Lors de la réalisation de leur dernière collaboration, Tandoori Satori, pendant l’été 2004, Robert Creeley et Francesco Clemente ont également conçu un autre projet constitué par un cycle de quarante aquarelles peintes par l’artiste en Inde et accompagnées par deux poèmes de Creeley. Le titre Commonplace choisi par Clemente confirme son intérêt pour l’ordinaire qu’il explore dans ce travail exaltant sa double nature à la fois banale et étrange. D’une part, les qualités de répétition et de banalité associées au terme concernent les motifs abordés par l’artiste qui se concentre sur l’exploitation des thématiques communes liées au cycle de la vie, à la sexualité, à la religion, au mythe, à la vie quotidienne. D’autre part, l’acception de familiarité caractérise directement l’univers pictural du peintre, car dans cette collaboration il reprend, en les modifiant, des motifs parmi les plus typiques de son œuvre comme les ciseaux et les papillons.
Raphela Platow identifie, dans ce cycle d’aquarelles, cinq sections, déterminées par les variations chromatiques: « The shifts of color within the series loosely identify five sequences that are also defined by their related imagery, and which structure the cycle into entities that can be compared to the stanzas of a poem » 733 . Ce parallèle établi entre la structure de la série et celle d’un poème est intéressant car Clemente indique effectivement dans ce cycle sa volonté d’imiter l’art poétique, en particulier celui de son collaborateur. Le lien instauré entre chaque image et la suivante, inédit dans l’œuvre de l’artiste, est comparable à l’attitude typique de Creeley de souligner les rapports entre les strophes par l’utilisation des enjambements qui, s’ils fracturent le vers en complexifiant les liens syntaxiques, mettent également au premier plan les relations entre les éléments séparés en les insérant dans un espace hybride (celui entre deux strophes) où le silence et la parole coexistent dans l’esprit du lecteur. C’est en effet exactement entre les bords de chaque cadre séparant une image de l’autre que l’œil du spectateur face aux images de Clemente stationne à la recherche des rapports entre les formes appartenant aux « strophes » visuelles réalisées par l’artiste.
Cette insistance sur les relations caractérise également chacune des images appartenant à la série d’aquarelles : Clemente, tout en choisissant des motifs convenus, les présente sous la forme d’énigmes, ce qui dévoile leur nature étrange. Le choix de retenir une certaine quantité d’information afin de pousser l’observateur vers le questionnement est le produit du processus de défamiliarisation mis en place dans ces images : tout en traitant de l’ordinaire elles nous le proposent sous une forme ambiguë caractérisée par la fusion des traditions orientales et occidentales, par le choix de faire émerger les formes d’un fond méconnaissable (mouvant dans la première partie du cycle à cause des tâches produites par le jeu de l’eau et des couleurs, et neutre et immobile dans la deuxième), et enfin par la présentation agrandie des formes qui, selon une technique chère à Clemente, ne semblent pas pouvoir être contenues à l’intérieur des bords définis par le cadre, en s’étendant au-delà de ceux-ci. Nous avons ainsi l’impression de manquer constamment une partie de l’information véhiculée par le visuel : le message paraît se perdre aussi bien entre les espaces des formes peintes sur la toile qu’entre les vides entourant chaque tableau et le séparant des autres. Si toutefois les sauts entre une forme et l’autre sont plus graduels lorsque l’on passe d’un tableau à l’autre de la série, ils sont au contraire très brusques à l’intérieur de chaque image : au début de son cycle Clemente peint notamment des couronnes de fleurs et d’épines aux connotations évidemment symboliques qui se transforment progressivement dans les tableaux suivants pour laisser place à des abeilles dont la menace représentée par le dard renvoie aux épines de l’image précédente, tout comme leur couleur jaune brillante reflète celle des fleurs. Dans les tableaux suivants au contraire, il associe, à l’intérieur de la même image, un oeuf et une tête de mort, une fleur rouge très stylisée et aux connotations extrêmement naïves au corps d’une femme, ou encore un scorpion qu’il relie aux organes sexuels masculins et féminins.
Il est donc évident que Clemente est en train de contenir, par ces jeux métaphoriques et métonymiques mis en place dans chaque image, une certaine quantité d’informations qui fait que l’ordinaire dont il traite dans la série se présente sous une lumière ambiguë et onirique, renvoyant d’une part aux images ambivalentes de Georgia O’Keeffe, d’autre part au surréalisme de Salvador Dali et, surtout dans la dernière partie du cycle, au chromatisme onirique de Marc Chagall. Comme nous l’avons vu dans It, c’est par les jeux formels que la défamiliarisation peut avoir lieu car, comme le souligne Clemente, le vocabulaire caractéristique des expériences humaines est toujours le même :
‘We have to accept the fact, that, no matter how much the world changes, the vocabulary of human experiences is the same. Just like the skeleton of the human body is the same, the senses are the same, the function of the brain is the same. So, to discover a familiarity within these images is not wrong. It’s reassuring, and it provides a link with the past, which means that there is hope for the future 734 . ’Dans la série des dessins constituant Commonplace, ces jeux formels consistent en des changements de perspective immédiats qui permettent de passer du personnel au collectif instantanément. « Clemente can shift from the intimate to the global in a second » 735 , souligne Vincent Katz : les analogies établies entre les objets présentés sur la toile véhiculent précisément ces passages demandant à l’observateur un effort interprétatif considérable car, tout en recherchant le rapport entre les éléments proposés par le peintre, il est en même temps confronté à la valeur que ces objets familiers possèdent dans son univers personnel.
‘The object is supposed to be the fulcrum of a field of experiences. We are used to making catalogues of our experiences, in a linear way. But in actuality, there are fields of experiences, which do not have a linear existence. They happen simultaneously, and have various degree of materiality 736 .’L’ordinaire présenté par Clemente est donc d’une nature différente de celui présenté par Indiana dans The American Dream. La différence entre ces deux collaborations n’est pas uniquement d’ordre stylistique. Allant à la recherche du vocabulaire universel de l’expérience humaine, et restant fidèle à l’idée de tantra en tant que « primaire » et « primordial », Clemente propose une vision de l’ordinaire basée sur un dialogue avec le primitif. Il révèle ainsi le rôle des lieux communs transculturels : si, d’une part, il existe des stéréotypes culturels liés à un certain type de culture et de société (ou à l’âge, au genre, à la classe sociale, etc.) d’autre part, nous reconnaissons également des stéréotypes qui vont au-delà de ces limitations et qui remontent au rapport primitif de l’homme au monde (naissance, vie, amour, mort). Si dans la collaboration étudiée précédemment nous pouvions remarquer la présence d’un cadre culturel très marqué (occidental et américain) à l’intérieur duquel les clichés étaient étudiés, face aux dessins de Clemente nous sommes confrontés à la coexistence de l’Orient et de l’Occident, du contemporain et de l’ancien, du sacré et du profane. Remontant aux origines Clemente arrive à montrer « la présence du monde archaïque dans le contemporain » 737 dévoilant un même vocabulaire de l’ordinaire et du familier dans des cultures et à des époques différentes.
Le rapport avec l’archaïque est confirmé par la structure narrative de la série d’aquarelles : racontant une histoire par ses images le peintre renvoie d’une part à la tradition pictographique, par laquelle on utilisait des images pour communiquer des messages ou des idées. D’autre part les dessins de Clemente, manquant de la simplicité des pictogrammes, semblent nier l’aspect communicatif caractérisant ces formes primitives d’expression. C’est en effet précisément par ce jeu entre l’apparente transmission d’un message et la rétention d’une partie de celui-ci que le peintre arrive à présenter l’ordinaire sous une forme à la fois familière et étrange. La « constellation de qualités familières » qu’il évoque assume une signification rare et en cela le peintre imite le travail d’écrivains tels que Ezra Pound et James Joyce, dont il affirme qu’ils comptent parmi ses modèles :
‘In their [Pound’s, Joyce’s] writing, the distinctions between private and public, important and unimportant, trivial and overwhelming, the big scheme and the little detail all fall away. They create a secular world of meaning, a constellation of familiar qualities that have an unfamiliar meaning […] 738 .’De son côté, Creeley, saisit parfaitement ce jeu entre le familier et l’étrange célébré par l’artiste comme le confirme la structure des deux poèmes écrits à partir de l’observation de la série narrative réalisée par Clemente. « The Red Flower » et « The Puzzle » constituent deux exemples révélateurs de la réaction à la fois de familiarité et d’émerveillement produite par l’observation des images du peintre : à la reconnaissance des formes succède le questionnement et la découverte de leur nature ambiguë.
« The Red Flower », écrit à partir de l’observation des douze premières aquarelles, confirme le désir de Creeley, déjà énoncé à propos de Tandoori Satori, d’éviter toute complexité intellectuelle et de s’appuyer directement sur le pouvoir communicatif des images. Il suit ainsi les suggestions proposées par le peintre lisant ses images de façon linéaire et chronologique. L’aspect linéaire de la narration visuelle est partiellement perdu dans le catalogue car le format impose que la séquence soit coupée plusieurs fois, ce qui n’était pas le cas lors de l’exposition de ces œuvres au Rose Art Museum de l’université Brandeis, où la linéarité et l’interdépendance des images était parfaitement visible. D’autre part, lors de l’exposition, les poèmes de Creeley n’étaient pas présentés à côté des images : le catalogue constitue alors le seul lieu de rencontre du visuel et du verbal si l’on exclut la lecture publique organisée par le musée à l’occasion de la collaboration en novembre 2004, pendant laquelle Creeley, entouré des tableaux de Clemente, avait lu et commenté ses poèmes.
A l’intérieur du catalogue, le poème est positionné en guise d’introduction à la série : il est imprimé sur une page qui, fonctionnant comme une « pochette », se déplie dévoilant à l’intérieur les reproductions des aquarelles. La mesure choisie par le poète témoigne du parallèle entre la structure du texte poétique et les images : le poème se compose de sept quatrains séparés par un point, ce qui leur confère un statut de cadres séquentiels à l’intérieur desquels le poète imprime sa réponse au visuel. Même si les aquarelles auxquelles Creeley se réfère sont au nombre de douze, la présence de sept quatrains est due à la lecture de la narration produite par Clemente qui crée à l’aide de douze toiles, sept images principales.
L’ambiguïté du lieu commun est introduite au début de la première strophe où l’écrivain énonce le credo qu’il partage avec Clemente concernant la nature à la fois banale et mystérieuse du familier :
‘What one thinks to holdEn établissant une identité entre les deux constructions parallèles (ce qu’on croit contrôler est ce qu’on croit savoir), mais la déstabilisant par l’utilisation du verbe « to think », Creeley souligne l’instabilité de tout contrôle et donc de toute connaissance conçue en tant que « contrôle ». La syntaxe énigmatique de deux vers suivants semble ainsi être le résultat de la perturbation mise en place au début de la strophe : Creeley en défamiliarisant la langue nous montre la fragilité de tout système de connaissance que nous croyons, ou mieux espérons, être stable.
Dans les strophes suivantes le poète s’appuie directement sur les images, lisant Clemente avec précision sans craindre parfois de paraphraser le visuel, chose très rare dans ses travaux collaboratifs. Les vers deviennent alors plus lisibles, contrastant visiblement avec l’abstraction de la première strophe:
‘The others there the sameLa rime véhiculée par chaque mesure relie le poème à la tradition orale (où les répétitions et les échos sonores sont nécessaires pour que le message puisse s’imprimer dans la mémoire du public), par laquelle l’histoire de l’homme a été narrée pendant des siècles. Le cycle de la vie, suggéré par l’artiste avec ses glissements d’images représentant les clichés de la jeunesse et de la beauté (associés aux fleurs et aux abeilles) aux signes de la souffrance et de la vieillesse (représentés par une canne et une tête de mort) est également évoqué par le poète. Celui-ci réaffirme ainsi, d’une façon directe et immédiate, le cliché de la nature cyclique du destin humain proposé par les images, conservant en même temps l’ambiguïté produite par les calembours visuels réalisés par l’artiste :
‘The way from here is thereFaisant la liste des objets peints par l’artiste et proposant leurs associations ainsi qu’elles sont traitées dans l’image, sans les expliquer, Creeley conserve dans son écriture cette rétention de message typique des images de Clemente. Ainsi, même si la simplicité reste le désir fondant le discours du poète, le texte se présente comme étant bâti sur un contraste entre un vocabulaire très commun et une forme qui, à l’intérieur de quatrains réguliers, opère par juxtaposition. Les éléments juxtaposés, comme les objets peints par Clemente, alternent entre un rapport logique de similitude ou d’opposition et l’absence de toute relation : ainsi si les syntagmes « from birth to death » et « [from] flesh to eyeless skull » présentent une logique évidente, le syntagme « from egg to echo », ou encore la phrase « the road from here is there », introduisent dans les vers une logique autre, faite de vides et de blancs conceptuels parallèles aux vides mis en place par l’artiste sur la toile. Dans « The Red Flower », Creeley lit donc la narration de Clemente avec justesse, mais, ce faisant, il contredit son propre désir d’éviter toute complexité intellectuelle car, en se basant sur le discours du peintre, il reproduit le contraste entre la simplicité du vocabulaire et la complexité de la forme caractéristiques de ses images.
Dans « The Puzzle », la nature mystérieuse de l’ordinaire présentée par l’artiste semble affecter encore plus la forme de l’écriture. Le titre d’ailleurs met l’accent sur le questionnement produit par l’observation des images de l’artiste : « défamiliarisant » l’ordinaire Clemente crée de véritables puzzles visuels auxquels l’observateur/lecteur de la série cherche à trouver une solution. Celle-ci semble en apparence introuvable aux yeux de Creeley :
‘Insoluble.L’écriture, face aux images composant la dernière partie de la série, devient moins discursive : elle garde la mesure du quatrain établie lors de la composition du poème précédent et utilisée en tant que support équivalent aux cadres présentés en série par l’artiste, mais elle se réduit et s’étire, abolissant les liens syntaxiques et présentant les objets et les idées comme dans une liste. La contiguïté métonymique caractéristique des aquarelles constituant la fin de la série est poussée à l’extrême : à la différence des images précédentes, le rapport entre les cadres est moins évident, les vides conceptuels sont plus marqués, ce qui conduit Creeley à renoncer à une lecture linéaire et à sauter d’une image à l’autre suivant le rythme de sa perception. Il se limite ainsi à énumérer les formes devant ses yeux, reproduisant leur juxtaposition :
‘A weather.L’indécision perceptive face à ces images pourtant lisibles est évoquée dans la cinquième strophe où le poète « mesure », comme toujours, sa place à l’intérieur des lieux créés par l’artiste :
‘Which way to goLa richesse et la complexité du message véhiculé par ces images, où les références mythologiques, ainsi que les symboles de la culture occidentale et orientales prolifèrent, n’induit pas le poète à une analyse des rapports entre ces différentes cultures et systèmes de signes mais le pousse vers le minimalisme le plus extrême qui se traduit dans l’économie de ses vers et dans la mise en valeur des blancs crées par l’artiste. Si dans « The Red Flower » les rapports entre les couples dichotomiques présentés par le poète étaient parfois encore visibles et compréhensibles grâce à la mise en évidence des rapports de causalité et de subordination (« from birth to death »), maintenant Creeley se limite à présenter ces couples sans établir aucun lien entre les mots (« up down/ backward/ forward »). La parataxe domine la structure du poème qui est donc bâti sur l’absence, sur la présence de « vides » à remplir. Clemente d’ailleurs confirme, dans son entrevue avec Diego Cortez, que ses images sont effectivement concentrées sur la conception bouddhiste du vide en tant qu’interdépendance (« emptiness as interdependence ») 739 : c’est dans les espaces vides internes aux images comme dans ceux existant entre celles-ci dans la série que s’articulent invisiblement les rapports entre les formes peintes. Parallèlement, c’est dans les vides typographiques et, surtout, conceptuels mis en place par le poète que se nouent les rapports entre les mots :
‘In the skyLa rime cède sa place ici à une forme plus discursive, même si les jeux métonymiques continuent de caractériser l’écriture de Creeley qui, dans la première strophe, paraphrasant l’un des tableaux de Clemente (où, sur un fond noir, deux étoiles rayonnent au-dessus d’un groupe de bateaux qui sont en train de couler), en imite la structure basée encore une fois sur la juxtaposition. Le silence qui semble caractériser les poèmes et les images, construits autour de vides conceptuels à remplir, semble enfin être annulé par le son évoqué dans le dernier vers de « Puzzle ». La dernière image par laquelle Creeley termine son poème est en effet une image de naissance. Le mystère qui se cache derrière cet événement familier et presque ordinaire s’affirme aussi bien dans les images que dans le poème. L’énigme de l’existence humaine ne peut pas être percée, elle est « insoluble ». Néanmoins la communauté des expériences est une certitude. L’artiste et le poète bâtissent ainsi leur système de certitudes, de lieux communs, dont ils savent qu’ils se perpétuent dans le temps et par lesquels ils se sentent appartenir à un même lieu, commun :
‘Here is an accumulation of signs which provide a safety net for oneself. That’s the way I viewed those original drawings from the ‘70s. They were amulets, signs which would protect a territory where I could live. These new works suggest the same potential, to build an immense storage of protective signs 740 .’Dans Commonplace nous assistons donc à une célébration de la valeur de l’ordinaire qui, tout en gardant une dimension mystérieuse et impossible à pénétrer, assure des appuis auxquels s’accrocher afin d’atteindre une possible stabilité, même si elle n’est que provisoire.
Platow. « Francesco Clemente : Tandoori Satori and Commonplace ». Clemente. Tandoori Satori and Commonplace (catalogue de l’exposition). Brandeis University, 2004. 67.
Clemente. Entrevue avec Diego Cortez. Tandoori Satori and Commonplace. 17.
Katz. « Birth of the Universe: Recent Paintings by Francesco Clemente ». Tandoori Satori and Commonplace. 65.
Clemente. Entrevue avec Diego Cortez. 15.
Raphaela Platow utilise cette phrase en se référant au travail de l’historien de l’art Aby Warburg dans son œuvre Mnemosyne Atlas, un atlas contenant 1300 images réalisées entre 1924 et 1929 : « With the relationship he established among the images the art historian traced the energy of current imagery back to archaic figures, showing the survival of the ancient world in the contemporary ». Tandoori Satori and Commonplace. 70.
Clemente. Cité par Lisa Dennison. « Francesco Clemente: Once You Begin the Journey You Never Return ». Clemente. 25.
« In the case of these Tandoori Satori works, maybe one thinks about these wonderful notions of emptiness, or as in the case of Vajrayana Buddhism, emptiness as interdependence ». Clemente. Entrevue avec Diego Cortez. 16.
Clemente. Entrevue avec Diego Cortez. 17.