Conclusion

Notre voyage dans l’univers collaboratif de Robert Creeley nous a fait suivre les étapes du rapprochement du poète avec l’art, nous le dévoilant en tant que reflet d’un rapprochement du « I » au « common ». Par son écriture collaborative Creeley témoigne de la difficulté de cette réconciliation. Le désir de garder son unicité et la crainte de la déstabilisation, la souffrance visuelle et la défamiliarisation des attitudes stéréotypées contrastent ainsi avec la nécessaire présence de l’autre dans son univers, avec la jouissance produite par l’apparition des traces de cette compagnie, tout comme avec le désir de créer et partager avec elle un lieu en commun.

Parallèlement à cette quête du « I », le « Eye », désireux d’affirmer son pouvoir visuel, fait face à ses limites, affrontant l’écart existant entre sa vision et celle des « autres ». Comme eux toutefois, l’œil du poète veut regarder. Son regard porte alors les traces d’une blessure originelle qui parfois s’efface derrière la jouissance perceptive, parfois émerge, conditionnant son écriture.

Ce rapprochement ambivalent du I/Eye au « commun » conduit inévitablement à des rencontres. C’est dans ces relations que, selon le poète, la vie acquiert toute son intensité: « I am given as a man to work with what is most intimate to me – these senses of relationship among people », affirme-t-il. « I think, for myself at least, the world is most evident and most intense in those relationships » 769 . Une affirmation dans laquelle nous entendons l’écho de la préface à The Island où le poète affirmait : « It is only in the relationship men manage that they live at all » 770 . Tout au long de notre étude nous avons ainsi vu comment la collaboration peut être considérée comme le produit de cette importance accordée à la rencontre du « je » avec l’« autre », une rencontre qui devient possible grâce à la place laissée par Creeley à l’expression de l’autre (artiste, objet d’art, lecteur, éditeur). Toute expression littéraire de Creeley (qu’elle soit en vers ou en prose) peut être vue comme une forme de collaboration : pour définir sa pratique poétique notamment, il cite souvent des poèmes d’Ezra Pound, de William Carlos Wiliams, de Lois Zukofsky ou de Robert Duncan. Chaque phrase de Creeley permet à « l’autre » de participer activement.

Cette rencontre de Creeley avec l’« autre » a marqué toutes les étapes de notre recherche qui s’est concentrée sur trois problématiques principales : le rapport de Creeley avec l’art et la reconstitution du processus de rapprochement du poète au visuel ainsi que l’effet de ce rapprochement sur son écriture ; le concept de « collaboration » et la spécificité de Creeley dans le cadre de cette pratique si importante dans sa carrière d’écrivain ; le rapport entre le visible et le lisible dans le livre et la façon dont l’un passe dans l’autre.

En ce qui concerne le premier point, nous avons vu comment l’expérience de Creeley au Black Mountain College a été fondamentale pour le développement de son intérêt pour l’art et pour les relations entre les arts. La recherche de la part de l’écrivain d’une compagnie, s’est révélée être caractéristique d’un phénomène générationnel de recherche de repères dans le contexte culturel complexe de l’Amérique après la Deuxième Guerre mondiale. En parcourant le début de la carrière de Creeley, nous avons ainsi assisté au passage, vers la fin des années 1960, d’une conception de l’art en tant que « modèle » à une vision plus active des rapports entre le visible et le lisible : ceux-ci agissent réciproquement en tant que « stimulus actif », chacun encourageant et influençant la création de l’autre.

Nous avons ensuite défini ce que l’on entend par « collaboration » et, mettant en évidence les différents désirs qui peuvent être à l’origine d’une telle activité, nous avons remarqué la spécificité de Creeley dans cette pratique. Tout en célébrant l’art abstrait (principalement celui des expressionnistes abstraits et des peintres minimalistes), il collabore presque exclusivement avec des artistes figuratifs ou dont l’expression oscille entre la figuration et l’abstraction. Analysant le rapport de Creeley avec la tradition ekphrastique, nous avons ensuite remarqué sa méfiance par rapport au terme « description », mettant en évidence le contraste entre son désir d’éviter toute illustration du visible et la présence évidente d’éléments référentiels dans son écriture développée à partir d’une image. Ceci nous a fait remarquer le contraste existant, chez Creeley, entre le désir de rapprocher le langage des qualités de l’œuvre visuelle, et l’exigence opposée de permettre à l’écriture de garder sa spécificité : rapprochement et éloignement, distance et proximité caractérisent le rapport de Creeley avec les œuvres de ses collaborateurs. Une attitude que nous avons définie comme étant l’expression d’une « conscience ekphrastique » due à la capacité de négocier entre l’« espoir ekphrastique » d’un rapprochement de deux langages, et la « crainte ekphrastique » de leur possible coïncidence. La mise en évidence d’une ambivalence par rapport à la pratique de l’ekphrasis et l’étude de cette ambivalence à la lumière des théories de W.J.T Mitchell, nous ont portés à remarquer dans l’œuvre de Creeley une ambivalence par rapport à l’autre. Ceci nous a mené à une analyse du rapport qu’il engage avec les « autres » participants de l’activité collaborative : nous avons ainsi développé un modèle de la collaboration « à distance » de Creeley, où le dialogue avec l’artiste alterne avec la réponse du poète par rapport à l’image. Ces deux formes de dialogue (très différentes l’une de l’autre) sont accompagnées par un échange dialogique que l’écrivain engage avec l’éditeur et par un contact indirect établi avec le lecteur, qui est considéré par le poète comme participant actif du processus collaboratif. Toujours en essayant de dégager la spécificité de Creeley dans le contexte de la pratique collaborative, nous avons mis en évidence la singularité de la perception visuelle du poète, en montrant comment elle affecte son écriture lorsqu’elle s’inspire d’une image. Nous avons alors caractérisé la pratique collaborative comme le produit du désir de Creeley de dépasser la « division » inhérente à sa vision (due à la perte de son œil gauche) par une activité qui demande d’une part un rôle actif en tant qu’observateur, d’autre part un questionnement constant à propos des mécanismes de la vision. L’exploration du rapport entre le « je » et les « autres » nous a ensuite portés à analyser le concept de « lieu commun », central dans l’œuvre de Creeley : nous avons ainsi distingué le lieu commun en tant que « base » de l’écriture du lieu commun en tant que « cliché », montrant la coexistence et l’interdépendance de ces deux acceptions du terme dans l’œuvre collaborative du poète et soulignant le statut essentiel du lieu commun en tant que « lieu de partage ».

Notre recherche s’est enfin concentrée sur le problème capital des rapports entre le lisible et le visible : nous avons tenté de comprendre la façon dont ils sont connectés dans le livre et de définir la nature de l’échange qu’ils établissent. Le concept de rythme, à la lumière des études de Jean-François Lyotard et Henry Maldinay, s’est révélé extrêmement pertinent pour l’étude des rapports entre des systèmes sémiotiques différents.

A travers l’étude de la pratique collaborative dans l’œuvre de Creeley nous avons ainsi pu remarquer la complexité de fonctionnement qui la caractérise. La collaboration demande de remettre en question le rapport de l’écrivain (ou de l’artiste) avec l’autre, de réévaluer sa propre pratique créative, de tester les limites de son propre langage et de redéfinir les limites de son propre rôle de créateur. Encore beaucoup de terrain peut toutefois être parcouru. Il serait notamment possible d’explorer le rapport entre les collaborations que Creeley a réalisées avec des peintres et plasticiens et celles qu’il a produit avec des musiciens, ou encore de comparer la pratique collaborative de Creeley avec celle d’un autre « poète des peintres » contemporain, notamment Frank O’Hara. Il serait également intéressant d’établir des rapports entre l’expérience collaborative de Creeley avec celle d’autres écrivains européens, et de dégager la spécificité de la collaboration aux États-Unis par rapport à la tradition européenne 771 .

Face à l’ampleur des études qui peuvent encore être menées à partir de l’œuvre de Creeley, nous sommes portés à nous questionner sur la nature de l’héritage que nous a laissé le poète. D’une part Creeley a montré, par son travail collaboratif, la valeur que l’expérience communautaire peut avoir sur le travail individuel, une valeur qui est témoignée par la richesse expressive produite par l’union de deux langages différents dans ses collaborations. D’autre part, il a mis en évidence l’importance de construire un lieu en commun pour créer et partager l’art. La fréquence avec laquelle la pratique collaborative s’est inscrite dans son œuvre, nous a également montré la valeur du « recommencement » : le faire et le voir ensemble inhérents à l’acte collaboratif produisent un espace qui est toujours en voie de construction, et qui permet aux collaborateurs d’acquérir une nouvelle vision du monde au travers de chaque expérience collaborative. Surtout, les collaborations de Creeley rappellent aux lecteurs que l’art doit rester un plaisir, qu’elle ne se fait pas en s’isolant du monde mais qu’elle se fait dans le monde, avec les autres.

Il convient donc, à ce stade de notre analyse, de tenter répondre à une dernière question concernant la pratique de la collaboration dans l’œuvre de Robert Creeley : que représente la collaboration effectivement pour lui ? Ou mieux : comment l’écriture collaborative participe-t-elle au processus de socialisation du poète ?

Samuel Moon, dans « The Springs of Action », met en évidence l’utilisation compulsive du langage par Creeley. Le critique affirme: « This compulsive talking or letter writing is frequently associated with his [Creeley’s] effort to make friends » 772 . Chez Creeley, la pratique de la collaboration elle-même est quasi-compulsive. Nous avions d’ailleurs associé cette pratique à la nécessité d’établir des liens avec les autres, caractéristique de toute la carrière du poète. Par la collaboration, Creeley semble surtout mettre à l’épreuve ses relations : il en vérifie la solidité, la permanence dans le temps, enregistrant leurs plus petites variations. Creeley compare d’ailleurs son habitude de réutiliser répétitivement les mêmes thèmes dans ses poèmes au plaisir qu’il éprouve à retourner dans un lieu pour voir ce qu’il s’est passé pendant son absence : « It’s like coming again to a place to see what’s happened in the meantime » 773 , explique-t-il. Le même désir guide la pratique collaborative, par laquelle le poète trouve un moyen de tester ses relations avec sa « company », de mesurer leur poids, leurs changements éventuels et de vérifier périodiquement la « relation » que son langage entretien avec le visuel.

Écrivant à propos de Creeley, Elsa Dorfman souligne cette attitude caractéristique du poète et qu’elle pense également partager :

‘We have the same impulse to nail down, to assure ourselves of our places in our friends’ hearts, to be sure that everything is all right, to be sentimental about place, where we grew up, locality. Family. We both like to define feelings, work around and around them, spend hours figuring out and laying out a relationship 774 .’

En collaborant, l’écriture se révèle alors être la base d’un processus dynamique de socialisation qui a lieu à travers et grâce à la collaboration, qui devient pour l’écrivain un moyen non seulement pour développer une « relation », mais aussi pour l’analyser, la décomposer, se l’approprier. Elle permet d’une part de se rassurer, de savoir que quelqu’un d’autre voit ce que l’on voit. « When two people believe the [same] thing it becomes a fact », affirme Francesco Clemente. « For an artist I don’t think there is anything more than that – when another person sees what you see » 775 . D’autre part, la collaboration permet aussi au poète de se battre contre ses propres faiblesses visuelles en se prouvant qu’il peut voir.

L’étude de la pratique collaborative nous a montré, toutefois, que pour le poète il ne s’agit pas simplement de voir, mais de voir une image. Or, comme le souligne Marie-José Mondzain, il existe une différence de fond entre voir et voir une image, une différence qui réside dans la notion de spectateur. Se poser la question « qu’est-ce que voir une image », demande de s’interroger sur la notion de spectateur et sur la place qu’il occupe. Avant tout, il faut définir la nature de l’acte de « voir ». « Voir, pour l’homme », explique-t-elle, « n’est pas un simple geste organique, mais une opération complexe, où se joue la capacité pour chacun de se séparer, de se penser séparé de ce qu’il voit, de se savoir vu par d’autres regards » 776 . L’analyse de la « division » caractéristique de la vision de Creeley nous a permis de remarquer les traces de cette « séparation » inhérente à toute vision dans son œuvre collaborative. Si toutefois le poète ne se préoccupe, dans ses vers, que de montrer qu’il a vu et de célébrer la puissance de la vision nous dévoilant les mécanismes de celle-ci, ses œuvres collaboratives (par la mise en évidence des rapports existants entre le sujet et l’autre en tant qu’œuvre d’art, artiste et lecteur) témoignent indirectement de ce qu’est « voir une image ». Comme l’explique Mondzain, voir une image demande au sujet qui voit d’accepter sa place de spectateur, ce qui exige du courage. En citant Jean-Luc Godard, elle affirme :

‘Jean-Luc Godard a ainsi énoncé la nature de ce non-lieu où s’inscrit le sujet qui voit, c’est-à-dire désormais pour nous le spectateur. « Pour voir », dit-il, « il ne faut pas avoir peur de perdre sa place ». Ce déplacement, cette perte de place, indique non seulement la nature métaphorique de toute image (de déplacement), mais aussi, il faut l’entendre, la nécessité intrinsèque d’être sans peur. Je crois tout à fait capital de souligner la dimension du courage qu’il faut pour voir une image. Car c’est là que se constitue la dimension éthique et politique du voir. « Voir l’image c’est ne pas craindre de perdre sa place, de ne voir qu’une image, juste une image ». « Juste une image » chez Godard signifie l’impossibilité pour celui qui désire voir de s’approprier une place qui viendrait combler le désir, le fantasme, de se saisir soi-même, ou de se saisir de ce qu’il voit 777 .’

A la lumière de ces observations nous voyons comment Creeley, malgré la conscience de ses faiblesses visuelles, fonde son écriture sur la vision. Il choisit la vue en tant qu’activité physique plutôt que de plonger dans ses visions intérieures, pour lesquelles, nous le savons, il n’a pas besoin des yeux. Il accepte alors d’être spectateur et, ce faisant, il reconnaît l’impossibilité de se saisir soi–même, il fait face avec courage au déplacement, à la division, inhérente à la vision. Ceci le mène inévitablement à redéfinir son rapport avec l’autre, un autre duquel il dépend pour l’affirmation de son identité. Car voir une image, souligne encore Mondzain, c’est « partager le visible par l’usage de la parole ».

A la recherche d’une réponse à nos questions concernant le rapport de Creeley avec la collaboration artistique, il est alors possible d’analyser le rôle de sa pratique collaborative à partir d’une définition qu’il en fait lui-même au début de sa carrière. Dans une lettre à Charles Olson, faisant référence à sa collaboration avec le peintre René Laubiès, Creeley explique : « What he [Laubiès] did for 3 Fate Tales is a more deep acknowledgment than what I did in writing it; I mean, I wrote it down, and he acknowledged it to be there. He made it of, or from, his own character; it is a damn deep thing » 778 . Définissant la collaboration comme une activité permettant « la reconnaissance de l’autre » à travers sa propre subjectivité, Creeley met en lumière deux aspects de cette activité dans son œuvre. D’une part, en collaborant il célèbre la présence de l’autre dans son monde, il « fête » l’aboutissement de sa quête, le fait d’avoir enfin une compagnie. Comme un musicien jazz, pendant une jam session, répond au stimulus lancé par les autres musiciens et, ce faisant, reconnaît leur présence et souligne ainsi l’importance de leur expression artistique, Creeley, au travers de la collaboration, fait l’expérience de cette création commune et de cette alternance des « voix », faisant ainsi véritablement partie d’un « groupe ». Le plaisir collaboratif réside précisément dans la possibilité de rejouer cette « rencontre » avec l’autre. Un autre qui, comme nous l’avons vu, assume plusieurs formes. L’objet d’art, l’artiste, l’éditeur et le spectateur sont tous « reconnus » par Creeley dans chaque acte collaboratif : leur place dans sa compagnie est ainsi « prouvée ». D’autre part, et c’est cela qui nous intéresse principalement, en reconnaissant l’importance de l’autre Creeley « se reconnaît » lui-même, il comble son désir d’être reconnu, d’exister pour l’autre et donc d’exister tout court. La présence de Creeley est en effet nécessaire pour que l’activité collaborative ait lieu et pour que l’objet d’art, l’artiste, l’éditeur et le spectateur puissent s’affirmer dans le cadre de cette pratique.

L’« autre » est ainsi nécessaire pour que le « I/Eye » soit reconnu et pour qu’il reconnaisse lui-même son importance. Regarder l’autre permettrait de se compléter, de dépasser la division par la communion. Cette exigence de se reconnaître à travers le regard de l’autre est confirmée par Creeley, qui confesse :

‘I’ve certainly looked when I wasn’t meant to with or without discovery, or with an invitation I of course presumed. Often I was simply afraid to, was displaced, wanted myself to be seen, seen to, taken apart as part 779 .’

Ainsi, encore une fois le désir du poète d’être reconnu par une compagnie passe à travers l’activité du « Eye/I » qui voit pour « être vu » et qui ne veut être vu que pour « voir ». Pour Creeley alors, la collaboration est une activité qui, permettant la reconnaissance de l’autre, permet en même temps de se reconnaître à travers et grâce à l’autre. « Il suffit qu’autrui me regarde pour que je sois ce que je suis » 780 , explique Jean-Paul Sartre. « Le regard d’autrui me confère la spatialité. Se saisir comme regardé c’est se saisir comme spatialisant-spatialisé » 781 . Le regard de ses collaborateurs permet alors au poète de mesurer sa place dans sa « compagnie ». Si, au début de sa carrière, le « I » et la « company » constituaient deux entités séparées, dans le temps et grâce à la pratique de la collaboration, Creeley arrive à trouver sa place non pas à côté de sa « company », mais à l’intérieur de celle-ci : il voit avec les autres, il écrit avec les autres. Des autres qui, en même temps, le voient et reconnaissent sa présence. Ses poèmes insérés dans le livre à côté des images lui fournissent alors un témoignage de cette communion : la collaboration se révèle représenter une véritable « preuve », concrétisée par le livre, de l’existence de Creeley pour les autres et « avec » les autres, elle est le signe évident de son appartenance à une compagnie.

L’œuvre collaborative, preuve matérielle de l’existence de Creeley pour les autres, est ainsi d’une part un objet à contempler, un objet qui, affichant son nom à côté de celui de ses partenaires, rappelle constamment au poète l’aboutissement de sa quête. Comme le souligne bien John Yau, l’intérêt pour la conception du livre manifesté par Creeley, et que nous avons eu l’occasion de remarquer au début de notre voyage dans l’univers collaboratif du poète, témoigne de l’importance qu’il donne à l’œuvre en tant qu’objet :

‘The book must function as both book and object, as something that can be read, looked at, contemplated, and enjoyed. It becomes the physical place where words and images meet and illuminate each other. As Creeley understands it, if a collaboration is to be at all successful, it must be the result of different individuals […] working together to make something that is larger that any one sensibility 782 .’

Admirant et lisant ses livres réalisés en collaborations, Creeley agit alors en tant que spectateur/lecteur, renouant les liens qu’il a tissés avec les « autres » depuis le début de sa carrière.

D’autre part, l’objet livre est à voir comme un véritable lieu commun créé par les collaborateurs et à l’intérieur duquel ils partagent leur « être ensemble ». Le désir de créer ce lieu commun explique l’existence, dans le corpus collaboratif de Creeley, d’œuvres telles que Thinking, réalisé avec Alex Katz. Publiée en deux cent exemplaires par le peintre lui-même, l’œuvre, caractérisée par une lithographie de Katz et un poème en quatre tercets de Creeley, se présente comme un cahier d’une simplicité extrême. Reliée par une corde très fine et couverte par une chemise cartonnée, la collaboration témoigne d’un désir de la part des collaborateurs d’exister ensemble dans le livre, créant un lieu alternatif à celui du marché : le poème, imprimé sur la feuille de gauche, regarde l’image de laquelle il s’inspire et avec laquelle il témoigne de la coïncidence des regards du peintre et du poète. Une coïncidence qui ne demande qu’à exister, qui ne veut qu’être vue par les collaborateurs et par peu d’autres, comme le confirme le nombre limité des exemplaires.

114. Robert Creeley et Alex Katz. Thinking. (12,70 x 10,16 cm). Calais [Vermont] : Alex Katz, 2000.

Dans sa simplicité Thinking propose alors des éléments caractéristiques des poèmes collaboratifs de Creeley : outre la présence de mots clefs comme « edges », « echoes », « presences », ou la tendance classique du poète de mesurer le rapport entre le temps et l’espace (« Time isn’t space »), le poème inclut une phrase (dont la longueur équivaut à celle d’un vers) par laquelle Creeley se réfère directement à l’image de son collaborateur (« such faint edges of place, things, not yet quite seen »), selon un procédé déjà utilisé dans d’autres collaborations parmi lesquelles principalement Anamorphosis. L’apparition et la disparition, la jouissance et la souffrance réapparaissent aussi dans ces vers où le poète, imitant le peintre, nous propose un aperçu d’un paysage à peine esquissé, évoquant d’autres collaborations comme Edges et Possibilites. De plus, l’œuvre met en place deux caractéristiques essentielles de « la collaboration » de Creeley : d’une part, elle témoigne de la façon dont, par la collaboration, Creeley rejoue la mise en scène d’une rencontre avec l’autre, rencontre qui, grâce au processus collaboratif, se renouvelle chaque fois. Dans la dernière strophe de son poème il écrit :

‘The world will be as one left it,
still there, to reappear again perhaps
where it always is 783 .’

Tout en se référant au paysage évoqué par Katz, Creeley propose indirectement une métaphore de la collaboration par laquelle le monde créé par le poète et l’artiste réapparaît à chaque rencontre collaborative. Les collaborateurs, à plusieurs reprises, iront ainsi explorer leur monde commun, mesurant l’évolution de leur rapport, se prouvant que leur « compagnie » existe toujours et qu’elle ne nécessite qu’une nouvelle expérience collaborative pour « réapparaître ».

D’autre part, Thinking confirme la séparation texte-image que nous avons identifiée comme caractéristique de la plupart des collaborations de Creeley et qui semble refléter le paradoxe fondant l’attitude sociale du poète, caractérisée par la recherche d’une compagnie et, en même temps, par une sorte d’inquiétude de se confronter avec l’autre. Un paradoxe que nous pouvons maintenant, à la lumière de notre étude de la pratique collaborative de Creeley, tenter d’expliquer.

« The characteristic pose one found him in was CONVERSATION », raconte Stephen Fredman faisant un bilan de la place de Creeley dans le monde littéraire après sa mort. « The paradox that a person of such exquisite self-consciousness and insistent self-effacement was always out there in dialogue with others » 784 . Tout en craignant partiellement l’« autre » et en étant porté à l’auto-effacement face à lui (objet d’art ou bien artiste), Creeley trouve dans le dialogue (et dans la collaboration qui en est le produit), un moyen pour concilier son besoin de l’autre et son exigence de s’affirmer en tant qu’individu. L’écriture collaborative est alors une écriture pour vivre : Creeley vit à travers à l’échange collaboratif, son mode de vie se réalise par le dialogue, par la collaboration, à travers laquelle a lieu le processus de socialisation du poète. Dans le dialogue, les voix, tout comme le texte et l’image dans Thinking, coexistent mais ne se superposent pas : ils vivent ensemble dans le même espace et se respectent. C’est grâce à ce respect que les deux peuvent tirer des bénéfices de l’échange, mesurant l’espace qui les sépare et les liens qui s’y tissent.

Par l’activité collaborative le « I » se reconnaît en reconnaissant l’autre, en le laissant parler son langage, en l’écoutant. En « écoutant avec l’œil » le discours des « lignes » de ses collaborateurs, Creeley découvre alors les traces d’une même vision du monde, d’un même besoin d’être deux pour se savoir exister.

115. Robert Creeley et Alex Katz. Thinking.
Notes
769.

Creeley. Context of Poetry. 97.

770.

Voir le chapitre B, partie I.

771.

Tout en étant extrêmement intéressantes ces pistes de recherche ont été écartées pour des questions méthodologiques de notre étude : souhaitant nous concentrer sur l’expérience spécifique de Creeley en tant que collaborateur dans le domaine des arts plastiques nous avons dû nous concentrer sur des collaborations spécifiques, ce qui nous a mené inévitablement à remettre à plus tard un ensemble de questions intéressantes mais pas fondamentales pour le développement de notre analyse.

772.

Moon. « The Springs of Action: A Psychological Portrait of Robert Creeley (Part I: The Whip) ». Boundary 2 6.3, Robert Creeley: A Gathering, Summer-Fall 1978 : 258. Moon relie ce qu’il définit comme « l’usage compulsif » du langage de Creeley au rapport avec son père, affirmant que le langage représente le moyen à travers lequel l’écrivain essaye de résoudre les problèmes fondant ce rapport. L’analyse psychanalytique développée par Moon est soutenue par des références à des poèmes spécifiques notamment « The Crow » (For Love) et « The Immoral Proposition ».

773.

Creeley. Réponses à des questions des Internautes. <www.spartishpace.com>

774.

Dorfman. « Flagg Street ». Elsa’s Housebook. <www.elsa.photo.net>

775.

Clemente. Cité par Raymond Foye. « New York ». Francesco Clemente: Three Worlds.

776.

Mondzain. « Qu’est-ce que voir une image ». Conférence de l’Université de tous les savoirs, 13 juillet 2004.

777.

Idem

778.

Creeley, The Complete Correspondence Vol. X. 117. (C’est nous qui soulignons).

779.

Creeley. « Seeing Things: Preface to Scopophilia by Gerard Malanga ». Collected Essays. (C’est nous qui soulignons).

780.

Sartre. L’être et le néant. 301.

781.

Ibid. 206.

782.

Yau. « Signs: a Recent Collaboration of Robert Creeley and Georg Baselitz ». Signs.

783.

Creeley. « Thinking ». Thinking. Le poème complet est disponible en Annexe I.

784.

Fredman. « The Measure of the Man ». <www.tomraworth.com>