Introduction générale

La compréhension de la mise en place de systèmes de marchés dans les pays en développement est l’un des défis les plus importants qui se pose à l’heure actuelle à l’économie ainsi qu’aux autres sciences sociales. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que de nombreuses politiques de développement s’inscrivent explicitement ou implicitement dans l’optique d’extension du marché par opposition à d’autres modes de transferts et d’allocation des ressources. Cette volonté d’expansion des marchés supposés justes et efficaces est notamment illustrée par de nombreuses initiatives qui ont vu le jour depuis une trentaine d’années dans le domaine de l’accès aux services financiers (non seulement le crédit mais également l’épargne ou encore des services d’assurance et de transferts monétaires). Ces initiatives -ou dispositifs de microfinance- se situent à la fois en rupture et en continuité des pratiques de dette/créance préexistantes, que les personnes tissent pour l’essentiel avec leur entourage, dans les contextes d’intervention.

En inscrivant la circulation des services financiers dans un cadre institutionnel distinct, les dispositifs de microfinance manifestent leur intention d’opposer deux types d’échanges et ainsi de rompre avec les pratiques de dette/créance prévalant au sein du réseau social ou encore qualifiées d’informelles. En revanche, la continuité est implicitement affirmée au travers de la volonté de ces dispositifs de libérer les personnes des relations préexistantes homogènes et isotropes considérées comme moins efficaces sur le plan économique.

Ce double positionnement revient finalement à considérer que la seule différence entre ces deux types d’échanges résiderait dans les bénéfices plus ou moins grands qu’ils génèrent et les coûts de transaction afférents. Il présente une implication majeure : l’émergence d’une offre exogène qu’incarne le dispositif de microfinance impliquera, sans nuance, la mise en péril des relations de dette/créance préexistantes ou « informelles ». Au total, il s’agit de substituer deux liens marchands semblables, anonymes et ne mettant pas en jeu les identités sociales, tous les individus étant considérés comme équivalents, isolés et uniquement guidés par la satisfaction de leurs intérêts matériels. L’interaction qui se met en place entre les services financiers procurés par le dispositif de microfinance et ces pratiques est dans cette optique univoque. Elle s’enracine dans l’utopie égalisatrice autour de laquelle la théorie économique standard s’est construite laquelle identifie disponibilité et accessibilité ou pour être plus précis offre et demande solvable.

En effet, du point de vue de la théorie économique standard, les ménages pouvant répondre aux caractéristiques du contrat offert vont naturellement se détourner des pratiques de créance/dettes qu’englobent les liens financiers qu’ils tissent avec leur entourage et leurs substituer les services de crédit procurés par l’offre formelle. À l’inverse, les ménages se trouvant dans l’incapacité de répondre aux exigences contractuelles imposées par l’offre formelle de crédit, seront contraints de rester fidèles aux pratiques de dette/prêt qui prévalent au sein du réseau social. Au total, isolant la composante économique de l’acte d’endettement, la théorie économique appréhende l’existence du système financier informel comme résiduelle et temporaire.

Souscrire à ce cadre d’analyse des pratiques financières et monétaires de dette/créance met immédiatement en échec la question qui constitue le point de départ de notre recherche : quelles sont les intéractions réciproques qui s’établissent entre un dispositif de microfinance et les pratiques financières et monétaires informelles lui préexistant?

La perspective qui est la nôtre exige donc d’opérer une rupture épistémologique avec la théorie économique standard c’est-à-dire de reformuler un certain nombre d’hypothèses propres à ce courant. Une première étape consiste à dépasser l’approche exclusivement contractuelle de la dette (et de la créance sa contrepartie) qui marque la séparation de deux univers : l’économique et le non économique qu’incarnent les sphères marchande et non marchande. Cette première rupture opérée grâce au recours à l’institutionnalisme américain nous invite par ailleurs à dépasser la dichotomie opposant “marché” et “réciprocité”, deux modes antinomiques de circulation de biens et des sevrices. C’est ici à Karl Polanyi et à certains de ses successeurs que nous empruntons une approche féconde de deux logiques antinomiques de la relation marchande habituellement identifiées au marché et pouvant coexister. La distinction entre logique de place de marché et logique du lien de clientèle , introduite par l’équipe de Jean-Michel Servet sur la base des travaux de Karl Polanyi, se fonde notamment sur la divergence de statut dévolu aux obligations: aucune forme d’obligation ne survit à la relation contractuelle de la place de marché alors que l’échange qui s’établit dans le cadre d’un lien de clientèle se situe dans une interrelation durable entre les échangistes.

Cette première rupture nous permet d’analyser le positionnement de la microfinance comme relevant davantage de la logique dite de la place de marché.

Par ailleurs, ce qui est du ressort de la logique marchande ou ce qui ne l’est pas ne se décrête pas de manière exogène, la délimitation est relative, propre à chaque société, sa culture, son histoire.

Ce postulat présente une implication forte pour notre objet de recherche puisqu’il nous invite à considérer les « forces du marché » comme générées par un cadre institutionnel qui leur préexiste et qui accompagne leur évolution. Le marché ne vient donc pas simplement s’inscrire dans un cadre institutionnel, il est le résultat d’une construction sociale. Cette posture nous amène à écarter l’hypothèse d’une identité entre disponibilité d’un bien, d’un service et accessibilité. Dans la perspective de cette recherche, l’accès à la liquidité au travers des pratiques de dette/créance ne se borne pas à des critères de solvabilité ou de besoin manifeste, il est également indissociable du statut social de chacun. Nier son importance conduit finalement à ignorer certains mécanismes de production et reproduction des inégalités et donc à risquer de les perpétuer. Au total, le paradoxe est que la logique de la place de marché ne peut fonctionner sans la logique qui fonde le lien de clientèle et qui renvoie à ce qui fait tenir une société dans son ensemble. Réhabiliter les mécanismes sociaux d’accès au marché, en l’occurence à une offre exogène de liquidité que représente le dispositif de microfinance, nous permet donc de démontrer que l’illusion égalisatrice du marché masque les hiérarchies sociales et au fond ne les abolit pas.

Ces deux postulats -qui reviennent finalement à analyser les flux de dettes/créances au travers du prisme de flux de droits et d’obligations qu’ils incarnent- justifient pleinement notre objet d’étude. Davantage qu’une logique de substitution, l’insertion, l’appropriation, l’implantation des dispositifs de microfinance fondés sur une logique de place de marché doit donc se réaliser au travers des logiques de liens de clientèle présentes dans notre contexte d’étude.

Le rôle prépondérant des réseaux sociaux et des relations financières antérieures suggère ainsi une relation dialectique entre les services financiers offerts et les pratiques de dette/créance lui préexistant, que les personnes tissent avec leur entourage. Rendre compte de cette dialectique implique d’appréhender le processus d’appropriation et notamment de saisir les dimensions collectives de l’accès et la continuité de l’accès au dispositif de microfinance. Saisir cette dialectique passe en premier lieu par une compréhension fine, approfondie de la double fonction de la dette, économique et sociale laquelle se déploie à deux niveaux : individuel et collectif au sein des villages étudiés. En d’autre termes, il s’agit par l’observation fine de la réalité, de révéler un ensemble de règles qui font de la dette une institution sociale . Les logiques sous-jacentes aux pratiques de dette/créance que nous décrivons laissent au total entrevoir une gestion “collective” des surplus de richesse au niveau du réseau social. Ce résultat présente une implication forte.

Si l’on considère que l’implantation de l’IMF oppose à cette logique de gestion collective des surplus de richesse, de liquidité sous forme de dettes/créances une sorte d’individualisation des pratiques d’endettement, en se positionnant comme intermédiaire chargé de collecter l’épargne et d’octroyer des crédits, la question qui se pose alors est la suivante : l’accès aux services financiers du dispositif de microfinance vient-il rompre l’interdépendance économique et sociale au cœur des pratiques instituées d’endettement

Ainsi reformulée, notre problématique de recherche s’intéresse donc à l’évolution des comportements individuels et collectifs vis-à-vis des normes préexistantes suite à l’apparition d’opportunités d’endettement qui ne coïncident pas totalement avec les pratiques traditionnelles ou coutumières d’endettement dans notre contexte d’étude. En effet, le caractère exogène du dispositif ne signifie pas pour autant que celui-ci s’impose aux acteurs sans que ceux-ci n’aient aucune prise. Il se produit un processus d’appropriation individuel et collectif.

Nos observations de terrain concernant l’identification des ressorts de cette dialectique confirment que le scénario de la substitution totale n’est pas réaliste. Nous montrons que tout au plus, l’accès au microcrédit permet de relâcher les contraintes temporelles de liquidité : il diffère les anciennes pratiques de prêts et transferts voire en génère de nouvelles.

Finalement, l’expansion des marchés financiers véhiculée par les dispositifs de microfinance nous semble une opportunité privilégiée pour saisir les conditions d’émergence de la logique de marché dans des contextes où l’échange est essentiellement inséré dans les relations sociales.

Précisons à présent notre démarche de recherche.