A : « A Common Place » ou le lieu commun en tant qu’emplacement: formalisme et rôle du support

Thom Clark dans son ouvrage, Robert Creeley: The Genius of the American Common Place définit Creeley comme le poète du « Common Place ». Tout en se référant à la nature locale de l’écriture de Creeley, et donc en mettant principalement l’accent sur le substantif « place », Clark renvoie indirectement au concept de « lieu commun » (the commonplace) très présent également dans l’œuvre du poète. Nous sommes donc face à une confusion terminologique qu’il est nécessaire de clarifier avant d’analyser le rôle du lieu commun dans l’écriture du poète. L’étymologie du terme « commonplace » nous montre comment, aux origines, l’accent était mis sur l’idée d’un « lieu en commun » (locus communis) et que les acceptions de généralité et de stéréotypie se sont développées seulement dans un deuxième temps 611 . A partir de cette distinction inhérente au terme lieu commun, (une distinction qui en anglais assume une forme plus visible à cause du développement du mot composé commonplace absent en français), nous pouvons isoler deux discours interdépendants mais qu’il faut aborder séparément afin de pouvoir saisir leur spécificité.

D’une part, il faut considérer le terme lieu commun selon son sens littéral, mettant ainsi l’accent sur le substantif « lieu » (common place) indiquant, d’un point de vue général, un contexte, un cadre à l’intérieur duquel se place une situation ou un individu (« location »), et renvoyant au contraire, d’un point de vue spécifique au travail de Creeley, au localisme de l’art du poète (« local »). La nature « locale » de son écriture est affirmée à plusieurs reprises par Creeley qui, dans « A Note on the Local », produit une des formules les plus exploitées de son œuvre :

‘The local is not a place but a place in a given man – what part of it he has been compelled or else brought by love to give witness to in his own mind. And that is the form, that is, the whole thing, as whole as it can get 612 .’

Il se trouve toutefois que cet endroit intérieur dont le poète célèbre l’importance est profondément lié, dans son écriture, à des endroits concrets et précis de la Nouvelle Angleterre. Le poète lui-même, renvoyant au concept de genius loci, révèle la correspondance entre son écriture et les lieux où il a grandi, ce qui confirme comment la nature « locale » de l’écriture de Creeley est effectivement le produit de l’influence de ce qu’il définit comme « l’esprit protecteur du lieu » sur l’individu. Le langage qu’il utilise est ainsi le résultat de cette influence :

‘It’s that language one imbibes with ma’s milk, as Olson used to put it. My mother’s people were all Maine people, they had specific ways of saying things, they spoke with a particular humor. It was a way of speaking I learned from my increasingly single parent, and my grandparents, and my uncles. […] And in emotional moments I now find I increasingly return to that language that’s particularly local to my childhood and to the place where I was brought up 613 .’

Nous avons rencontré des exemples de cet aspect local de l’écriture de Creeley dans Edges, où le poète et l’artiste (Alex Katz) étaient directement concernés par le réinvestissement d’un lieu familier et commun. Nous nous intéressons toutefois ici plus à l’aspect général du terme « lieu » qu’à la valeur spécifique que certains « lieux » assument dans l’œuvre de Creeley. Nous voulons donc, plutôt que de nous concentrer sur la nature locale de l’écriture du poète, attirer l’attention sur l’idée de lieu en tant que « location » (emplacement), c’est-à-dire en tant que cadre ou contexte. Cette acception du terme renvoie au rôle des bords en tant que limites définissant un espace que nous avons évoqué à propos de la vision (ou mieux de la « di-vision ») du poète. Les bords définissent, localisent un motif, une image. La constance avec laquelle Creeley souligne l’importance de la fixation d’une « mesure » et d’un cadre formel à partir duquel la création peut avoir lieu, est le produit de son désir de limiter son champ visuel et de se concentrer sur un lieu précis afin de tester les limites de son écriture à l’intérieur d’un contexte fixé. L’exploration du rapport barrière-transgression le conduit ainsi à l’utilisation de procédés formels empruntés à l’art plastique comme la grille modulaire et sérielle (« emblèmes stylistiques » des années 1960 614 ) contre lesquels, comme nous le verrons dans A Day Book et Mabel, il développe une écriture spontanée. Creeley confirme ainsi être constamment à la recherche d’un base, d’un contexte fonctionnant comme support à partir duquel la variation est possible. Un cadre représentant à la fois une limite et une source d’inspiration. Un appui assurant la stabilité nécessaire à partir de laquelle le poète peut laisser libre cours à la spontanéité.

D’autre part, comme nous l’avons vu, le terme lieu commun peut être compris non pas selon son sens littéral mais selon ses acceptions dérivées. Dans ce cas l’on fait référence en anglais au mot composé « commonplace » synonyme d’ordinaire, de banal. On met l’accent donc sur l’adjectif plus que sur le nom. Le lieu commun en tant qu’affirmation convenue et généralement acceptée, devenue ce que l’on appelle un « cliché », est aussi présent dans l’œuvre du poète que le concept de lieu commun en tant que cadre. En effet les deux termes sont interdépendants, car au fond tout lieu commun, tout stéréotype, n’est d’abord qu’un « lieu » en commun, un lieu de partage et de rencontre. Notre utilisation du langage témoigne, selon Creeley, de cette interdépendance des deux termes (common place ; commonplace) :

‘What’s interesting in our rhetorical habits [...] is that the language is intensely common. I mean, it is common, even when it thinks not to be. It endlessly comes back to clichés, to idioms, to banality, triteness, triviality, and hackneyed phrasing; because, frankly, that is the most valuable conduit for information that we possess. In a polylingual society you need, as John Chamberlain would argue, a grounding, literalizing term. You need something that can be almost physically apprehended as there: the case 615 .’

A propos de ce qu’il définit comme « nos habitudes rhétoriques », Creeley souligne ainsi à la fois leur lien avec la stéréotypie (« It [language] endlessly comes back to clichés, to idioms, to banality, triteness, triviality, and hackneyed phrasing ») et leur dépendance d’une base commune (« a grounding, literalizing term »). Tout lieu commun, explique Creeley, constitue une base, une mesure fixe, à partir de laquelle percevoir le monde : « In the commonplace I’ve got a location for my own mind or thinking, […] I don’t want to be stuck in the solitary thing. The last thing I want is to be different » 616 . L’ordinaire représente ainsi le lieu où le « I » et le « common » peuvent se rencontrer: le lieu où leur contact devient possible. Son écriture veut ainsi exalter la valeur de l’ordinaire, constituant le point de jonction entre sa vie et celle des « autres »: « All that would matter to me, finally, as a writer », écrit il, « is that the scale and the place of our common living be recognized, that the mundane in that simple emphasis be acknowledged » 617 .

Par une mise en évidence du commun toutefois, l’on opère un processus de défamiliarisation qui en dévoile le côté mystérieux et ambigu. L’ostentation de la nature ordinaire du langage comme de certaines images ou expressions, sème le doute chez le lecteur/observateur qui, constamment entouré par l’ordinaire, n’est pourtant pas habitué à le « voir ». « Noticing the ordinary is really a special talent », affirme Elsa Dorfman, photographe et collaboratrice de Creeley. « The ordinary just isn’t so obvious. Because it is so common. So available » 618 . C’est cet aspect ambigu du lieu commun (familier et disponible tout en étant à la fois difficile à percer) que nous analyserons dans des collaborations telles que The American Dream, Commonplace, et En Famille, collaborations dont les titres mêmes constituent des véritables « lieux communs » (rêve américain, famille).

Le « common place » (emplacement) et le « commonplace » (ordinaire, familier), tout en assumant des formes différentes dans l’œuvre du poète, se révèlent ainsi être le reflet l’un de l’autre. Comme nous le verrons dans It, le travail en série et l’exploitation de procédés formels basés sur le choix d’une mesure fixe en tant que support de la création, nécessitent la présence du stéréotype, du lieu commun, sans lequel ils ne peuvent pas fonctionner. A l’inverse, le stéréotype, afin d’être perçu, fait appel à ces procédés formels qui encadrent et exposent sa banalité, la rendant si « visible » que le lecteur/spectateur est conduit à une remise en cause de ses acquis à son égard.

En ce qui concerne l’idée de lieu commun en tant qu’emplacement nous devons nous référer au concept de limite, omniprésent dans l’écriture de Creeley. La limite en tant que bord définissant un cadre, un obstacle ou un lieu de passage est constamment évoquée dans ses œuvres collaboratives comme dans sa pratique poétique pure. En particulier, la jouissance éprouvée lors du dépassement des barrières visuelles relevée dans des œuvres comme Edges, Possibilities et, principalement, Visual Poetics, conduit le poète à l’exploration du rapport barrière-transgression dans son écriture. L’acceptation des limites est, pour le poète, le point de départ d’un travail qui vise à exploiter leur pouvoir intrinsèque. « Nous sommes tous pris dans des limites » écrit Creeley, soulignant comment l’intérêt de leur exploration consiste à découvrir leur spécificité :

‘In writing I want to be free. I want to range in the world as I can imagine the world, and as I can find possibility in the world. Of course, we are within limits, as Olson would say, but it’s to find where those limits are specific that’s interesting 619 .’

Dans cette recherche de la spécificité des limites, nous reconnaissons l’exigence de la part du poète de définir avec précision le lieu à partir duquel son écriture se développe, de lui assigner un cadre à l’intérieur et contre lequel elle se bat pour s’affirmer. Il souligne ainsi l’importance d’une base fonctionnant comme emplacement (« location ») à partir de laquelle les variations peuvent être produites. La musique représente un modèle intéressant auquel faire référence pour analyser le jeu entre la règle et la transgression dans l’écriture de Creeley. Le poète, comme il le confesse dans une lettre à Olson, ne cache pas son admiration pour la variation des unités rythmiques caractéristique de modèles à première vue aussi différents que la musique de Bach et les mélodies jazz : « I do get to lean back on that prior insistence, that one can learn a hell of a lot listening to a) the best of the new jazz groups (Bird, Miles, Chano, Max Roach, Milt Jackson, etc.); and b) how Bach managed the variation of rhythm units » 620 .[sic] La différence entre ces modèles paraît concerner surtout l’opposition entre l’extrême utilisation des règles de la part de Bach, connu pour avoir été un des contributeurs majeurs au développement de la technique du contrepoint 621 , et l’apparente spontanéité caractéristique du jazz. En réalité ces modèles indiquent, dans des contextes et dans des genres différents, le pouvoir libératoire des limites formelles : les mélodies de Bach atteignent une forme d’harmonie tout à fait souple à travers l’application rigide des règles concernant le rapport entre les unités rythmiques ; de même, les improvisations jazz ne sont rien d’autre que le produit d’une spontanéité crée à partir de la connaissance des règles que les musiciens s’approprient tellement qu’elles deviennent des sources de liberté créative. Par ses juxtapositions verticales et horizontales, tout comme par les variations sonores internes à ses vers (ou phrases dans les œuvres en prose) qui fonctionnent comme des unités rythmiques ou à l’intérieur desquels il isole des unités rythmiques (mots ou syntagmes), Creeley essaye de développer un jeu créatif qui, comme dans l’art de ces musiciens, vit à la limite entre le contrôle et la spontanéité 622 .

La théorie du « thème et de la variation » élaborée par John Cage, comme le rapport entre les constantes et les variantes de l’écriture d’origine poundienne dont nous avons cité plusieurs exemples dans les collaborations précédentes, constituent d’autres modèles primordiaux dont Creeley s’inspire pour la création d’œuvres caractérisées par une tension profonde entre la spontanéité de la création personnelle et la présence d’une mesure à respecter. L’activité collaborative en elle-même constitue d’ailleurs un modèle exemplaire de ce jeu engagé avec les limites et avec la fixation d’un cadre à respecter, comme le travail collaboratif de Creeley et Cletus Johnson nous l’a montré 623 .

Ce sont donc les déviations par rapport à un modèle préétabli qui caractérisent le travail de Creeley, ce qui assimile ses techniques à celles de l’art sériel. Des déviations qui portent aussi bien sur la structure formelle de ses poèmes que sur leur rythme. Le rôle de la structure est de renvoyer constamment l’écrivain (et le lecteur lorsqu’elle est visible) à une vision générale de l’œuvre, lui permettant de ne pas perdre le contrôle du matériel en lui rappelant son emplacement : la structure représente un outil de mesure constante de la place et du rôle de l’écrivain par rapport au temps et à l’espace de l’écriture. Jouant avec le confort produit par la structure le poète imite ainsi, d’un point de vue technique, ce processus visuel d’apparition et de disparition des frontières dont nous avons remarqué les effets à propos des collaborations avec Sultan et Okamura : il explore maintenant les limites entre la perte et le maintien du contrôle, entre l’affirmation d’une norme et les déviations possibles qu’elle permet, grâce à une constante réorganisation de l’ordre sériel proposé.

‘Poetry obviously is a way to regain a situation in the recursive that is to remind us where we are constantly by a structure. Now I’m fascinated by what happens when we aren’t so reminded, when we break and move in different patterns to locate the experience of being somewhere, and that’s what I find extraordinary in Cage: the attempt to requalify the experience of serial order, which to me is really crucial 624 .’

Creeley éprouve donc du plaisir à bâtir des architectures, qu’elles soient visuelles, linguistiques, sonores ou idéologiques et à les déstabiliser par l’insertion de nouveaux éléments 625 . Ceci se concrétise dans ses œuvres par l’exploitation des techniques formalistes comme la grille et la création en série. La composition par grille modulaire caractérise principalement ses ouvrages en prose (Mabel and Other Stories) où l’écrivain semble avoir besoin d’un support solide à l’intérieur duquel laisser libre cours à la projection de son écriture. La série, au contraire, caractérise principalement sa production poétique (There, Anamorphosis, It) qui est ainsi présentée comme une suite de différents « cadres » dont la séquence dessine une « matrice » micro architecturale (« pattern ») parallèle à celle qui est produite par les images des artistes avec lesquels il collabore. Le poète choisit ainsi sa « mesure » tout comme l’artiste choisit un format de cadre déterminé fonctionnant comme le contexte à partir duquel sa création a lieu 626 .

Dans There par exemple, Creeley décide de respecter une mesure caractérisée par six quatrains où les vers pairs développent une narration parallèle à celle développée dans les vers impairs : il construit ainsi une structure à deux voix où les vers s’empilent renvoyant à la technique du contrepoint, où il s’agit de superposer des lignes mélodiques différentes.

‘The wall is at
what I never said
the beginning faint
what I couldn’t touch
faces between thin
was me in you
edges of skin
you in me 627

L’ensemble des poèmes insérés dans There constitue ainsi une séquence de cadres réguliers qui alterne avec les reproductions des tableaux de Clemente, tous caractérisés eux aussi par un même format carré. Le même choix d’une mesure fixe à respecter caractérise Anamorphosis où Creeley compose des poèmes constitués par trois tercets dont la forme régulière s’accorde au format choisi par le peintre. Ce rapport est directement visible dans le livre, où chaque poème semble se développer verticalement et correspondre au format de l’image qui l’accompagne (la longueur du poème correspond graphiquement au côté vertical des images). Cette technique permet à Creeley d’acquérir une sorte de cohérence dépendante de la mesure choisie et de son rapport avec les variantes qui lui sont associées: « Coherence is the inherent balance of a thing, given us, together with those things we already have; in other words, the mingling of our own present (our “personal” assumption of it) with another now coming to us » 628 .

Le choix de poser des limites physiques à son écriture (nombre de pages, nombre de lignes par page, nombre de strophes, nombre de vers dans chaque strophe), ou de définir avec précision les traits du lieu à l’intérieur duquel elle prend forme, représentent également pour Creeley un moyen de se libérer de l’idée du développement du texte pendant le processus créatif lui-même : l’auteur ne doit pas se préoccuper de diriger son travail et de choisir le moment où il va terminer car c’est le support lui-même qui se charge de ces décisions d’ordre formel.

‘Somehow that sense of page length frees me to be as various and speculative as I want to be within the period designated. It frees me from some writing sense that I’ve got to worry about how this is going to end or where it’s going to get to. It somehow always does end intuitively where it should, where the physical limit occurs 629 .’

La limite physique dont il parle peut être celle représentée par une ou plusieurs pages dans le cas des œuvres en prose (dans Presences notamment il s’agissait de cinq pages), ou elle peut être virtuelle, comme dans le cas des œuvres poétiques, où la limite est représentée par la mesure établie au départ (structure constituée par deux quatrains, trois tercets, etc.). Composer à l’aide de ces structures implique donc une forme de soulagement qui est la conséquence du fait qu’on se libère de la tâche décisionnelle (rationnelle) en la déléguant au support pour ainsi permettre à l’écriture de se développer librement, sans porter la trace du poids de ces décisions. Cette « confiance » dans les pouvoirs du mécanisme formel semble d’une part rapprocher l’œuvre de Creeley du contexte de « l’art systémique » caractéristique des années 1960 et représenté par des artistes tels que Sol LeWitt (qui est aussi un des collaborateurs de Creeley) ou encore Frank Stella, peintre que Creeley admirait énormément. Comme le souligne Irving Sandler, « “l’art systémique interdit de transgresser le système” ; il autorise uniquement la combinaison d’éléments propres à ce système » 630 .

‘Il offre par conséquent une stratégie permettant de créer des configurations sans passer par le processus de la composition, ce qui libère l’artiste du fardeau de la réalisation artistique – ou, pour parler comme Stella, de ce genre de décisions personnelles et généralement angoissées qu’appréciaient tant les expressionnistes abstraits 631 .’

D’autre part, l’utilisation de grilles formelles semble insérer l’œuvre de Creeley dans le contexte de l’écriture mécanique représentée par les écoles européennes de l’OuLiPo et du Nouveau Roman, et par des écrivains tels que John Ashbery, Gertrude Stein, Italo Calvino et surtout Louis Zukofsky, qui a été un modèle pour Creeley tout au long de sa carrière 632 .

Brian McHale, dans son essai « Poetry as Prosthesis », analyse le rôle de Creeley par rapport à cette tradition littéraire. Critiquant la position de Joseph Conte qui définit Creeley, tout comme Robert Duncan, comme un représentant d’un genre d’écriture aléatoire différente de la nature « procédurale » des méthodes formelles d’auteurs comme John Cage ou Harry Mathews, McHale souligne au contraire que nous ne pouvons pas ignorer le profond lien que Creeley établit avec le contingent. Une position que nous partageons totalement car, tout en utilisant des procédés formels qui a priori réduiraient la contingence, l’écriture de Creeley reste intensément encrée dans le réel : elle ne dépend pas du cas mais prend ses origines dans l’expérience :

‘Serial poems of the kinds that Conte discusses (e.g. Duncan’s or Creeley’s) are radically contingent, not aleatory; that is, they reflect, respond to, and absorb whatever history (whether personal or collective) happens to come the poet’s way: they do not depend on chance, in the sense of randomness, but rather on their own historical situatedness 633 .’

L’écriture de Creeley n’est donc pas arbitraire et, surtout, elle n’est pas aléatoire : tout en étant encadrée dans une structure formelle, elle laisse toujours la place à l’action du sujet et à son expérience du monde et ne devient jamais purement mécanique.

Déjà dans Presences nous avons pu remarquer cette intrusion de l’expérience dans l’écriture de Creeley, qui, tout en étant encadrée par une structure formelle rigide, absorbait toute apparition de souvenirs et toute association mentale élaborée par le poète à partir de l’observation des images des sculptures de Marisol. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ces intrusions deviennent encore plus évidentes lorsqu’elles sont encadrées par un support (chronologique) dont la stabilité est minée par le flux même de l’écriture 634 . Creeley semble alors vouloir souligner par ses œuvres que la présence des règles est nécessaire afin que la spontanéité puisse émerger en toute liberté : les grilles, les supports sont présents pour exalter la spontanéité « projective » de l’écriture, pour l’assurer, et non pour la suffoquer ou la contrôler.

Écrivant à Charles Olson, le poète souligne ainsi le rapport de dépendance entre la liberté du mouvement de l’écriture et l’existence d’un cadre formel : « The force of objects. Part of the problem is centered here, to have a frame which allows for the play of such force » 635 . Le poète montre alors comment l’existence même d’un système crée les possibilités de l’écriture :

‘Experience (in a manner usual enough) created by a system – The spatial relations made by a house, for example, the distribution of movement in an arrangement of streets, etc. Ralph Ellison’s use of the term, conscious consciousness apropos his proposal of Malraux’s Man’s Fate as an instance of a ‘classic’ text – mind experience, or however to isolate it if that’s possible, taken as the possibility of system 636 .’

Grâce à la présence du système, l’écrivain peut se consacrer à l’exploration de la signification que les expériences ont pour lui, évitant de se concentrer uniquement sur leur description et leur aspect extérieur. Cette recherche de la valeur intime de chaque expérience est d’ailleurs une préoccupation constante de Creeley 637 . Comme le souligne McHale, il semble ainsi s’établir une sorte de collaboration entre l’écrivain et ses supports : « What this scale brings to the foreground is, in particular, the awareness that machine generation always involves collaboration between poet and machine » 638 . Ainsi, dans les collaborations de Creeley, comme nous avons eu l’occasion de le voir précédemment 639 , nous assistons au travail commun de plusieurs acteurs (artiste, poète, éditeur, spectateur) et de plusieurs supports. Ceux-ci, d’une part sont extérieurs à l’œuvre du poète, comme la lettre, le fax, le courriel, etc., d’autre part ils sont intérieurs à l’œuvre poétique ou en prose dont ils gèrent la structure (grilles, « scaffoldings », séries).

Contrôle et spontanéité, précision minimaliste et liberté expressionniste, coexistent donc dans l’écriture de Creeley. Il accepte la variété et la multiplicité mais affirme, en même temps, la nécessité de fixer un « lieu », un emplacement, à partir duquel la variation est opérée. Nous remarquons les liens avec la théorie de Cage telle qu’elle est énoncée dans Theme & Variation 640 . Des principes tels que la « coexistence des différences, la pluralité des centres », « l’absence d’un début, d’un milieu et d’une fin », l’idée que, s’il doit y avoir une structure, « qu’elle soit alors rythmique », et l’alternance entre la mobilité et l’immobilité, représentent des trait spécifiques de la musique de Cage comme de l’écriture de Creeley.

Néanmoins, le lien avec la réalité, si présent dans le travail du poète, est évident dans le refus d’autres principes acceptés par le compositeur comme l’exaltation de l’anarchie et l’absence de bases fixes : « Anything can follow anything else (providing nothing is taken as the basis) », écrit-il dans Theme & Variation. Creeley, au contraire, veut affirmer la nécessaire présence, dans son écriture, des bases communes, des « lieux » communs, encadrant et gérant la spontanéité de la création et la rendant, par leur seule présence, possible. C’est à l’intérieur de ces mesures choisies que le poète et l’artiste varient ainsi librement le jeu de leurs vers et de leurs traits.

Notes
611.

Le substantif « commonplace », indiquant une affirmation généralement connue, représente la traduction littérale de la formule latine locus communis dérivant du grec koinos topos. Ses origines remontent à la moitié du XVIe siècle (The New Oxford Dictionary of English. Oxford : Clarendon, 1998), alors que l’adjectif indiquant l’absence d’originalité et la banalité s’est développé à partir de 1609. (Merriam-Webster Online Dictionary <www.m-w.com/>).

612.

Creeley. « A Note on the Local ». A Quick Graph. 34.

613.

Creeley. Cité par Tom Clark. Robert Creeley and the Genius of the American Commonplace. 24.

614.

Sandler. Le triomphe de l’art américain. 86.

615.

Creeley. « Some Senses of the Commonplace, Robert Creeley at New College of California, February 21, 1991 : An Edited Transcription ». Robert Creeley and the Genius of the American Commonplace. 115.

616.

Ibid. 81.

617.

Creeley. Autobiography. 55.

618.

Dorfman. Courriel à l’auteur, 10 novembre 2005.

619.

Creeley. Entrevue avec Lewis McAdams. Tales Out of School.95.

620.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. IX. 250. En rapprochant des modèles a priori différents, Creeley témoigne de la spécificité de l’esthétique qui dominait pendant sa jeunesse. Comme le souligne Paul Richard, cette esthétique était « dénuée de toute hiérarchie » : « Le principal centre d’intérêts c’était l’esthétique, mais une esthétique dénuée de toute hiérarchie autre que celle de la qualité. Joan Baez et Bob Dylan étaient intéressants, et Bach aussi ». Richard, cité par Irving Sandler dans Le triomphe de l’art américain. 73.

621.

A ce propos voir l’utilisation de Creeley de ce terme dans sa collaboration avec Donald Sultan, partie I, chapitre A 2.2.

622.

Voir l’analyse de « Inside my Head » (Anamorphosis) et principalement l’utilisation du syntagme « inside my head ». Chapitre B1, partie II.

623.

Voir le chapitre C 2.2, partie I. Dans « Une communion de désirs : le poète et l’artiste en tant que collaborateurs », nous avons eu également l’occasion de souligner comment, par l’activité collaborative, l’écrivain teste les limites de son propre langage. Ce jeu barrière-transgression est d’ailleurs implicite dans la définition de l’image en tant que « territoire et suggestion » (« ground and proposal ») que nous avons pris en compte à propos de Life & Death (C3, partie I). Le concept de « location » intéresse également la collaboration à un niveau plus large : nous avons remarqué comment la collaboration représente un « lieu » à l’intérieur duquel Creeley semble se constituer à plusieurs reprises une « famille ».

624.

Creeley. Entrevue avec Ekbert Faas. Towards a New American Poetics. 177. Dans cette entrevue, Creeley explique ce qu’il entend par « requalification de l’ordre sériel ». Questionné à propos des rapports entre son écriture et la musique contemporaine il répond : « Well, sure, Cage is fascinating to me, for example. I’ve been fascinated by re-qualifications of senses of “serial order”. I was reading a text called The Psychology of Communication, by George A. Miller. For example, the human situation has difficulty regaining the context if there is something interpolated, like; “The man, whom you saw yesterday, is my father”. “That man is my father” is the basic statement – “whom you saw yesterday”, is the element that’s being inserted. This is also applicable to computer structure. If you keep putting in statements into the basic statement, after about three or four such insertions, the hearer or witness gets very, very confused. The human attention apparently is not recursive and tends to be always were it is, so the more there is interpolated in that fashion the more difficult it is for the human to regain locus. And Miller points out that we can usually pick up where we left off in a simply physical context. Painting a fence, for instance, we know where we stopped because there is the new paint, physically it is ». 176-177.

625.

A ce propos voir A Day Book et Mabel analysés dans le chapitre suivant.

626.

A ce sujet voir « Robert Creeley on Art and Poetry: An Interview with Kevin Power ». Robert Creeley’s Life and Work: A Sense of Increment. John Wilson ed. Ann Arbor: University of Michigan Press, 1987. 365.

627.

Creeley. « There ». Clemente Francesco et Robert Creeley. There. New York: Gagosian Gallery, 1993. Nous nous sommes référés au même poème lorsque nous avons analysé le rapport que l’écriture de Creeley entretient avec la profondeur, chapitre A, partie II.

628.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. VI. 134.

629.

Creeley. Cité par Stephen Fredman. Poet’s Prose: the Crisis in American Verse. 68.

630.

Sandler citant Lawrence Alloway. Systemic Paintings, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 1966 (catalogue de l’exposition). 19. (Voir : Sandler. Le triomphe de l’art américain. 84).

631.

Sandler. Le triomphe de l’art américain. 84.

632.

Des exemples de ce genre de composition sont La Disparition de George Perec, Le château des destins croisés de Italo Calvino, 80 Flowers de Louis Zukofsky. Brian McHale, dans «  Poetry as Prosthesis », lie le développement de ces genres d’écriture avec la diffusion des « machines célibataires » consacrées à la reproduction et à la simulation, et qui, selon le critique, constituent une caractéristique de l’ère postmoderne : « These are not machines of speed and power, but rather machines of reproduction and simulation : writing-machines, imaging-machines, duplicating-machines. […] Marginal in modernist imagery, such alternative machines proliferate in postmodernist art; indeed, the displacement of the speed-and-energy model of the machine by the reproduction-and-simulation model is one of the distinguishing marks of postmodernism ». Poetics Today 21.1 Spring 2000: 3.

633.

McHale. « Poetry as Prosthesis ». 14.

634.

Voir l’analyse de A Day Book.

635.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. III. 53.

636.

Creeley. « A Day Book ». 34.

637.

Dans une lettre à Olson, Creeley confirme la persistance de cette préoccupation dans son travail d’écrivain: « In short, I was, in some sense, staking the KNOWING of an event, against the objective fact of it. This is my usual battle, as you’ll know ». The Complete Correspondence Vol. III. 58.

638.

McHale. 23.

639.

Voir le chapitre D, partie I.

640.

Voir « John Cage: From Theme & Variation ». Postmodern American Poetry: A Norton Anthology. Paul Hoover ed. New York: Norton & Cie, 1994.