B : « The Commonplace » ou le lieu commun en tant que stéréotype : entre défamiliarisation et célébration du familier

Le rapport de Robert Creeley avec le lieu commun en tant que stéréotype relève d’une contradiction essentielle : d’une part le poète trouve dans le commun et l’ordinaire une source de confort qu’il exalte, d’autre part la stéréotypie conduit son écriture à la pratique de la défamiliarisation.

Le lieu commun d’une part est, comme nous l’avons souligné plus haut, un lieu en commun, c’est-à-dire un lieu de partage où le « I » et le « common » se rencontrent : le poète abolit ainsi sa différence par rapport aux autres, exaltant la valeur de l’ordinaire et découvrant dans le partage et dans l’union une forme de confort. D’autre part, il est propre à l’activité artistique en général de présenter la réalité sous une nouvelle lumière, déstabilisant ainsi les visions stéréotypées de la réalité à l’aide de procédés de défamiliarisation. Roman Jakobson définit le processus de déformation des « idéogrammes » (représentations familières) comme la caractéristique essentielle des innovations artistiques : c’est par la présentation de l’objet ou de l’expression sous une nouvelle forme que l’artiste et l’écrivain arrivent à les libérer respectivement des formules auxquelles ils sont liés par un rapport de contiguïté. Selon Jakobson il n’y a pas de poésie sans déformation, ce qui renvoie au concept d’ostranenie élaboré par Victor Chklovski en 1917 et développé par l’école formaliste russe.

L’« étrangisation » 705 ou la « singularisation », traductions françaises du terme qui indique à la fois un processus de mise à distance, d’écartement, et de « faire étrange », marquent selon les formalistes, tout processus artistique visant à présenter une idée ou un concept familier sous une forme nouvelle, le faisant ainsi apparaître à première vue comme « étrange ». Les formalistes, tout comme Jakobson, considèrent l’étrangisation comme la véritable énergie de la création artistique et comme le moyen permettant de distinguer, dans le cas de l’écriture notamment, le langage littéraire du langage ordinaire. Ce qui nous intéresse dans cette théorie est surtout le principe selon lequel la défamiliarisation a besoin du lieu commun pour fonctionner : sans la stéréotypie l’étrangisation ne pourrait pas avoir lieu car c’est à partir des stéréotypes que les perturbations peuvent se produire. Ce qui nous semblait donc être une contradiction inhérente à l’œuvre de Creeley est en réalité une praxis : la célébration de l’ordinaire et la défamiliarisation font partie d’un même processus poétique.

Un exemple du travail avec les lieux communs est offert par « Inside my Head », le premier poème constituant Anamorphosis, collaboration réalisée par Creeley avec Francesco Clemente 706 . A cette occasion, Creeley et Clemente dévoilent l’ambiguïté inhérente des lieux communs qui découle, comme le souligne Clemente lors d’une entrevue avec Elisabeth Licata, du fait que tout le monde croit les comprendre alors que personne ne les connaît véritablement. C’est principalement pour cette raison que, selon le peintre, ils peuvent être l’objet d’une révélation 707 .

Dans « Inside my Head », les deux artistes soulignaient la lisibilité de leurs œuvres qui, néanmoins, gardaient des qualités mystérieuses et inquiétantes. En présentant un lieu commun (celui de l’individu qui, plongé dans le sommeil, fait face à ses conflits intérieurs) par un langage simple et parfois même banal, les artistes opéraient ainsi une anamorphose du lieu commun lui-même : par l’exaltation de son aspect banal, ils mettent en réalité en valeur sa nature mystérieuse de même que, dans l’anamorphose, l’artiste, exaltant les lois de la perspective de façon extrême, produit une déformation de l’image et une annulation de la perspective traditionnelle. Un renvoi indirect au terme « lieu commun » était d’ailleurs présent dans le poème de Creeley qui pourtant le dissimulait au début du deuxième vers de la première strophe, le faisant apparaître comme le produit de la réitération de l’adjectif « common » (« Inside my head a common room/ a common place, a common tune/ a common wealth, a common doom/ inside my head »).

Nous nous sommes concentrés sur cette collaboration car l’anamorphose, déformant la réalité tout en mettant à nu le procédé de façon à provoquer une prise de conscience chez l’observateur, représente un exemple classique de défamiliarisation. La caractéristique essentielle de l’étrangisation consiste donc dans le fait d’être fondamentalement liée à la perception et d’affecter le rapport existant entre le regard du spectateur et l’œuvre. Elle capture tout d’abord l’intérêt du spectateur, pour ensuite augmenter la durée et la complexité de la perception, ce qui conduit à un phénomène de re-familiarisation consistant dans la réintégration, de la part du spectateur, de la déformation dans son univers familier. Comme l’ont bien démontré David S. Miall et Don Kuiken dans leur étude du procédé littéraire d’actualisation ou « mise en évidence » (foregrounding) 708 , par lequel l’on se sert des artifices du langage pour saisir l’attention du lecteur ou de l’observateur dans le cas d’une œuvre visuelle, la perception du récepteur suit un parcours déterminé : « Literary response follows a distinctive course in which foregrounding prompts defamiliarization, defamiliarization evokes affect, and affect guides “refamiliarizing” interpretive efforts ».

Cette conception du jeu stylistique en tant que facteur essentiel pour opérer une réduction, voire une annulation, des automatismes de la perception est l’objet d’étude des théories littéraires depuis l’Antiquité 709 . Dans les arts visuels nous avons également plusieurs exemples d’étrangisation notamment dans le dépaysement mis en place dans les œuvres des peintres dadaïstes et surréalistes ou dans la transfiguration du lieu commun caractéristique du Pop art où, par l’isolement, l’agrandissement, la répétition et la variation chromatique des motifs, les artistes produisent des artefacts de la réalité tout en permettant au spectateur de saisir l’absence d’équivalence entre l’objet réel et l’objet représenté. La caractéristique commune à toutes ces traditions (picturale et littéraire) est, comme nous l’avons vu, la nécessité de se fonder sur des stéréotypes et le travail de défamiliarisation des lieux communs caractéristiques des collaborations de Creeley s’inscrit dans cette pratique.

Ainsi, la coprésence dans l’œuvre du poète de célébration et déformation du stéréotype semble être un reflet de la double nature de ce dernier. Les lieux communs d’une part ignorent l’unicité, la remplaçant par la généralisation et le rassemblement. D’autre part, ils stimulent l’affirmation de l’ego artistique, car par la défamiliarisation du stéréotype l’artiste revendique l’unicité de son regard. L’écriture de Creeley donne alors la voix au conflit caractéristique de la vie de chaque homme entre son désir d’unicité et la nécessité de faire partie d’une communauté. Le confort offert par le lieu commun, et la célébration de l’ordinaire qui se produit dans l’œuvre de Creeley, sont les reflets d’une recherche de repères et du besoin du poète d’une « compagnie » concrétisée par la pratique de la collaboration.

C’est donc de cette sorte d’attraction-répulsion par rapport au lieu commun dont il témoigne dans des collaborations telles que The American Dream, Commonplace et En Famille où l’on assiste à une alternance entre la négation et l’affirmation de l’ordinaire et où la défamiliarisation laisse parfois place à la célébration du stéréotype.

Notes
705.

La traduction française du terme russe est proposée par Victor Chklovski dans La marche du cheval (Paris: Champ Libre, 1973. 110-113). Voir aussi l’étymologie du terme dans le Dictionnaire International des Termes Littéraires (DITL) disponible sur le site web <www.ditl.info>

706.

Nous avons déjà eu l’occasion de parler de cette collaboration dans le chapitre consacré à la théorie du rythme, partie II, chapitre B1.

707.

Clemente. Entrevue avec Elisabeth Licata, (New York, 1998). In Company CD-ROM.

708.

Miall-Kuiken. «Foregrounding, Defamiliarization and Affect: Response to Literary Stories». Poetics 22, 1994 : 389-407.

709.

Des personnalités différentes telles qu’Aristote, Horace, Rabelais, Wordsworth, Coleridge ou Brecht ont contribué au développement de cette tradition de pensée.