2) It : stéréotype et série, un rapport d’interdépendance

It est le produit de la première expérience collaborative entre Creeley et Francesco Clemente, réalisée en 1989. Suite à la suggestion de Raymond Foye, Creeley avait écrit des poèmes à partir d’une série d’images de Clemente qui lui avaient été envoyées à Helsinki, où il enseignait à l’époque. Clemente raconte que la raison pour laquelle il avait décidé de collaborer avec Creeley était, à l’origine, la concrétisation du désir d’être proche d’un des poètes qu’il admirait 691  : la véritable symbiose créative entre le peintre et le poète se développera suite à la réussite de ce premier projet.

L’ouvrage, dont 2500 exemplaires ont été éditées et distribuées par la galerie Bruno Bischofberger de Zurich, se présente comme un volume très épais de soixante-six pages reliées en lin et mesurant 30 x 26,5 cm. Il est constitué d’un cycle de soixante-quatre pastels réalisés par Clemente en 1988 à Southampton, New York. Dix ans auparavant il s’était déjà mesuré à ce genre de composition, poussé par son intérêt pour les techniques sérielles, réalisant les fameux Pondicherry Pastels, où son amour pour la culture et l’imaginaire indien était déployé avec grâce et subtilité. Sa maîtrise de la technique du pastel d’ailleurs, ainsi que les résultats qu’il obtient en la travaillant depuis des années, incitent l’artiste à se confronter avec un nouveau projet prévoyant la collaboration avec Creeley. Comme le rappelle Raymond Foye, Clemente réalise ses dessins pendant une période où il vit avec sa famille dans l’est de Long Island, où la nature est particulièrement luxuriante.

‘The sixty-four pastels in IT were drawn in Southampton, New York, in a house by the sea where the artist and his family spent a year (1988). It was the most ambitious drawing cycle Clemente had undertaken since “The Pondicherry Pastels” nearly ten years earlier. Certainly the natural setting of eastern Long Island, with its profusion of wooded areas and flora, induced a softer, more pastoral body of work than what Clemente had been producing in the city proper 692 .’

Ce paysage inspire le peintre à tel point qu’il choisit comme sujet de son cycle de pastels la nature et plus particulièrement le monde floral qu’il peint en étant fidèle à la fois à son univers imaginaire et à sa passion de botaniste. Il semble en effet que le peintre soit considérablement influencé par la lecture des ouvrages du botaniste suédois du XVIIIe siècle Linnée, qui avait classifié les espèces de plantes en deux groupes, masculin et féminin 693 . Après avoir réalisé les pastels, Clemente les envoie à Robert Creeley qui, à partir des images et selon un processus typique des collaborations entre les deux artistes, compose les poèmes qu’aujourd’hui nous retrouvons dans It, présentés à côté des images respectives.

Le titre de la collaboration dans son apparente banalité incarne la dualité du stéréotype : il affiche sa nature à la fois commune et ambiguë. Le pronom personnel de la troisième personne du singulier peut être à la fois sujet et objet du discours : sa fonction peut être repérée uniquement à l’intérieur d’une phrase et elle n’est pas visible lorsqu’il apparaît isolé de son contexte. De plus, étant le pronom de genre neutre, le titre ne contribue pas à illustrer le motif de la collaboration permettant au lecteur de s’orienter, mais introduit une ambiguïté, il affiche une rétention du message que Clemente et Creeley mettent en place également dans d’autres collaborations 694 . D’une part, il est possible que « It » se réfère à la fleur, motif du cycle de pastels de Clemente. D’autre part, il peut être une référence indirecte à Jack Kerouac, un auteur admiré par Clemente tout comme par Creeley. Dans son célèbre roman, On the Road, Kerouac fait souvent référence à « IT » comme à un concept qui ne peut pas être nommé, et donc, articulé. Il incarne un instant d’extase et d’euphorie où l’individuel devient commun et dans cela il se relie au concept de stéréotype vu en tant que lieu en commun 695 .

Ce qui rapproche toutefois les deux artistes dans cette collaboration est principalement l’intérêt pour les possibilités de variation dans un ordre sériel. Clemente, avec les Pondicherry Pastels, avait déjà expérimenté le travail en série. La qualité des résultats obtenus l’avait ensuite incité à faire de cette technique du « thème et de la variation » un aspect constitutif de sa pratique artistique.

‘“The Pondicherry Pastels” are also significant in that they firmly establish a method Clemente would settle into throughout his mature career – that of working in series. Clemente has always been interested in what one might call organizing principles; how and why objects or ideas are grouped according to subject, size, shape, number, or that most arbitrary of all methods, alphabetization [...] The “theme and variation” aspect of serial work likewise allows the artist to explore the same idea in different contexts until the circuit is closed or the idea is exhausted 696 .’

La « fermeture du circuit » évoquée par Foye à propos du travail en série nous semble néanmoins être le produit d’un désir d’exhaustivité idéal et impossible à exaucer : un motif ne sera jamais complètement exploité et le retour de l’artiste sur des mêmes thèmes à distance de plusieurs années en témoigne. La limite de l’activité est ainsi plutôt le produit d’une chute d’énergie créative qui peut donner à l’artiste l’impression d’avoir tout dit à propos d’un sujet mais qui ne se révèle être qu’une sensation provisoire, car un motif peut théoriquement être exploité à l’infini 697 . La valeur de l’art sériel réside donc d’une part dans l’exploitation systématique d’un motif qu’il permet, d’autre part dans l’observation du comportement de l’écriture qu’il consent lorsqu’elle est insérée à l’intérieur d’un système de référence.

Il faut d’ailleurs souligner comment les rapports entre la répétition et la différence représentant l’objet de l’étude des deux collaborateurs dans It, deviennent possibles et visibles lorsque l’artiste introduit dans son univers imaginaire des concepts de conventionalité. Achille Bonito Oliva explique comment « la répétition naît de l’usage intentionnel des stéréotypes » qui ensuite sont enrichis et transformés par l’artiste selon un processus de défamiliarisation :

‘Son image [de Clemente] joue avec la répétition et la différence. La première naît de l’usage intentionnel des stéréotypes et des stylisations qui conduisent dans l’art à un apparent concept de conventionalité. En effet une telle conventionalité n’est qu’un don initial pour le regard et elle est prête à des variations subtiles et imprévisibles qui créent dans la chose reproduite un dépaysement, une suspension temporelle et un état de ralentissement menant à d’imperceptibles différences 698 .’

Tout en partageant l’idée de la nécessaire présence des stéréotypes pour la réussite du processus de défamiliarisation, nous croyons toutefois que l’attention est à déplacer de l’objet représenté au spectateur : le dépaysement ne concerne pas l’objet mais le regard car l’étrangisation, tout en déformant la réalité, agit directement sur la perception de l’observateur. C’est donc la perception qui subit des ralentissements, des suspensions temporelles à cause du doute semé par l’artiste chez l’observateur.

L’intérêt de Creeley et Clemente pour ce type de travail développé à partir de la fixité des stéréotypes semblerait, toutefois, mettre en question les théories concernant le processus créatif qu’ils partagent. A la base de leur œuvre réside l’idée d’un art produit par un processus qui refuse les idées préconçues et qui remplace la hiérarchie par la simultanéité. Creeley et Clemente partagent principalement l’idée que l’œuvre se révèle à travers le processus créatif : l’art alors, devient un instrument pour explorer l’inconnu, pour articuler les émotions de façon à mieux les comprendre et à mieux les assumer. « I write what I don’t know » 699 , affirme Creeley en citant Franz Kline qui, à propos de son propre processus créatif, avouait découvrir lui-même l’œuvre pendant l’acte de création. « What unites is what you don’t know » 700 , répond Clemente. Réaliser des œuvres basées sur l’ordre sériel semble alors nier ces mêmes principes de spontanéité que le peintre et le poète revendiquent, car cela impliquerait une étude des sujets et des formes à utiliser préalablement à la composition de l’œuvre. En réalité, comme nous l’avons vu dans A Day Book et Mabel, les schémas et les principes gérant l’ordre sériel fonctionnent pour les deux artistes comme des cadres à l’intérieur desquels la création spontanée peut avoir lieu. La variation et la liberté compositionnelles deviennent encore plus intéressantes pour eux lorsqu’ils peuvent en étudier les comportements à l’intérieur d’une forme qui encadre (et donc localise) la composition et à laquelle il faut faire constamment référence.

It constitue un bon modèle pour illustrer le concept de lieu commun dans les deux acceptions que nous avons distinguées au début du chapitre, celle basée sur le substantif « place » et donc liée aux idées d’encadrement et de localisation de l’écriture, et celle basée sur l’adjectif « common », associée aux concepts de stéréotypie et de banalité. L’encadrement (le « common place ») est présent dans la collaboration comme conséquence du choix de l’artiste de travailler en série et d’exploiter la technique du « thème et de la variation ». Il choisit ainsi un support fixe représenté par un cadre de forme rectangulaire (66,5 x 48,3 cm) à l’intérieur duquel il insère un modèle caractérisé par la persistance des formes végétales (principalement des fleurs) et par l’insistance avec laquelle le peintre les associe à l’utérus et aux organes sexuels masculins ou féminins.

90. Francesco Clemente. I Hear, 1988. Pastel sur papier (66,5 x 48,3 cm). Collection privée.

L’humain et le végétal fusionnent dans les corps de créatures mystérieuses, évoquant à la fois la voracité des plantes carnivores et la fragilité des fleurs des champs. Les organes sexuels représentés par les fleurs sont souvent positionnés dans un contenant, apparemment un vase, représenté par le corps féminin, lui aussi pris entre la beauté et la monstruosité. Les poèmes de Creeley reflètent cette organisation sérielle des images de Clemente par le choix et la réitération d’une mesure fixe, constituée par une strophe de douze vers, caractérisant chacun des douze poèmes écrits à partir des tableaux de l’artiste. À l’intérieur de chaque « cadre », le poète suit les suggestions de l’artiste en ce qui concerne les motifs abordés et leur traitement : il évoque ainsi le rapport entre le végétal et l’humain et, surtout, comme nous le verrons dans « Flower », il alterne l’utilisation d’un lexique ordinaire et d’un lexique géométrique. Tous les tableaux de Clemente mettent en effet en place un contraste entre l’abstraction géométrique et la figuration : les images des fleurs oscillent entre le formalisme et l’imprécision car elles sont le produit d’une technique qui, si elle décompose les formes les faisant paraître presque abstraites, rappelle également par la nature gestuelle de chaque trait, la présence indiscutable du sujet et de ses émotions.

91. Francesco Clemente. Clouds, 1988. Pastel sur papier (66,5 x 48,3 cm). Collection de David Salle.

Le stéréotype (the commonplace) est ensuite présent dans la collaboration en tant que source de la variation : une fois fixé le motif stéréotypé incarné par le rapport entre la fleur et la femme, le peintre, et par la suite le poète, opèrent des variations concernant la série en elle-même tout comme la tradition à laquelle le topos appartient. Ces variations vont ainsi miner la stabilité du support formel (de l’encadrement) fixé au début par les collaborateurs qui ainsi, tout comme dans A Day Book et Mabel, semble se battre contre le caractère mouvant du texte et de l’image pour accomplir sa tâche d’assurer la cohérence de l’œuvre.

Un exemple de ce travail est évident dans « Flower », un des deux poèmes appartenant au cycle de It ayant le même titre que le pastel réalisé par Clemente et dont Creeley n’avait pas reçu le titre. Cette similitude indique le degré de complicité et de compréhension mutuelle qui est déjà à la base de cette première expérience collaborative entre le poète et le peintre. Le tableau de Clemente représente une rose typiquement occidentale dessinée au milieu de la toile et placée dans un vase de forme arrondie. La couleur noire et les traits plutôt aigus de la fleur contrastent avec le fond rose vif dont elle ressort. La rose et le fond sont ensuite encadrés dans une forme allongée et arrondie réalisée à l’aide d’un tracé en zigzag qui, agissant comme un deuxième cadre, les entoure et les sépare du reste de la toile. Le fond de la toile est orange et des formes rectangulaires de dimensions variées, vertes, bleues et rouges le recouvrent de façon irrégulière. La fonction défensive du contour en zigzag est confirmée par la façon dont les rectangles sont positionnés : il semblent vouloir pénétrer dans l’espace protégé et sacré de la rose mais ils sont repoussés par la barrière qui l’entoure. Le mouvement de l’image est imprimé par ces formes rectangulaires et par leur disposition : elles semblent se déplacer constamment autour d’un espace (celui de la fleur) à l’intérieur duquel le silence et l’immobilité dominent. D’ailleurs, la légèreté de ces petites formes, conférée par l’artiste grâce à sa maîtrise de la technique du pastel qui lui permet d’étaler la couleur de façon à peine esquissée, contraste avec la pesanteur suggérée par la rose et son vase. Le caractère vif des couleurs rappelle aussi l’imaginaire du Pop art ; néanmoins la source fondamentale à partir de laquelle Clemente travaille ses couleurs est la culture populaire indienne, avec ses affiches, ses bazars et ses étoffes aux couleurs brillantes.

La pesanteur et la force constituent les traits spécifiques de la rose occidentale représentée dans Flower. Une sorte d’animalité et de monstruosité se dégage de cette fleur dont la tige paraît trop fine pour pouvoir la soutenir. La beauté qu’elle symbolise est donc issue d’un contraste entre la douceur de la fleur et la douleur qu’elle suggère à travers les épines et ses pétales pointus 701 . La solidité de la fleur, produite par les jeux du clair-obscur et par la nature sculptée de ses contours renvoyant à la décomposition cubiste du même topos abordé par Juan Gris dans Flowers 702 (1914), semble évoquer la fixité du stéréotype abordé. Le contraste entre le dynamisme des formes par lesquelles elle est entourée et son apparence statique, suggère le contraste entre la solidité du cliché et l’énergie de l’artiste qui essaye de le déstabiliser en le défamiliarisant.

92. Francesco Clemente. Flower, 1988. Pastel sur papier (66,5 x 48,3 cm). Collection privée.

Clemente travaille en effet à partir d’un des stéréotypes les plus typiques : celui de la rose en tant que métaphore de la beauté, de la jeunesse et, surtout, de la dame 703 . Toutefois, le développement du stéréotype est ici accompagné par sa déconstruction opérée par l’artiste. Selon la tradition, la dame se présente comme l’idéal de la beauté et de la pureté et dont le rougissement représente l’unique apparition d’une émotivité qui allume instantanément la blancheur de sa peau avant d’être refoulée. Elle représente un idéal souvent inaccessible, parfois menacé, généralement fragile. Cette image de la dame ainsi que la tradition nous l’a transmise est au contraire renversée par Clemente : la sexualité et la gestation ont une place principale dans ses représentations des fleurs. Les organes sexuels masculins sont exposés dans Raga où le peintre les entoure de formes arrondies renvoyant au corps féminin, soulignant la fusion de l’humain et du végétal caractérisant toute la collaboration. Au contraire, dans la suite de pastels suivant Flower selon l’organisation qui nous est proposée dans le volume It, le corps nu d’une femme est représenté de façon répétitive en tant que lieu de la fécondation : les pétales remplacent le visage et le corps semble prêt à accueillir l’insémination. La pureté et la naïveté de la tradition sont ici remplacées par une sorte de monstruosité renvoyant plutôt à un autre stéréotype lié au féminin à partir duquel s’est développé également une véritable mythologie, celui de la « femme fatale » 704 . Comme nous le verrons également à propos de la collaboration entre Creeley et Robert Indiana, The American Dream, la défamiliarisation de certains stéréotypes a produit, dans le temps, d’autres formules stéréotypées et cela du fait que tout art se fonde sur un processus de défamiliarisation. Ainsi, en voulant se battre contre des clichés, les artistes en évoquent d’autres dévoilant l’extrême puissance du lieu commun. C’est alors par la forme que l’innovation par rapport à la tradition peut être effectuée, comme le montre le poème « Flower ».

Écrit par Creeley comme réponse à l’image de Clemente, le poème poursuit l’opération de déconstruction du stéréotype de la rose en tant que métaphore de la beauté et de la dame opérée par le peintre. Utilisant la mesure qu’il s’était fixée au début de la collaboration (une strophe unique de douze vers) le poète n’exalte pas la musicalité de ses vers comme le voudrait la tradition courtoise mais crée une sorte de monologue interrompu dont le manque de lisibilité produit par l’organisation syntaxique, s’oppose à la banalité du sujet abordé.

‘All my peculiar sense
of life I’ve wanted to
tear out of the bounds
of it be less or more
than meat and feel the
edges less bloody now I
circle am conscious now
the exact pieces of oblong
world make a leaden place-
ment I match the colors follow
the articulate limits measure
the black flower of weights.’

La complétude sémantique est minée par l’absence de liens de subordination entre les phrases à cause de l’omission de la ponctuation : les enjambements fracturent les vers dans lesquels la voix lyrique fait un bilan de son rapport au monde en utilisant l’image comme le terrain à partir duquel développer son discours. Le poète reprend en effet les thèmes du tableau concernant la douleur et le danger liés aux épines et le contraste entre la beauté et la violence (« to tear out », « the edges », « bloody », « meat »). L’existence d’un espace clos et de limites est aussi évoquée par les mots « bounds », « edges », « limits » qui sont associés à des termes censés véhiculer l’idée de pesanteur : « leaden placement », « black flower of weights ». Les formes géométriques et leur opposition au « cercle » entourant et protégeant la rose (et le stéréotype) sont indiquées au travers d’adjectifs spécifiques comme « oblong », « articulate », « exact » qui, avec le verbe « measure », contribuent à développer des idées de stabilité, de solidité et d’ordre. Le mouvement des rectangles enfin est reproduit par la forme du poème caractérisé par une suite ininterrompue de mots placés les uns après les autres jusqu’au point final.

L’absence de rime, en même temps, donne à cette cascade de mots une structure peu régulière, ce qui évoque à nouveau la façon dont les rectangles sont disposés. Cette irrégularité est néanmoins invisible au premier regard : elle ne concerne pas l’aspect visuel du poème mais son aspect sonore et conceptuel. La mesure choisie par le poète garde ainsi un aspect extérieur régulier et solide même si, tout comme dans les œuvres en prose que nous avons analysées précédemment, la fragmentation caractérise l’écriture qu’elle encadre. Celle-ci se concentre sur deux conceptions de la vie qui, à leur tour, évoquent d’autres dichotomies (jeunesse-âge adulte, inconscience-conscience, illusion-désillusion). L’opposition divise le poème en deux parties égales : elle intervient au sixième vers où la voix lyrique introduit l’adverbe de temps « now » pour distinguer le discours au passé du début du poème des considérations au présent caractérisant sa deuxième partie. La rigidité de la deuxième partie du texte, caractérisée par un ton de résignation et riche en éléments référentiels caractéristiques de l’image de Clemente (« exact pieces », « oblong world », « I match the colors », « articulate limits », « black flower of weights ») contraste avec le dynamisme évoqué dans la première partie, où le poète ne se réfère à l’image qu’indirectement et par analogie.

Le pouvoir de signification du poème est toutefois réduit par Creeley afin de privilégier la transposition de l’énergétique de la ligne plastique du tableau de Clemente. La lisibilité du poème en effet est relativement complexe à cause du développement de certains facteurs qui en augmentent la « visibilité ». Parmi eux, la présence d’une seule strophe constituée par une suite de vers privés de ponctuation. Le poème s’impose comme un bloc de mots unique et solide qui reflète la pesanteur de la fleur peinte par l’artiste. Ensuite, l’usage d’adjectifs appartenant au langage scientifique et rappelant des formes géométriques contribue à renforcer l’impact visuel du poème. Enfin, les juxtapositions d’images, typiques chez Creeley, insèrent dans le discours des références à des lignes et à des couleurs absentes du tableau de Clemente, et pourtant évoquées indirectement par certains détails qui le caractérisent. Le mot « meat » et l’adjectif « bloody » par exemple dérivent, par analogie, des épines de la rose même si aucune couleur utilisée dans l’image n’évoque le rouge du sang. Le stéréotype est en outre abordé par Clemente d’un point de vue contemporain, ce qui contribue à l’éloigner de la tradition courtoise à laquelle le cliché est couramment associé. Le poème de Creeley témoigne de cet éloignement. « Flower » confirme ainsi le désir du poète d’explorer les procédés sériels dans l’écriture tout en restant fidèle au modèle visuel qu’il a devant les yeux.

Comme nous l’avons vu, le travail en série dépend pour sa variation, de la présence d’un motif stéréotypé à défamiliariser. A l’inverse, le cliché nécessite un encadrement répétitif afin que sa fixité mais aussi sa nature ambiguë puissent être exposées. Exploité ainsi à partir des techniques de la création sérielle et du rapport entre le thème et sa variation, le concept de lieu commun en tant que stéréotype (commonplace) se développe dans toute l’écriture de Creeley devenant un des motifs centraux de collaborations telles que The American Dream, Commonplace et En Famille.

Notes
691.

Clemente. Cité par Elisabeth Licata. In Company. 19.

692.

Foye. « New York ». Francesco Clemente: Three Worlds.

693.

Idem

694.

Voir l’analyse de Commonplace, chapitre B 2.2, partie III.

695.

Dans un des célèbres passages de On the Road consacrés au concept de « IT » Kerouac écrit : « “Now, man, that alto man last night had IT – he held it once he found it ; I’ve never seen a guy who could hold it so long”. I wanted to know what “IT” meant. “Ah well” – Dean laughed “now you’re asking me impon-de-rables – ahem! Here’s a guy and everybody’s there, right? Up to him to put down what’s on everybody’s mind. He starts the first chorus, then lines up his ideas […] all of a sudden somewhere in the middle of a chorus he gets it – everybody looks up and knows it’s not the tune that counts but IT –” ». On the Road. 194.

696.

Foye. « Madras ». Francesco Clemente: Three Worlds.

697.

A propos de cette chute énergétique pendant la création et de la sensation d’avoir tout dit à propos d’un motif qu’elle produit, nous pouvons nous référer à un parallèle établi par Creeley entre son écriture et le travail d’artistes tels que Pollock ou Guston : « His [Guston’s] resolution to this question as to how do you know when it’s done was to say when you are thus both looking at and involved with this thing that’s happening, and you can’t see any place where further activity is permitted, then you’re done. I mean, where everything has happened, what else is there to do? And I knew again that that was precisely how I felt writing, that when I couldn’t say anything more, that was the end. Not I, again as ego, but when there was no more to be said, more accurately, that was it. And I knew you thus continued writing and/or speaking until no further possibility of speaking was there. [...] And I thought this was what the particular men as Kline, or as Guston, or as de Kooning – not de Kooning so much because his formal procedure was rather different – but Pollock did. Absolutely. That they were not so much experimenting, but they were both delighted and moved and engaged by an activity that permitted them an experience of something, and that they therefore were with it as long as it was possible to be. And at some point it ended. I mean it stopped, and they where thus pushed out, or made to stop to, and that was it ». Creeley. Entrevue avec Lewis MacAdams. Tales Out of School. 91.

698.

Bonito Oliva. « Davanti c’é il bel canto, dietro la rottura » dans Gianelli, Ida. Transavanguardia. Milano : Skira, 2002. 24. (Traduit de l’italien par l’auteur).

699.

Creeley. « Notes Apropos Free Verse », A Quick Graph. 57.

700.

Clemente. Cité par Raymond Foye. « Madras ». Francesco Clemente: Three Worlds.

701.

Selon Gita Metha elle serait le symbole de la vision Rosicrucienne de la beauté et de la douleur. « Unbound ». Clemente. 91.

702.

Nous avons pris en considération le tableau de Gris tout comme le poème de William Carlos Williams qu’il a inspiré dans le chapitre B1, partie II, lorsque nous avons analysé la collaboration Anamorphosis.

703.

Parmi les précédents littéraires les plus classiques qui ont traité du topos de la rose en tant que métaphore de la dame il faut souligner Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris ou le poème « The Rose of the World » de William Butler Yeats.

704.

L’archétype de la « femme fatale » trouve parmi ses premières représentations celle de Méduse pour ensuite passer par les Parques, les Gorgones, les Sirènes d’Ulysse, Salomé, et beaucoup d’autres figures créant un imaginaire présent autant dans la tradition littéraire (L’Odyssée, L’Énéide, l’œuvre de Flaubert, la poésie décadente, Mallarmé, Baudelaire, Wilde) que picturale (à part l’art ancien nous songeons aussi au Symbolisme de Gustave Moreau, à l’art de Félicien Rops, aux représentation féminines de Gustav Klimt et Egon Schiele, qui a beaucoup influencé Clemente).