déformé par l’anamorphose.

« The Tools », « The Rose » et « The Skull » appartiennent à un deuxième groupe où l’espace est organisé différemment. Les formes peintes par Clemente sont positionnées sur trois plans. Le sujet est normalement positionné au deuxième plan (hormis dans « The Rose »), et occupe le côté gauche de la toile de façon verticale. En premier plan, dans la partie inférieure de la toile, l’artiste reproduit un détail en l’agrandissant (une rose, une main ou un crâne). Enfin, en arrière plan, dans le coin droit de la partie supérieure de la toile, il représente un élément qui permet d’établir un lien entre les deux autres niveaux de l’image. L’intérêt de ce groupe de tableaux réside dans la structuration des trois plans de façon à ce qu’ils communiquent entre eux et avec l’observateur. Le rôle actif de celui-ci est fondamental car son regard suit les images ainsi que le peintre les propose : il lit les tableaux selon un processus guidé par l’artiste.

67. Francesco Clemente. The Swan, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm). Collection privée.
68. Francesco Clemente. The Star, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm).
69. Francesco Clemente. The Skull, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm). Collection privée.

L’importance du processus perceptif est confirmée par Creeley au niveau du langage. Ses poèmes traduisent des éléments fondamentaux des tableaux de Clemente en mettant en relation les plans ainsi qu’ils sont présentés sur la toile. La présence d’autoportraits dans chacun des six tableaux, signe de la nature autobiographique de l’art du peintre, est traduite dans l’écriture, par le discours à la première personne caractérisant tous les poèmes. De plus, ceux-ci sont organisés en trois strophes, ce qui donne à la collaboration une forme régulière à l’intérieur de laquelle le poète opère ses variations. Cette structure en trois strophes permet, d’ailleurs, de rapprocher les poèmes et les images appartenant aux deux groupes précédemment cités, assurant ainsi la continuité du discours des deux artistes.

« Inside my Head » témoigne de la maturité artistique de Clemente qui, par des formes extrêmement simples, nous propose une synthèse de deux des principales sources d’inspiration qui caractérisent son art : le classicisme romain et la sensualité et la religiosité de l’art indien. La production d’autoportraits, activité pratiquée constamment par l’artiste, est également centrale dans la réalisation de ce tableau. Clemente se pose comme son propre modèle : il se représente souvent nu avec des grands yeux ouverts, établissant ainsi une opposition entre sa vulnérabilité extérieure et la profondeur intérieure suggérée par son regard. De plus, il peint sans utiliser de miroir, il ne se regarde jamais en face, ce qui fait que son image subit des variations remarquables dans chaque représentation. Par la proposition périodique et la métamorphose constante de son autoportrait, Clemente concrétise cette « impossible multiplication du Je » qu’Annalisa Goldoni, nous l’avons vu, a récemment défini comme une caractéristique essentielle de l’écriture de Creeley 568 . Une multiplication qui devient possible lorsque l’on n’assume pas l’individualité comme une entité fixe et stable, mais lorsqu’on la regarde comme quelque chose de mouvant, capable de se régénérer constamment par le simple contact avec les autres : « “The self-portrait for me is justified ... by the idea that the ego re-emerges, continually new ... The idea of the self-portrait is tied to the repetition of the ego and the rebirth of the ego. It is the contrary of the mirror » 569 .

L’opposition intérieur-extérieur, caractéristique de l’art de Clemente, tout comme les inversions (féminin-masculin, vie-mort, menace-tranquillité, obscurité-lumière), semblent s’annuler dans « Inside my Head ». Le sujet est habillé et ses yeux sont fermés : le regard de l’artiste est tourné de façon évidente vers le monde intérieur du sujet. De ce monde psychique le peintre nous donne une image dynamique. Le mouvement concret (physique) ou abstrait (de la pensée) est toujours reproduit dans les œuvres de Clemente, qui se chargent ainsi d’une énergie profonde dont on saisit la violence dans les regards perçants ou dans les courbes sinueuses de ses figures.

70. Francesco Clemente. Inside my Head, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm).

Le mouvement de cette image spécifique est lent et constant. Il est évoqué à travers l’organisation horizontale des formes : le sujet en gros plan, placé dans la moitié inférieure de la toile, paraît se déplacer dans le vide selon un mouvement horizontal de gauche à droite. Ce mouvement est en réalité une illusion optique car il est le reflet du mouvement principal (de droite à gauche) imprimé au tableau, celui des chevaux au galop sur la moitié supérieure de la toile. Les couleurs contribuent également à la création d’une atmosphère calme et sereine : des nuances de rose, de jaune pâle, de bleu clair et de gris se mélangent les unes aux autres et s’impriment aussi bien sur le fond que sur les formes dessinées par l’artiste. Tout semble être en équilibre. Toutefois, le caractère opaque de ces nuances rend l’atmosphère mélancolique. Par ailleurs, le cheval du milieu (qui au niveau de la perspective se trouve en position intermédiaire par rapport aux deux autres), complètement jaune, paraît perturber le mélange équilibré des nuances. Il semble sortir directement de l’esprit du sujet rendant la transition entre le rêve et la réalité plus immédiate mais aussi plus brutale, du fait de sa couleur qui s’impose sur le fond presque neutre. Le sujet paraît plongé dans un sommeil profond mais pas tout à fait calme : ses sourcils froncés laissent entrevoir une attitude plutôt méditative. D’une part, cette figure renvoie à l’image du moine bouddhiste que Clemente aime s’approprier, suite à ses expériences en Inde. Mais, d’autre part, d’évidents signes d’inquiétude (sourcils, narines ouvertes) semblent s’opposer à l’attitude typique des sages indiens.

L’introduction d’éléments perturbants révèle une deuxième dimension de l’image. Derrière l’apparente rêverie se cache une sorte d’angoisse indiquée aussi bien par l’insistance avec laquelle le peintre souligne les traits du visage du sujet (relativement tendu) que par la présence de touches de jaune et de gris sur le fond rose pâle de sa peau. Les indices d’une tension, voire d’un malaise, s’insinuent dans notre perception de l’image. L’effet de distorsion de la perspective opéré par l’anamorphose n’est pas perçu immédiatement par l’observateur mais s’insinue entre les traits du pinceau, entre chaque pli de la peau peints par l’artiste.

L’analyse des traits de pinceau et de l’utilisation de l’espace de la toile permettent en effet de confirmer notre interprétation. La légèreté du trait caractérise des lignes principalement courbes : l’artiste semble privilégier la rondeur, surtout en ce qui concerne les détails du visage (nez, yeux, sourcils, tête, lèvre inférieure, menton, racine des cheveux). Afin de distinguer ce qui est irréel (faisant partie du rêve) de ce qui fait partie du monde concret, Clemente transforme ensuite son trait pour dessiner les chevaux qui occupent la moitié supérieure de la toile : les contours deviennent de plus en plus légers et fins, presque transparents. Toutefois, aussi bien l’épaisseur du trait utilisé pour dessiner les yeux et le nez que sa couleur foncée qui ressort du fond du tableau, perturbent l’équilibre de l’image, nous réintroduisant dans un espace troublant. En effet, en regardant le tableau dans son ensemble, on s’aperçoit que l’espace renvoie à un lieu clos plutôt qu’aux vastitudes du monde des rêves. L’échelle des figures est disproportionnée par rapport à la taille de la toile et le fond ressort à peine derrière la surface du dessin. Il y a peu d’espace libre, les chevaux courent les uns sur les autres et les figures paraissent pousser les bords du cadre afin d’y gagner de la place : l’absence d’air et la claustrophobie dominent le rêve. D’une part, Clemente semble jouer avec le signifiant « night-mare », suivant ainsi la direction indiquée par Johann Heinrich Füssli dans son célèbre tableau The Nightmare 570 . D’autre part, comme le titre de la collaboration l’indique, par la distorsion de la perspective opérée grâce à l’anamorphose, l’image de Clemente renvoie au chef d’œuvre de Hans Holbein, The Ambassadors, où une tête de mort en complète anamorphose est cachée dans la partie inférieure de la toile, aux pieds des silhouettes des ambassadeurs. Le tableau du peintre italien conserve des éléments oppressants et dérangeants appartenant à ces deux traditions, mais l’artiste les réinsère à l’intérieur de son univers personnel où tout est en métamorphose constante, créant ainsi une ambiguïté profonde et imperceptible au premier regard. Le sommeil peut donc être aussi bien calme que menaçant car l’espace des rêves est à la fois vaste et clos.

La définition de la ligne que propose Lyotard et le contraste entre la lisibilité et le sens plastique qu’elle révèle, nous indiquent une voie pour analyser le rapport entre le visible et le lisible dans l’œuvre collaborative de Creeley et Clemente. Si l’on veut établir des analogies entre la définition de la ligne chez Lyotard et l’écriture de Creeley telle qu’elle se déploie dans « Inside my Head » l’on doit, avant tout, explorer les « lieux » où cette écriture témoigne d’un contraste entre le pouvoir du sens plastique et la nécessité de servir la signification. Robert Creeley répond à l’image de Clemente par la composition des vers suivants :

‘Inside my head a common room,
a common place, a common tune,
a common wealth, a common doom
inside my head. I close my eyes.
The horses run. Vast are the skies,
and blue my passing thoughts’ surprise
inside my head. What is this space
here found to be, what is this place
if only me? Inside my head, whose face?’

L’énergétique de la ligne plastique, qui dans le tableau de Clemente contraste avec l’extrême lisibilité des formes, est reproduite au niveau textuel par la traduction du rythme de l’image. Creeley utilise principalement trois stratégies compositionnelles : l’organisation de la sonorité des vers selon la même « mélodie » suggérée par l’image (rythme comme « événement »); la construction de plusieurs structures syntaxiques organisées autour du syntagme « Inside my head » (rythme comme « répétition et variation »); et la reproduction du rythme perceptif à travers lequel l’œuvre picturale est saisie (rythme comme « sensation »).

En ce qui concerne l’organisation de la « sonorité » des vers, Creeley révèle la correspondance existante entre le rythme sonore de l’œuvre écrite et celui de l’œuvre picturale. Comme l’explique Henry Maldiney à propos des œuvres de Cézanne, le rythme de l’œuvre visuelle est fait de rencontres. Il se produit à partir de véritables événements qui marquent la rencontre de plusieurs lignes, couleurs, ombres : « Les véritables unités picturales […] ne sont pas des éléments, ce sont des événements – et ces événements sont des rencontres : rencontre de deux couleurs, de deux lumières, d’une lumière et d’une ombre » 571 .

Le rythme de l’œuvre picturale possède donc des qualités musicales : les lignes et les nuances se rencontrent comme des notes, organisant à partir de ces rencontres la mélodie de l’œuvre entière. Cette définition de rythme et l’analogie avec le domaine musical qu’elle établit, renvoient à la théorie sur la sonorité des couleurs développée par Vassili Kandinsky 572 qui affirmait que les couleurs pouvaient être classifiées de la même façon que les sons, à partir des plus aigus (le jaune intense par exemple, qu’il définit comme une « fanfare éclatante ») pour arriver jusqu’aux plus graves. De plus, ces qualités « sonores » des couleurs sont accentuées, selon le peintre russe, lorsqu’on les associe à des figures géométriques : un triangle jaune, par exemple, sera l’équivalent d’un son très aigu, tandis que un cercle rouge représentera un son plus grave.

Bien que cette théorie ait été conçue pour s’appliquer à l’art abstrait, elle peut être utile pour l’analyse de la collaboration entre Creeley et Clemente puisque l’écrivain semble vouloir reproduire, au niveau linguistique et rythmique, les « sonorités » des couleurs du tableau du peintre et le rythme produit par leurs rencontres 573 . La « mélodie des nuances » de l’image paraît privilégier la couleur jaune (son aigu) qui est directement imprimée sur la toile au niveau du cheval du milieu. Ensuite, elle est reprise aussi bien en tant que couleur fondamentale pour la réalisation du bleu/verdâtre et du rose/orange qui caractérisent les deux autres chevaux, qu’en tant que touche unique qui apparaît de temps en temps sur le visage du sujet. L’« air » bâti par le peintre est donc constitué par la présence d’une couleur relativement aiguë dont l’écho se diffuse sur toute la toile mais qui, en même temps, est tempérée par des nuances plus sombres et par les rondeurs des formes privilégiées par le peintre.

Le rythme du poème de Creeley, reproduit l’atmosphère de calme apparent de l’image de Clemente. Il est bâti autour du refrain « inside my head » et paraît privilégier des sons plutôt aigus mais tempérés, eux aussi, par des sons plus graves. La première strophe, par exemple, est caractérisée par des sons graves soulignés par l’allitération en « m » et par l’assonance en « o » et « u ». Cela en effet ne fait qu’introduire la deuxième strophe où l’on passe à des sons plus aigus (« I », « my », « eyes », « skies », « surprise », « inside »), ce qui reflète, au niveau linguistique, l’effet du cheval jaune du tableau de Clemente : un changement de rythme et de perspective est introduit de façon assez brutale. Dans la troisième strophe, enfin, nous retrouvons une alternance de sons aigus (« inside », « here », « is », « be », « me ») et de sons graves (« what », « found », « whose ») qui s’équilibrent réciproquement en soulignant l’harmonie de tout le poème. La puissance plastique et les tensions générées par la rencontre entre les différentes couleurs sont donc traduites, par Creeley, par la reproduction des mêmes rencontres au niveau sonore.

L’énergétique de la ligne plastique est également reproduite par l’utilisation du syntagme « Inside my head ». Présenté par Creeley au début de chaque strophe, le syntagme établit un lien entre les différentes sections du poème et reproduit au niveau visuel le titre qui réapparaît toujours dans la même configuration. L’introduction du syntagme au début et à la fin de chaque strophe (sauf dans la dernière) produit en même temps un effet oppressif : le lecteur est constamment reconduit au point de départ, comme si son désir de fuite était constamment frustré. Cet effet est amplifié par l’accélération du rythme des vers opérée par le poète qui, introduisant dans la première et la deuxième strophe le syntagme par un enjambement et le positionnant en conclusion de deux phrases nominales, où l’absence de verbe imprime aux vers de la rapidité, fait déboucher le lecteur sur le syntagme de façon assez abrupte.

Le poème reproduit l’angoisse de l’individu emprisonné dans un cauchemar, opprimé par des images répétitives, et constamment à la recherche d’un détail sur lequel s’appuyer pour enfin sortir du rêve et se réveiller. La circularité avec laquelle le syntagme est reproposé imite l’enfermement suggéré par le tableau de Clemente, où l’exiguïté de l’espace libre et la taille des formes imposent à l’œil un constant retour au visage en premier plan. Ainsi, chaque fois que le syntagme réapparaît dans les vers, le visage semble s’agrandir et se dilater sur la toile, imposant sa présence de plus en plus intensément.

En considérant par la suite les qualités sonores du syntagme, et donc en se concentrant principalement sur les caractéristiques abstraites du langage, l’on remarque dans l’écriture de Creeley une influence combinée des techniques compositionnelles de la musique jazz et de la peinture des expressionnistes abstraits, où l’on se concentre sur la mise en valeur des relations entres les unités expressives (sonores et picturales) parfois même négligeant le sens. Comme Kandinsky l’explique: « In a painting, when a line is freed from delineating a thing and functions as a thing in itself, its inner sound is no longer weakened by minor functions, and it receives its full inner power » 574 . Ainsi, tout comme la ligne dans les tableaux de Pollock émerge du fond établissant le tissu rythmique de l’image entière, ou comme, dans les improvisations de Charlie Parker, la mélodie principale réapparaît de temps en temps entre les notes pour assurer la continuité du morceau musical, le syntagme réapparaît à l’intérieur des vers de Creeley comme l’élément organisant le rythme de l’écriture, créant des effets d’écho et gérant les rapports internes entre les strophes. Dans ce cas, toutefois, l’insistance avec laquelle le syntagme est proposé par l’écrivain empêche en partie le refrain de garder la discrétion qui le caractérise dans le be-bop, où il se représente d’une façon moins fréquente et moins accentuée, et confirme l’influence des nursery rhymes sur l’écriture de Creeley 575 .

Étant toujours réintroduit et associé à différents contextes, le syntagme semble incarner principalement la règle compositionnelle énoncée par Pound et souvent célébrée par Creeley 576 selon laquelle le vers doit être constitué par des « constantes » et des « variantes ». Une fois choisi un élément fixe (mot, syntagme, phrase) le poète doit le présenter dans des contextes toujours nouveaux, en l’associant à des éléments variants, reproduisant ainsi ce processus de variation dans la répétition qui caractérise aussi bien la musique de Parker que l’art abstrait de Pollock. Par la fragmentation et la réorganisation que ce procédé demande, l’énoncé acquiert enfin une véritable puissance plastique. Celle-ci, selon Lyotard, est en effet le produit du morcellement de l’énoncé et de la juxtaposition des fragments obtenus par sa segmentation. « Ce qui donne à l’écrit une puissance plastique que sa signification “courante” ne laisse pas apprécier », explique le critique, « c’est cette fragmentation de l’énoncé, cette réunion des fragments en nouveaux ensembles, ce télescopage des temps, cette juxtaposition de contenus incompossibles » 577 .

La reproduction du rythme perceptif de l’œuvre picturale contribue à traduire dans l’écriture l’énergétique de la ligne plastique et à éclaircir le rôle du syntagme « inside my head ». Creeley montre comment le rythme personnel de l’écrivain peut être guidé lorsqu’il écrit à partir d’une image, car les changements de rythme et de perspective internes à l’œuvre visuelle sont inévitablement perçus par l’observateur.

Les relations établies par Clemente entre les formes sur la toile guident l’observateur pendant le processus perceptif faisant suivre à l’œil une double direction : du bas vers le haut et de la surface vers le fond. Séduits par la taille et le positionnement de la figure au premier plan, nos yeux se fixent tout d’abord sur elle. Ensuite, notre attention est captivée par les formes dessinées sur la partie supérieure de la toile. Toutefois, dès que notre regard s’arrête sur ces silhouettes, il semble être attiré à nouveau vers le bas, où il est capturé encore une fois par le visage au premier plan qui demeure le centre perceptif de l’œuvre, le lieu où le regard, même involontairement, revient constamment. Ce mouvement du haut vers le bas est combiné avec un autre mouvement produit par l’effet de profondeur réalisé par l’artiste. Notre regard bouge de la surface vers le fond de la toile, où il découvre l’espace vide à l’intérieur duquel les chevaux courent, pour ensuite émerger à nouveau au niveau du visage au premier plan.

Creeley, comme tout observateur attentif, fait l’expérience de cette lecture guidée qu’il reproduit au niveau de ses vers. En ce qui concerne le premier mouvement (du bas vers le haut) nous voyons comment la première strophe renvoie directement au visage par la proposition du syntagme « inside my head » dans le premier vers et par la circularité avec laquelle il est proposé au début de la deuxième strophe. Ici, se concentrant sur la représentation du passage de l’état de veille à l’état de sommeil, illustré par l’introduction de deux phrases verbales qui marquent une référence directe au tableau (« I close my eyes. // The horses run. »), l’écrivain confirme le déplacement de l’attention vers la partie supérieure de la toile dont la légèreté des formes et le mouvement sont les caractéristiques centrales. Ensuite, après cette pause, l’œil de l’observateur plonge à nouveau vers le bas, revenant sur l’image du visage qui s’impose encore une fois dans la troisième strophe.

Ce mouvement est combiné avec la perception de la profondeur de l’image qui amène le regard de l’observateur à hésiter entre le fond et la surface de la toile 578 . Dans la première strophe, on est plongé à l’intérieur de l’esprit du sujet qui se présente au premier plan. Dans la deuxième strophe, les yeux pénètrent la dimension de l’image et perçoivent la profondeur suggérée par l’espace dans lequel les chevaux courent (« Vast are the skies »). Ensuite, comme pour le premier mouvement, on est attiré à nouveau vers la surface où le visage au premier plan se réaffirme comme le point où coïncident les deux mouvements perceptifs et où le regard de l’observateur revient sans cesse.

La continuité de ces mouvements est véhiculée par la structure du poème : les deux premières strophes se terminent par un enjambement, chaque vers est contenu dans le suivant en donnant au poème l’image d’une longue ligne sinueuse repliée sur elle-même nous renvoyant aux figures légères et arrondies du tableau de Clemente et à la circularité de leur mouvement. Chaque forme touche, même imperceptiblement, les autres, réalisant une transmission réciproque du mouvement. En même temps, par les enjambements, Creeley opère des ralentissements et des accélérations de l’écriture qui paraît se suspendre à la fin de chaque vers pour ensuite reprendre dans les vers suivants. Cette alternance entre suspension et reprise imite le rythme perceptif de l’œuvre que l’on vient de décrire où le regard est suspendu un instant (en haut de la toile ou au fond) avant de retourner se fixer sur l’image au premier plan.

Dans la troisième strophe Creeley présente, toutefois, une rupture de la structure qui avait caractérisé le poème jusqu’ici. L’organisation circulaire de chaque strophe, qui se terminait avec le syntagme « inside my head » inséré dans la strophe suivante, est ici absente. Il y a une sorte d’ouverture qui semble vouloir suggérer la possibilité d’autres lectures de l’image. L’auteur ne répond pas à ses questions mais termine son « chant » avec un point d’interrogation afin de souligner la fragilité et la précarité de sa vision, où jouissance et souffrance alternent constamment. Creeley, après avoir donné sa réponse à l’image de Clemente, se tourne vers le lecteur en lui demandant s’il ne pouvait pas y avoir d’autres réactions à l’image. Bien sûr la réponse est affirmative.

Par cette rupture de la structure du poème et par l’interruption de la traduction du rythme perceptif de l’image, remplacé par une suite de questionnements, Creeley met en évidence le processus de réinvestissement subjectif du motif pictural qui constitue toute expérience esthétique. Il souligne comment toute lecture guidée se développe toujours en parallèle avec une lecture personnelle de l’image qui plonge ses racines dans l’histoire du sujet. Ainsi, par le questionnement le poète n’expose pas uniquement sa vulnérabilité et la fragilité de sa vision mais il change également le rythme de ses vers, il le déstabilise en introduisant son propre rythme, le rythme de son souffle, de sa respiration. Creeley rappelle ainsi au lecteur que toute théorie du rythme est aussi une théorie du sujet :

‘Si le sens est une activité du sujet, si le rythme est une organisation du sens dans le discours, le rythme est nécessairement une organisation ou configuration du sujet dans son discours. Une théorie du rythme dans le discours est donc une théorie du sujet dans le langage 579 . ’

Les bases individuelles du rythme de l’écriture sont constamment affirmées par Creeley dont la production poétique concrétise les théories olsoniennes énoncées dans Projective Verse. Lorsque nous parlons de rythme, nous évoquons indirectement la présence d’un sujet, d’un « ego » qui s’affirme par et grâce au rythme. Julia Kristeva, se référant à la prosodie caractéristique des vers du poète russe Vladimir Mayakovsky, illustre la nature de ce lien entre le sujet et le rythme :

‘D’une part, donc, ce rythme, sonorité répétitive, poussée d’une dent qui s’érige avant d’être coiffée par la couronne de la langue, combat entre le mot et la force qui gicle, dans un délire désespéré, en douleur et soulagement ; répétition de cette poussée, de cette giclée, autour de la couronne-mot, comme la terre accomplit sa révolution autour du soleil.
D’autre part, le « moi », placé, lui, au lieu de la langue, de la couronne, du système : non plus rythme, mais signe, mot, structure, contrat, contrainte. Un « moi » qui se proclame unique intérêt de la poésie […] C’est alors que, ayant ramassé le rythme dans la position fixe d’un « moi » tout puissant, le « je » poétique se lance contre le soleil : image paternelle convoitée en même temps que redoutée, meurtrière et à tuer, place légiférante à usurper 580 .’

La primauté du rôle du sujet dans l’organisation rythmique semble résoudre l’opposition entre la métrique et la prosodie. « Le vers », explique Meschonnic, « est une dialectique du mètre et du rythme, homologue à celle du collectif et du sujet » 581 . Par l’exaltation de son propre rythme donc, Creeley réaffirme le rôle du « I » par rapport aux « autres », évoquant le conflit entre le personnel et le commun si présent dans ses vers. Dans ses collaborations toutefois, Creeley semble vouloir souligner également la centralité du rythme de l’image et son influence sur l’écriture qui se développe à partir d’elle.

La reproduction du rythme perceptif de l’œuvre que Creeley réalise dans son poème par le changement constant des perspectives met en effet en avant une phase fondamentale de l’expérience esthétique, le moment qui suit immédiatement le choc rétinien et qui précède l’activité intellectuelle de réflexion sur l’image perçue. C’est cet instant de suspension où l’œil essaye de relier l’ensemble des formes devant lui en saisissant leurs rapports, une saisie qui constitue la base même de l’expérience esthétique. Creeley confirme ainsi son intérêt pour la vision, nécessaire, comme nous l’avons vu, pour que le « dire » puisse s’affirmer chez lui. Il saisit également la particularité des œuvres figuratives où l’image a pour fonction d’apparaître. C’est toutefois le regard qui accorde cette possibilité à l’image : le sujet joue un rôle principal car l’activité perceptive est à la fois personnelle et guidée par les structures de l’œuvre d’art. L’œuvre acquiert ainsi une vie grâce au regard du poète. Cette mise en valeur de « l’activité » de l’œil est encore plus intéressante si l’on considère la spécificité de la vision monoculaire de Creeley et le fait que le tableau de Clemente joue principalement avec la perception de la tridimensionnalité, l’anamorphose étant une forme extrême de perspective. Creeley, face aux tableaux, est donc doublement confronté à ses limites : il ne doit pas uniquement percevoir une image, et donc « voir », mais il doit également saisir l’organisation des formes dont la perspective est déformée considérablement.

Dans « The Tools », la spécificité du processus perceptif du poète, tout comme son habileté à saisir les chemins tracés par le peintre sur la toile sont exposés de façon encore plus évidente que dans « Inside my Head ».

71. Francesco Clemente. The Tools, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm).

Le poème s’inspire d’une image de Clemente organisée sur trois plans caractérisés respectivement par une main relativement floue (premier plan), par l’autoportrait du peintre qui assume ici des caractéristiques très féminines (deuxième plan) et par les « outils » dont il est question dans le titre (troisième plan). L’artiste crée une subtile correspondance entre les trois plans et leurs formes respectives : il est en effet possible de tracer une ligne qui va des yeux du sujet (ouverts et donc vecteurs du mouvement) jusqu’à la main où ensuite elle change de direction, comme si un miroir la reflétait, pour enfin se diriger vers les « tools ». L’œil de l’observateur est ainsi forcé de suivre ces changements de perspective et de netteté opérés par le peintre. Le poème de Creeley en est la confirmation :

‘First there, it proves to be still here.
Distant as seen, it comes then to be near.
I found it here and there unclear.
What if my hand had only been
extension of an outside reaching in
to work with common means to change me then?
All things are matter, yet these seem
caught in the impatience of a dream,
locked in the awkwardness they mean.’

La traduction du mouvement de l’œil du poète caractérise toute la première strophe qui insiste sur l’ambiguïté de sa vision. Celle-ci, encore une fois confrontée avec la perception de la profondeur, oscille entre deux pôles : « there », « distant »/ « here », « near » ce qui reproduit les allers-retours constants du fond à la surface de la toile dont nous parlions ci-dessus. Par ailleurs, les adverbes de lieu « there » et « here » sont positionnés en chiasme et établissent des échos sonores qui témoignent de la complexité perceptive que l’œuvre produit. L’effet hypnotique des vers est aussi renforcé par l’alternance de sons [i] et [e] (there-here) et par l’adjectif qui termine le dernier vers de la strophe, « unclear », qui résume la première impression de l’observateur face au choc rétinien produit par l’œuvre de Clemente.

Dans la deuxième strophe, Creeley fait ensuite suivre à la perception le réinvestissement. Il lit ainsi le chemin tracé par le peintre et utilise la syntaxe de l’image pour introduire et définir le motif du poème. Ici l’acception du rythme comme « dessin » ou « tracé » (« pattern ») dérivant de la racine ery est évidente 582 . Saisissant les oppositions créées par l’artiste entre le corps et l’esprit, le physique (représenté par la main) et le mécanique (représenté par les outils), le concret (matériel) et l’abstrait (signification), le poète se demande : quelle est la différence entre la fonction de ma main et celle des outils dont je fais l’usage ? Qu’est-ce qui sépare le monde physique du monde mécanique ? Lequel d’entre eux faut-il que je choisisse ?

Creeley explore ainsi la nature du rapport entre la main de l’homme et les outils qu’il utilise en découvrant comme leur pouvoir est au fond le même : les deux peuvent opérer des changements. Le poète insiste sur l’aspect fonctionnel des outils à travers le verbe « to work » même si cette caractéristique investit également la main du sujet qui, comme les objets dont il se sert (« tools »), est un prolongement de l’extérieur (« extension of an outside ») qui le menace mais dont il ne peut pas faire l’économie. Il y a une correspondance évidente entre le texte et l’image car l’interrogation sur la fonction de la main humaine n’est que le produit de l’observation de l’œuvre du peintre où la seule forme privée de netteté est la main en gros plan. Son ambiguïté pousse le poète à s’interroger sur sa nature et sur son rôle, surtout lorsqu’elle est associée à ces produits mécaniques qui en augmentent la performance.

Dans la troisième strophe Creeley aborde la question fondamentale de la signification et de son rapport avec ce que nous voyons. Tout comme dans la collaboration avec Sultan, Creeley affirme la nécessité d’une conception dynamique de la signification : il propose à nouveau sa critique contre les limites que l’attribution d’une fonction pose aux objets, de même que l’attribution d’une signification limite et restreint le champ sémantique d’un mot.

‘L’objet n’annonce jamais qu’il est, mais ce à quoi il sert. Il n’apparaît pas. Pour qu’il apparaisse, cela n’a pas été dit moins souvent, il faut qu’une rupture dans le circuit de l’usage, une brèche, une anomalie le fasse sortir du monde, sortir de ses gonds, et il semble alors que, n’étant plus, il devienne son apparence, son image, ce qu’il était avant d’être chose utile ou valeur signifiante 583 .’

Les choses restent donc « enfermées » dans leurs significations tout comme les formes peintes par Clemente demeurent consignées entres les limites du cadre attendant qu’un œil fasse irruption pour leur redonner la vie.

La difficulté perceptive dont Creeley témoigne dans son poème confirme que la composition du texte à partir de l’image en anamorphose représente un véritable défi pour le poète qui montre comment au désir de reproduire l’énergétique de la ligne plastique et de se faire emporter par le rythme de l’image s’oppose la nécessité d’un ancrage, d’une base de stabilité offerte par les détails directement reconnaissables du tableau. « The Tools » et « Inside my Head » réaffirment alors le contraste entre la puissance plastique et la lisibilité caractérisant la définition de la ligne chez Lyotard. La lisibilité des poèmes, caractérisée par un vocabulaire simple et même, parfois, convenu, correspond à la lisibilité des images créées par l’artiste qui ne se plonge pas dans l’abstraction et qui, tout en mettant en place un processus de déformation, peint des formes caractérisées par une simplicité et par une « lisibilité » évidentes. En insistant sur la banalité du message et sur une musicalité qui renvoie à celle des nursery rhymes, Creeley semble vouloir jouer avec des motifs convenus (celui du rêve/cauchemar pour « Inside my Head » et celui du rapport entre l’humain et le mécanique pour « The Tools ») choisis par le peintre. Nonobstant la simplicité des formes, nous l’avons vu, les tableaux de Clemente gardent des qualités mystérieuses et inquiétantes. De la même façon, malgré la simplicité du vocabulaire et des structures syntaxiques, les poèmes de Creeley donnent au lecteur l’impression d’être pris dans un monde oppressant où les mots se répètent constamment, reviennent de façon circulaire, ou succèdent à leurs antonymes. Dans « Inside my Head », le lecteur est emprisonné notamment dans le réseau de référence bâti autour de l’adjectif « common » et du syntagme « inside my head » par lesquels Creeley évoque le conflit interne à l’esprit de chacun entre le personnel et le collectif : il reproduit la bataille entre le désir de s’affirmer en tant qu’unique et la nécessité de reconnaître notre appartenance à une collectivité. Les vers donnent une voix à cette crise d’identité commune à chacun.

C’est dans « The Rose » que Creeley semble toutefois atteindre la synthèse parfaite entre le discours pictural et le discours poétique. Ici, soulignant toujours son besoin de s’accrocher aux détails référentiels du tableau et donc respectant la lisibilité de l’image, il arrive à véhiculer l’énergétique de la ligne plastique traduisant à la fois le rythme structurel de l’image (« pattern ») et le rythme spécifique de sa perception personnelle des formes.

72. Francesco Clemente. The Rose, 1997. Huile sur lin (116,8 x 233,7 cm).

L’image de Clemente associe le cliché de la fleur en tant que symbole de jeunesse et métaphore de la pureté féminine 584 avec la présence de la mort évoquée par son autoportrait qui, dans l’acte de s’indiquer, imite un geste de suicide, comme s’il était sur le point de presser la gâchette d’un pistolet. Les signes du bouleversement liés à la mort se traduisent sur la toile d’une part par la distorsion opérée par l’anamorphose, d’autre part par des tâches bleuâtres qui se diffusent à partir de la main jusqu’au visage en arrière plan. L’autoportrait que Clemente peint, à la différence de The Tools, a tout du masculin. C’est la rose en fait qui véhicule les éléments féminins du tableau. L’expressivité du regard est réduite au minimum car il est vidé de tout espoir. Le sujet paraît regarder au-delà de la toile, vers l’extérieur, non pas à la recherche de quelque chose de précis mais comme pour jeter un dernier regard sur le monde avant de le quitter pour toujours, comme en témoignent les traits du visage qui portent les signes de la fatigue et du désespoir (cernes, sourcils froncés, visage mal rasé). L’état de dégradation de l’extérieur du corps contraste néanmoins avec la pureté de la couleur de ses yeux. L’intérieur n’a pas été corrompu, mais a perdu sa force et sa lumière qui se sont affaiblies par contact avec la réalité extérieure.

Dans sa réponse à l’image, Creeley exploite le cliché de la rose pour ensuite le déconstruire.

‘Into one’s self come in again,’ ‘here as if ever now to once again begin’ ‘with beauty’s old, old problem never-ending – ’ ‘ Go, lovely rose … So was that story told’ ‘in some extraordinary place then, once upon a time so old’ ‘it seems an echo now as it again unfolds.’ ‘I point to me to look out at the world.’ ‘I see the white, white petals of this rose unfold.’ ‘I know such beauty in the world grows cold.’

Dans la première strophe le poète introduit le topos et rappelle aussi bien ses origines anciennes que l’immortalité de son contenu (« beauty’s old, old problem/ never-ending –»). Il marque ensuite une pause pour préparer le lecteur au début de la deuxième strophe qui, en s’ouvrant avec une citation d’Edmund Waller 585 , dramatise un retour au passé marqué par le changement du temps verbal, et évoque la nature obsolète 586 du motif, dont seul l’écho arrive jusqu’à nous. C’est toutefois dans la troisième strophe que nous assistons au passage du visible dans le lisible. Creeley saisit en effet les points de force de l’image (qui résident au niveau des trois formes principales peintes par Clemente, la main, le visage et la fleur) confirmant l’attention caractéristique de sa vision 587 . En traduisant, à l’aide d’un parallélisme grammatical (I/eye plus verbe), le rythme structurel de l’image (caractérisée par l’existence de trois plans reliés de façon circulaire par le peintre de sorte que notre attention suit la direction du doigt pour ensuite stationner sur le visage et enfin descendre jusqu’à la fleur), le poète nous offre à la fois un aperçu du tableau en paraphrasant son contenu (premier et deuxième vers), et nous révèle en même temps son approche du réel/visuel. Le vers suivant, « I point to me to look out at the world » est révélateur, car ici le « I » comme sujet actif se réfère au « I » comme objet (me) pour mesurer son propre rapport au monde : pendant le processus perceptif nous nous voyons voir et donc notre rôle est à la fois passif (objet dans le paysage) et actif (sujet qui se regarde regarder). De plus, la référence au « me » semble être le reflet de l’autobiographisme caractérisant le tableau de Clemente : ici, comme dans tous les tableaux constituant Anamorphosis, le peintre se consacre à l’autoportrait, une technique qui demande à l’artiste de se regarder en tant qu’« objet ». L’autoportrait, véritable mise en scène de soi, implique une présentation de soi en tant que « me » dont Creeley est conscient car dans son écriture, par l’autobiographisme récurent, il est également conduit à une scission de l’individualité qui se présente dans les vers en tant que « je » et en tant que « moi ».

Dans cette dernière strophe enfin, Creeley marque encore une fois le passage de l’œil à l’esprit, de la perception à la pensée, qu’il avait mis en évidence dans ses collaborations avec Alex Katz et Donald Sultan. Après avoir regardé le monde, il voit (« I see ») et ensuite il comprend (« I know »), c’est-à-dire il élabore la perception visuelle lui permettant de constituer la base de son expérience du monde. En soulignant la duplicité de notre rôle (actif et passif) face au visuel, alternant perception et réinvestissement, rythme de l’image et rythme de la sensation visuelle, Creeley révèle alors la nature de cet équilibre instable entre le contrôle et l’abandon caractérisant toute perception du réel de même que toute création artistique.

Notes
568.

Goldoni. « Parole poetiche per dire la moltiplicazione impossibile dell’Io ». Il Manifesto 2 giugno 2005 : 13.

569.

Clemente cité par Lisa Dennison. « I ». Clemente.

570.

Le côté oppressant du tableau serait le produit de la référence étymologique au terme « mare », dérivant du mot « maere », (vieil anglais pour « incubus ») défini comme un « démon masculin censé abuser d’une femme pendant son sommeil ». (Petit Robert).

571.

Maldiney. « L’esthétique des rythmes ». Regard, parole, espace. 169.

572.

Dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911), Kandinsky associe couleur et timbre.

573.

Les théories de Kandinsky se révèlent utiles pour l’analyse de l’œuvre de Creeley aussi à cause de l’influence qu’elles ont eu sur Ezra Pound et William Carlos Williams. Comme nous l’avons souligné au début de notre texte, Creeley absorbe les enseignements de Kandinsky et d’autres peintres modernistes à travers la lecture des œuvres de ses prédécesseurs. (A ce propos voir la partie I, chapitre A1).

574.

Kandinsky cité par Peter Halter. The Revolution in the Visual Arts and the Poetry of William Carlos Williams. 43.

575.

Les nursery rhymes s’appuient principalement sur l’insistance rythmique et sur la fréquence des répétitions.

576.

Creeley se réfère plusieurs fois à cette théorie comme par exemple dans son entrevue avec Linda Wagner où il affirme : « I remember Pound in a letter one time saying, ‘Verse consists of a constant and a variant’ ». Tales Out of School. 30.

577.

Lyotard. Discours, figure. 370-371.

578.

Une profondeur, nous l’avons vu, que Creeley arrive à saisir malgré sa monophtalmie car elle est le produit d’effets de perspective géométrique (la perspective géométrique, avec les effets de masquage et les rapports de taille, fait partie des indices utilisés par le monophtalme pour percevoir le relief).

579.

Meschonnic. Critique du rythme. 71.

580.

Kristeva. « Éthique de la linguistique ». Polylogue. 362-363.

581.

Meschonnic. Critique du rythme. 711.

582.

Voir le chapitre A, partie II.

583.

Blanchot. L’Espace littéraire. 295.

584.

Le même thème est abordé dans « It », collaboration réalisée par Creeley et Clemente en 1989. A ce propos voir le chapitre A2, partie II.

585.

Edmund Waller (1606-1687), poète anglais, écrit le poème Go, Lovely Rose dans lequel il déploie tous les topoi liés au carpe diem, à la précarité de la beauté de la femme dont le symbole est la rose, et à la figure du poète/amant malheureux qui écrit une chanson pour conquérir le cœur d’une dame. Ce même poème a été retravaillé par Ezra Pound dans Hugh Selwyn Mauberley qui, tout comme Creeley, déconstruit le cliché remplaçant la rose charmante (« lovely rose ») de Waller avec « a dumb-born book ».

586.

Le même concept est affirmé par William Carlos Williams dans son poème « The Rose » inspiré du tableau de Juan Gris Flowers (1914). Dans la première strophe le poète écrit: « The rose is obsolete/ but each petal ends in/ an edge, the double facet/ cementing the grooved/ columns of air – The edge/ cuts without cutting/ meets – nothing – renews/ itself in metal or porcelain-// whither? It ends-/ ». Williams, tout comme Creeley, reproduit la syntaxe fragmentée de l’image cubiste par la coupure de ses vers et par l’insistance sur les bords qui marquent la limite entre deux formes, ou deux plans. Une lecture attentive du poème nous fait toutefois remarquer la différence fondamentale entre le poème de Creeley et celui de son prédécesseur : dans le poème inspiré du tableau de Gris, la voix lyrique n’affirme jamais son autobiographisme. Le « I », si présent dans les vers de Creeley, est absent. De plus, l’affirmation de l’instabilité de la perception visuelle caractéristique des vers de Creeley est replacée, dans « The Rose » de Williams, par une profonde confiance de l’observateur dans ses moyens visuels et linguistiques.

587.

Comme le souligne Yves Rossetti, dans la vue, l’attention est fondamentale. L’image est en effet explorée par des mouvements de l’œil qui recherchent les points les plus sensibles à l’information, et cela chez les sujets binoculaires comme chez les monophtalmes. L’œil de l’observateur face au tableaux de Clemente suit ainsi d’une part les chemins bâtis par le peintre reliant la main, le visage et la fleur et, d’autre part, stationne au niveau de chacun de ces trois plans recherchant également les points de force caractéristiques de chaque forme. Au niveau du visage par exemple, l’œil saisira principalement les yeux et la bouche de sorte que, traçant le chemin des ses mouvements, nous aurions pour résultat une forme géométrique presque triangulaire dont la base est positionnée au niveau des yeux et la pointe au niveau de la bouche. (Yves Rossetti a souligné le rôle de l’attention dans la vue dans sa communication lors du congrès L’œil, la vue, le regard : création littéraire artistique contemporaine. Université Lyon II, 8-9 décembre 2005).