2) Tandoori Satori : la variation dans la répétition

Réalisé pendant l’été 2004, Tandoori Satori and Commonplace constitue la dernière collaboration de Robert Creeley et Francesco Clemente. Elle marque l’interruption d’une symbiose créative exceptionnelle qui reste néanmoins gravée dans les pages de chaque œuvre, entre les lignes de chaque poème. Cette œuvre, au niveau pictural comme au niveau poétique, représente en effet une réaffirmation des principes artistiques de chacun des collaborateurs et ce faisant, elle révèle la coïncidence absolue de la voix et du trait. Le visible et le lisible se rencontrent dans le catalogue de l’exposition où les poèmes de Creeley, à l’exception du premier poème de la série (« The Ball »), accompagnent les tableaux qui les ont inspirés selon une séquence image-texte.

73. Speech de Francesco Clemente et « Saying Something » de Robert Creeley. Robert Creeley et Francesco Clemente. Tandoori Satori. Waltham : The Rose Art Museum, 2004. Catalogue de l’exposition.

A l’aide d’un vocabulaire d’une simplicité extrême, Creeley et Clemente proposent à nouveau leur univers commun fait de métamorphoses perpétuelles. Le choix du flux et du « passage » en tant que principes conducteurs de l’œuvre est exposé dès le début et introduit à partir de la première page du catalogue où, citant Elias Canetti, Diego Cortez réaffirme la célébration de Clemente d’une vision multiculturelle de la réalité :

‘Modest are human beings who bind themselves to one religion! We would benefit from practicing transformations, which would be indispensable for praying. One can object that history has brought the earth very close to unification, but at what price, and is the world already at one with itself? The fact that there are different languages is the most sinister fact in the world. Never have people known less about themselves than in this “Age of Psychology;” they are not able to stand still; they rush away from their own metamorphosis 588 .’

Nous pouvons lire entre les lignes de cette citation une célébration indirecte de la pratique collaborative qui réalise cet idéal de multiplicité et de transformation exalté par Canetti. D’ailleurs, parmi les exemples de « tantra contemporains » dont on nous donne un aperçu dans la première section du catalogue consacrée au concept de tantra comme « vague » (« wave »), nous remarquons la présence de ces pratiques collaboratives (« collaborative art ventures ») dont Clemente a fait l’expérience tout au long de sa carrière. Le pluralisme et la coexistence des extrêmes caractérisent donc l’œuvre du peintre qui fait cohabiter ici l’Occident et l’Orient, le mondain et le sacré. La tradition tantrique et ritualiste de l’hindouisme toutefois joue plus que jamais un rôle central. L’idée de « tantra » comme la clé nécessaire pour pénétrer ces images est confirmée par le peintre lui-même qui, en conversation avec Diego Cortes, déclare :

‘Tantra is the key to both the Tandoori Satori paintings and Commonplace drawings, as much as Tantra means weaving, as much as Tantra is associated with a view of experience as a continuously polarizing movement, where different poles oppose each other, then come back together, and as much as Tantra indicates a contemplative tradition, which doesn’t leave the experience of the senses behind 589 .’

Les deux premières sections du catalogue, consacrées à l’explication du concept de Tantra, listent les différentes acceptions du terme parmi lesquelles nous remarquons plusieurs traits caractéristiques des formes peintes par l’artiste comme la flexibilité, le glissement de point de vue de l’intérieur à l’extérieur des corps ou des objets et vice versa, l’intégration des différences, la fréquence, la multiplicité. Parmi ces qualités, une place d’honneur est toutefois réservée à la notion de répétition dont on exalte le pouvoir de créer une structure (sonore ou visuelle) grâce à l’alternance d’éléments constants et variants. Diego Cortez introduit le terme en citant Christian Wolff qui, à propos du style du musicien compositeur Morton Feldman, souligne: « The main formal principle is repetition, usually with slight variation you can never hear the same sound in just the same way the listener can’t find herself thinking “look, there’s a pattern of repetition” » 590 . Cette conception rythmique coïncide, nous l’avons vu précédemment, avec les enseignements d’Ezra Pound concernant les « constantes » et les « variantes » à l’intérieur d’un poème et avec les principes de composition de la musique jazz dont Clemente, tout comme Creeley, est passionné. Elle devient ici centrale en tant que productrice d’un archétype (« pattern ») représentant l’axe autour duquel se développent les images et, par la suite, les poèmes.

74. Francesco Clemente. Tandoori Satori #4, 2003. Tempera et huile sur lin. (176,53 x 218,44).

Le concept de répétition et de reprise d’un modèle préexistant concerne d’une part les thématiques abordées par le peintre qui re-travaille des formes appartenant aux images de ses débuts comme les ciseaux, les pieds, les papillons 591 . D’autre part, le réinvestissement concerne également les symboles de la culture orientale. Clemente reproduit les structures répétitives des mandala hindouistes dont il saisit la syntaxe : les échos et les répétitions caractérisent toutes les images, créant des effets parfois hypnotiques.

C’est en effet de schéma récurrent (« pattern ») qu’il s’agit dans cette collaboration, comme le souligne l’affirmation « the pattern rather than the instance » introduite au début du catalogue et associée à l’idée de tantra. Les images s’organisent à partir de l’exploitation de la technique du thème et de la variation par laquelle les éléments structurels des images (les lignes, les couleurs et les formes), tout en étant répétés cycliquement, se présentent comme légèrement différents par rapport aux modèles énoncés précédemment, ce qui crée des séquence où l’œil, à la recherche de repères, oscille entre la reconnaissance des formes et la frustration. Ceci dépend aussi, comme le souligne Raphaela Plathow dans son essai accompagnant la collaboration, de l’importance que Clemente accorde aux traditions orales typiques du monde oriental, où l’acte de répéter s’accompagne toujours d’un réinvestissement personnel de la part du sujet engagé dans la transmission de l’héritage culturel. Nous remarquons ainsi comment l’œuvre entière constitue une célébration indirecte de l’acte collaboratif où, tout comme dans chaque expérience esthétique, le sujet oscille entre la perception et le réinvestissement, le respect du modèle et son apport personnel spécifique à la tradition à laquelle il est confronté. L’existence d’un archétype n’est donc pas une limite à l’expression personnelle de l’artiste, comme le souligne Clemente qui exalte la liberté produite par la fixation des règles :

‘Reduction is always part of the game. That is how you create the field on which you play. You acquire the freedom to play, by setting very strict rules at the outset of the game, after that you’re free. If you don’t first establish these strict rules, you have no possibility of freedom 592 .’

A partir d’un modèle rythmique proposé par le peintre, Creeley compose donc des poèmes dans lesquels il reproduit le jeu entre la répétition et la variation caractéristique des images. Il s’approprie le schéma suggéré par le modèle, il saisit son rythme pour ensuite en proposer une réactualisation par le langage, ce qui empêche toute imitation passive, comme le veut l’idée de tantra qui « n’est pas concerné par l’imitation du monde extérieur » 593 . La perception du poète se concentre alors sur les structures optiques proposées par les tableaux du peintre qui, toutefois, affirme ne pas vouloir explorer cet aspect visuel dans ses images. Clemente se définit comme étant complètement étranger à toute production d’effets optiques, affirmant au contraire le rôle central du toucher dans sa production artistique qui, à son avis, ne dépend pas de la façon dont on voit mais de la manière dont on touche : « It has nothing to do with the eye, really, but with the touch, and emotions […] I don’t see myself as being involved with the eye, or with optical effects. These are aspects of the work of which I have no notion » 594 . En observant les tableaux constituant Tandoori Satori, nous remarquons ce désir du peintre de communiquer la nature tactile de ses matériaux: les lignes sont rugueuses et imprécises, les couleurs tout en étant brillantes suggèrent d’une part l’épaisseur des couches étalées par l’artistes, d’autre part laissent émerger la surface granuleuse de la toile. D’ailleurs, la nature décentrée de ces images, l’insistance sur l’asymétrie des lignes, sur la fragilité du trait, sur la « timidité » des formes, semblent confirmer l’absence d’une structure optique solide comme on peut l’admirer dans les tableaux de Mondrian ou dans les exemples les plus typiques du Op Art. Néanmoins, par la répétition et la fréquence des formes Clemente bâtit involontairement des schémas visuels dont Creeley, en tant qu’observateur privilégié et idéal, témoigne la présence dans ses vers. Les dédoublements, les effets de miroir, les juxtapositions présentes dans les images apparaissent entre les lignes des poèmes de Creeley qui traduit ces qualités au niveau de la forme tout en gardant une simplicité extrême au niveau du contenu. Tout comme les images de Clemente le suggèrent en effet, les poèmes abordent les thématiques classiques du rapport entre le « je » et les autres, de l’inéluctabilité de la mort, de la constitution de l’identité. C’est donc par la saisie et la traduction du rythme structurel de l’image que l’écriture de Creeley prend forme : nous sommes face à un exemple parfait de la conception de rythme comme « répétition et variation » dont nous avons parlé à propos de Anamorphosis.

« The Ball », le poème qui ouvre le catalogue et qui se réfère à l’image Tandoori Satori #2, 2003, illustre notamment le rapport entre le visible et le lisible que nous venons d’énoncer. Le poème est inspiré par l’image d’un groupe de « créatures » dont l’espèce et la sexualité restent indéfinies et qui semblent emprisonnées dans un lieu, défini par les bords du cadre, duquel le peintre nous offre un aperçu aérien. Les créatures, dont la couleur rose vif témoigne du désir de Clemente de se servir des teintes brillantes de la tradition indienne, semblent travailler autour d’une boule de fil à laquelle elles sont reliées par des crochets pointus. Le mouvement est souligné par la torsion des fils qui convergent tous vers la forme arrondie de la boule qui, tout en étant décentrée, demeure le centre perceptif de l’œuvre, créant ainsi un équilibre instable à l’intérieur du cadre. L’aperçu proposé par le peintre apparaît en effet comme la portion d’une scène dont nous ne pouvons pas percevoir l’ensemble : une partie des créatures peintes dans la partie inférieure de la toile est coupée par les limites du cadre, ce qui donne l’impression à la fois que le point de vue est en train de bouger au–dessus de l’image, soit que l’image elle-même est en train de glisser vers le coin gauche de la toile, où elle va ensuite disparaître. Le tableau ainsi nous communique l’instabilité et la précarité de l’image qu’il véhicule, une image dont la vision nous est concédée pendant un instant, avant qu’elle ne laisse sa place au fond noir duquel elle avait émergé.

75. Francesco Clemente. Tandoori Satori #2, 2003. Tempera et huile sur lin. (190,50 x 200,66 cm)

La restriction et la claustrophobie suggérées par l’image dérivent également du format choisi par le peintre : le cadre a une forme presque carrée (190,50 x 200,66 cm), ce qui intensifie l’effet des bords perçus comme des limites contre lesquels l’action du peintre travaille afin d’y inclure l’image dans sa totalité. La particularité de ce format spécifique est celle de diriger l’attention de l’observateur vers le centre de la toile où se trouve normalement le centre perceptif de l’œuvre. Analysant les œuvres de Frank Stella, Creeley souligne la spécificité du format carré :

‘The fact of the square canvas is itself a concern I think, in the sense that although it is a limit, the structure of the painting works to include that fact in the activity of the painting. I mean, simply, that the sense of the backwall, or edge, is played against, and used at times to return to the intensity of the center 595 .’

Ici toutefois, la position excentrée de la boule de fil demande à l’œil de l’observateur des mouvements supplémentaires pour aller à la recherche du lieu de stationnement où il peut, enfin se fixer. La boule de fil d’ailleurs représente le lieu où se concentrent le poids et l’épaisseur de l’image. Elle s’oppose au vide suggéré par le fond noir et ce contraste illustre le jeu d’interdépendance conçu par l’artiste entre les éléments pleins et vides du tableau. Ceux-ci sont liés par un rapport de dépendance par lequel l’un donne du sens à l’autre : « These are images of interdependence, of emptiness and fullness, basically two descriptions, names of the same things » 596 .

Le rapport entre le vide et le plein, tout comme le rythme de l’image, trouvent leur place dans le poème de Creeley qui, à partir de l’image de Clemente, produit une métaphore de la répétitivité et de l’inéluctabilité du destin humain. Le poète évite toute complexité conceptuelle, respectant ainsi la simplicité des formes peintes par l’artiste. Illustrant cette collaboration il déclare : « I didn’t want any intellectual complexity » 597 . La boule de fil devient alors le symbole évident de la vie, renvoyant d’une part au globe terrestre d’autre part à la mythologie romaine où la vie était représentée comme un fil tissé par les Parques, les gardiennes du destin des hommes. Ce sont toutefois les hommes qui tissent leur propre destin dans le poème de Creeley : ils sont présentés par le poète dans une activité collective incessante et éternelle face à laquelle ils sont tous égaux.

‘Room for one and all
around the gathering ball,
to hold the sacred thread,
to hold and wind and pull.
Sit in the common term.
All hands now move as one.
The work continues on.
The task is never done.’

L’anonymat des créatures de Clemente permet au poète de réconcilier le rapport entre le « je » et les « autres » si présent dans son œuvre. Ici l’individu s’efface dans la collectivité : « one » et « all » coïncident. La répétitivité avec laquelle les créatures sont peintes par Clemente est traduite par la rime « all-ball » et par l’assonance en [o] (all, ball, hold) qui caractérise toute la première strophe. Ici, comme dans la deuxième strophe, les parallélismes grammaticaux renvoient également à l’effet de miroir produit par le peintre qui dédouble les formes créant un « pattern » visuel autour de sa boule. L’effet d’amplification est donc évident dans les constructions parallèles du troisième et du quatrième vers et qui s’intensifie par l’anaphore (« to hold the sacred thread,/ to hold and wind and pull »). La répétition du mouvement et également véhiculée par la structure des deux derniers vers où le parallélisme de construction se répète (« The work continues on./ The task is never done »). Creeley raconte avoir essayé d’inverser les deux derniers vers, mais d’avoir ensuite préféré la version courante où l’on entend la rime (one-on-done), ce qui lui permet de suggérer l’idée d’un accomplissement aussi bien au niveau sonore (la rime se conclue de façon circulaire ce qui n’aurait pas été le cas si, dans le dernier vers, on avait eu « on »), qu’au niveau formel, par le placement du participe passé « done » à la fin de la strophe suivi par un point conclusif 598 .

Les effets de variation dans la répétition et de dédoublement perceptif sont encore plus évidents dans « Which Way », poème inspiré de l’image Tandoori Satori #3, 2003. Encore une fois Clemente propose une composition organisée autour de la répétition de silhouettes apparemment humaines qui ici s’organisent selon un modèle architectural : les corps, privés de leur tête, se superposent les uns sur les autres formant une structure dont les qualités ornementales renvoient à l’acception de tantra relative au tissu et, plus précisément, à l’idée de « tissé ensemble » qui paraît prédominer ici. Comme dans « The Ball », l’image semble continuer au delà des limites du cadre, ce qui intensifie son statut d’aperçu : nous avons presque l’impression de nous trouver face à un détail d’une image beaucoup plus vaste et dont l’artiste ne nous offre qu’un agrandissement. L’anonymat des formes est souligné par leur couleur identique mais, en même temps, il est déstabilisé par les différences minimales introduites par le peintre au niveau du trait utilisé pour dessiner les têtes scindées que chaque créature tient dans sa main. Le résultat du processus de répétition est donc constitué par une image dont l’ambiguïté du sujet et de sa présentation contrastent avec l’extrême simplicité des formes et du jeu des couleurs.

76. Francesco Clemente. Tandoori Satori #3, 2003. Tempera et huile sur lin. (187,96 x 204,47 cm).

Le but de l’artiste est de créer une tension entre des extrêmes (présence et absence, simplicité et complexité) de façon à susciter le questionnement de l’observateur : « One wishes to leave the viewer with a question mark in his head, not an answer » 599 , affirme-t-il. C’est ainsi la démarche interrogative stimulée par l’image qui dirige l’écriture de Creeley.

‘Which one are you
and who would know.
Which way
would you have come this way.
And what’s behind,
beside, before.
If there are more,
why are there more.’

Le poème entier se présente sous la forme d’une question adressée à l’observateur et organisée en quatre temps : les points d’interrogations sont omis par le poète afin de souligner l’évidence du questionnement qui n’a pas besoin d’être confirmé par les signes de ponctuation. D’autre part, cette omission rapproche l’écriture du langage parlé où l’interrogation est véhiculée uniquement par l’intonation, ce qui souligne le désir de Creeley d’insister sur les qualités sonores de son écriture et sur la nécessité de lire le poème à voix haute pour « entendre le son qu’il produit » 600 . Il reproduit alors dans ses vers « l’allure phonologique de la langue (sa rythmicité, mais aussi sa tessiture propre), cette allure devenue inaudible aux sujets parlants, distraits qu’ils en sont par le flux des représentations discursives » 601 . Le poète ainsi, tout en traduisant le rythme de l’œuvre picturale, joue également avec un autre type de rythme représenté par l’organisation sonore de ses phrases et par la prosodie qu’elles établissent. La reproduction du rythme de la langue parlée est toujours évidente dans l’écriture de Creeley qui, évoquant Louis Zukofsky, classifie le langage poétique entre deux extrêmes représentés d’une part par le « speech » d’autre part par la musique :

‘If we think of Louis Zukofsky’s poetics as being “a function with upper limit music and lower limit, speech”, perhaps that will help to clarify what the distinction are [between poetry and natural speech]. Really, the organization of poetry has moved to a further articulation in which the rhythmic and sound structure now becomes not only evident but a primary coherence in the total organization of what’s being experienced 602 .’

Le « temps impliqué » 603 de l’image de Clemente, celui dont l’articulation est productrice du rythme des œuvres plastiques selon Henri Maldinay, n’est pas linéaire et séquentiel mais est caractérisé par une exaltation de l’instantanéité : par la répétition des formes, l’artiste oblige l’œil du spectateur à alterner la recherche des détails avec la saisie de l’aspect général de l’image qui se présente comme une apparition momentanée et labile d’un univers beaucoup plus vaste et inconnu. Par la répétition alors le temps n’est pas dilaté mais annulé :

‘Le temps vécu est continu et amorphe. Pour le rendre apparent, il faut lui donner une forme, c'est-à-dire le rythmer. Or, la perception d’un rythme temporel est elle-même intemporelle, car elle nécessite la vue simultanée de deux ou plusieurs segments, ce qui n’est possible qu’en se plaçant en un lieu extérieur au discours manifesté ou à l’énoncé – en l’occurrence la mémoire -, d’où ils peuvent être perçus ensemble. Les éléments disjoints dans l’émission doivent être conjoints dans la perception. Le paradoxe est donc le suivant : pour rendre le temps perceptible, il faut le rythmer, et, pour percevoir le rythme, il faut annuler le temps 604 .’

La concision et l’urgence de l’écriture témoignent de ce mouvement instantané auquel l’œil est soumis face à ces images et dont le déplacement sur la surface de la toile est marqué par trois moments successifs grâce à l’allitération caractérisant les adverbes (behind, /beside, before) de la deuxième strophe. La centralité du rôle de l’allitération dans la construction du rythme est soulignée par Henri Meschonnic selon lequel « la conscience rythmique moderne est une conscience consonantique » 605 .

‘L’allitération, et plus largement l’attaque consonantique, a une fonction de construction et de rythme ; une fonction de signal par la création d’une chaîne sonore particulière qui vaut par elle-même et pour elle-même 606 .’

L’effet hypnotique de l’image du peintre est également véhiculé par les parallélismes grammaticaux et surtout par l’inversion qui caractérise les deux derniers vers (« If there are more, /why are there more ») où le poète opère au niveau linguistique le même processus de variation dans la répétition caractérisant les images du peintre. Enfin les effets de miroir sont reproduits par la réitération des mêmes mots (which, way, would, more, there) mais qui, associés à différent contextes, créent un réseau sonore complexe et conceptuel.

Par le questionnement et la fragilité de toute interprétation les deux artistes affirment ainsi, encore une fois, leur besoin d’un point de vue alternatif à partir duquel observer leur œuvre : ils célèbrent l’importance de ce « changement de perspective » que toute œuvre d’art offre à chaque observateur et que toute œuvre collaborative assure aux artistes qui ont le courage de vivre à la frontière de leur art, en en percevant constamment les pouvoirs et les limites. L’existence nomade de Clemente lui a appris, affirme-t-il, la puissance de la vue à distance : « You can’t look at any place in the world from the place itself. You have to look from somewhere else to see what is there » 607 . Transposant cette affirmation au niveau collaboratif, nous nous apercevons comment ce lieu alternatif et idéal à partir duquel Clemente observe son propre travail réside dans le corps, et plus précisément dans l’œil, d’un « autre ». C’est grâce à la vision de cet autre œil, fragile et scindé, appartenant au poète que l’artiste peut écouter le bruit et les échos de ses architectures silencieuses.

Ici, plus que jamais, le lisible se révèle être un écho du visible : il est un écho silencieux de sa structure tout en étant l’écho sonore de son rythme. Il est provisoire et unique, et pour cela distinct de sa source dont il enregistre néanmoins la présence. Cette distinction est confirmée par l’organisation interne du livre où, comme dans toutes les collaborations, le texte et l’image, imprimés sur deux pages distinctes, occupent chacun leur espace, tout en se regardant constamment, l’un à côté de l’autre, l’un tourné vers l’autre, sans pourtant jamais se toucher.

La frustration dérivant de l’impossibilité de traduire par le lisible l’émotion suscitée par l’image est peut être donc conjurée par la reproduction du rythme qui nous a saisis pendant le processus perceptif. Les collaborations de Creeley et Clemente manifestent d’une façon exemplaire comment le rythme se donne à l’observateur selon un « mode pathique » qui produit une implication dans ses structures : nous ne sommes pas devant l’image mais « avec », ou mieux « dans » l’image. Nous ne la contemplons pas, nous la vivons :

‘La sensation est fondamentalement un mode de communication et, dans le sentir, nous vivons, sur un mode pathique, notre être-avec-le monde. Or c’est à un tel monde, donné dans le rapport de communication (et non d’objectivation) qu’appartiennent les éléments fondateurs du rythme. Ils ne sont pas posés objectivement comme faits ou phénomènes d’univers. Ils ne sont pas non plus simples vécus matériels de conscience. Ils appartiennent à ce monde premier et primordial dans lequel, pour la première fois et en chacun de nos actes, nous avons affaire à la réalité, car la dimension du réel c’est la dimension communicative de l’expérience 608 .’

L’intensité de l’expérience conduit à l’inévitable conscience des limites du langage face à l’expression de l’émotion visuelle. Célébrant le travail du peintre Frank Stella, Creeley confesse: « The frustration is really that it is a little specious to write of something which is so active when seen » 609 . La solution à ce « manque des mots » face à l’intensité de l’expérience dont nous avons remarqué les traces dans toutes les collaborations de Creeley réside alors dans le concept de rythme lui-même. Tout en n’étant pas composé de mots, le rythme « signifie » :

‘Ce « manque des mots » présuppose qu’une chose à dire a un mot pour la dire. […] La seule position réellement linguistique est celle qui situe les choses à dire – comme leur impossibilité, ou leur interdit – non dans les mots, mais dans le discours. Manquer de mots est le nom qu’on donne à autre chose. Où précisément intervient la littérature, et le rythme – qui est signifiance sans être composé de mots 610 .’

C’est donc en traduisant l’activité du visible (véhiculée par son rythme) dans le lisible que le transfert de l’émotion visuelle à lieu, du tableau à la page, du monde au langage.

Notes
588.

Canetti cité par Diego Cortez dans « Tantralogics : Notes on Tantra Relative to Francesco Clemente’s Tandoori Satori and Commonplace works ». Tandoori Satori and Commonplace. (Catalogue de l’exposition, 23 septembre-12 décembre 2004).

589.

Clemente. Entrevue avec Diego Cortez, New York 16 juin 2004. « Tantralogics ». Tandoori Satori and Commonplace.

590.

« Tantralogics ».

591.

La reprise de ces mêmes motifs caractérise également Commonplace, une série d’aquarelles présentées dans le même catalogue. A ce propos voir le chapitre B2, partie III.

592.

Clemente. Entrevue avec Diego Cortez.

593.

Cortez. « Tantralogics ».

594.

Clemente. Entrevue avec Diego Cortez.

595.

Creeley. « Frank Stella : A Way to Go ». Quick Graph. 352.

596.

Clemente. Entrevue avec Diego Cortez.

597.

Creeley. Reading du 17 novembre 2004. The Rose Art Museum, Brandeis University.

598.

Idem

599.

Clemente. Entrevue avec Diego Cortez.

600.

A plusieurs reprises Creeley cite le précepte de Ezra Pound, « Listen to the sound it makes », soulignant son influence sur sa pratique littéraire. L’omission des signes de ponctuation opérée par Creeley dans ce poème renvoie également aux principes littéraires de Gertrude Stein qui considérait ces éléments comme superflus et qui n’utilisait pas de points d’interrogations pour marquer les phrases interrogatives.

601.

Jenny. La Parole singulière. 121.

602.

Creeley. « Entrevue avec Linda Wagner». Tales Out of School. 27.

603.

Henri Maldinay, dans « L’Esthétique des rythmes » (Regard, parole, espace, 1994), opère une distinction entre le temps « impliqué » et le temps « expliqué » associant la notion de rythme au premier : « Le rythme d’une forme est l’articulation de son temps impliqué. […] Le temps impliqué n’est pas une simple extension temporelle ni même une durée ; il comporte ce que Bergson nomme des « tensions de durée » et présente des analogies avec les anciens tons de la musique. […] Au temps impliqué s’oppose le temps expliqué : c’est le temps divisible en époques, passé, présent, futur que le discours attribue à l’action et qui situe l’action par rapport au moment de l’énonciation, comme contemporaine, antérieure ou postérieure à l’acte qui l’énonce ». 160.

604.

Groupe µ. Rhétorique de la poésie. 137.

605.

Meschonnic. Critique du rythme. 78.

606.

Ibid. 79.

607.

Clemente cité par Raphaela Platow. « Francesco Clemente : Tandoori Satori and Commonplace ». Tandoori Satori and Commonplace.

608.

Maldinay. « L’Esthétique des rythmes ». Regard, parole, espace. 164.

609.

Creeley. « Frank Stella : A Way to Go ». A Quick Graph. 353.

610.

Meschonnic. Critique du rythme. 92.