Première partie. Cadre théorique et méthodologie de la recherche

Introduction

Le travail que nous présentons ici s’inscrit dans une démarche résolument empirique. L’observation de terrain n’est cependant pas considérée comme l’instance de vérification d’une problématisation préétablie mais le point de départ de celle-ci. Les données empiriques participent en effet à la construction de l’objet étudié. Dans cette optique, notre approche s’est affranchie d’un certain nombre de restrictions théoriques posées par l’économie standard 1 incarnée par le courant néo-classique et les courants se situant dans sa filiation. Cette rupture éclaire une posture épistémologique « hétérodoxe » fondée sur l’élaboration d’un cadre théorique ad hoc 2 . Cependant, loin de se constituer en un courant homogène, chaque courant qui se revendique de l’hétérodoxie suggère une analyse divergente de l’économie standard sur un « objet » ou concept spécifique. Notre recherche mobilise certains d’entre eux dans une relation de complémentarité et non pas de façon exclusive. Cette diversité explique l’apparence quelque peu « opportuniste» de notre cadre théorique. Appréhender la complexité de l’insertion d’un dispositif de microfinance dans les pratiques financières et monétaires informelles lui préexistant impliquait de puiser dans différents outils théoriques afin de construire un cadre d’analyse adéquat permettant d’embrasser la diversité des dimensions de notre objet d’étude. Notre postulat de départ se fonde sur le rejet d’une approche de l’acte de dette-prêt ou encore d’épargne-endettement comme une simple relation de l’individu vis-à-vis de lui-même ou vis-à-vis d’un co-contractant anonyme avec lequel la relation s’instaure et prend fin avec cette opération purement comptable.

Les opérations et relations financières sont d’emblée comprises comme porteuses d’un rapport au groupe. Ce rapport à la société se manifeste dans une double dimension : verticale (ou relation à la totalité sociale) et horizontale (ou relations interpersonnelles). La dimension verticale est appréhendée par le recours à l’institutionnalisme américain qui définit l’institution comme une contrainte sociale, produit de l’action collective et qui contrôle l’action des individus. L’ambivalence de l’institution vient donc du fait que l’action collective peut temporairement léser les intérêts personnels, mais en même temps, elle est le fruit de l’action individuelle.

La dimension horizontale du rapport à autrui s’appuie quant à elle sur le recours à la « théorie de l’encastrement » de la Nouvelle Sociologie Économique qui met l’accent sur l’analyse du comportement humain du point de vue de l’influence qu’exercent les relations sociales sur ses actions économiques. Dans cette optique, Mark Granovetter développe deux concepts : le concept d’encastrement et celui de réseau social.

Les actions économiques sont donc des construits sociaux. Cette posture affirme le rôle central dévolu aux droits et obligations lesquels préexistent et perdurent au-delà de la relation économique. Les liens financiers sont donc entendus comme ensemble de relations de dettes / créances qui régissent les rapports sociaux (chapitre 1).

Ce cadre théorique nous enjoint à revenir sur la notion de comportement humain et à dépasser l’individualisme méthodologique qui se contente d’appréhender individu et société de façon juxtaposée. L’action humaine appréhendée comme un acte isolé réduit à un arbitrage en termes de coûts/bénéfices aurait une portée analytique limitée dans la démarche adoptée dans ce travail. Le rejet de l’individualisme méthodologique ne se fait pourtant pas au bénéfice d’un recours au holisme méthodologique.

L’individualisme éthique de Sennous fournit les premiers éléments de la prise en compte de l’interaction sociale dans le processus de décision. Son approche ne rompt cependant pas complètement avec l’individualisme méthodologique et conserve notamment l’hypothèse d’une prise de décision atomisée. C’est donc l’individualisme institutionnel qui nous fournit les éléments conceptuels pour rendre compatibles un certain degré de limitation de l’autonomie avec le postulat individualiste. Dans cette optique, l’action humaine est un processus dynamique qui se déroule dans un milieu hétérogène constitué par une pluralité d’acteurs, elle est également un système constitué par les attentes réciproques des acteurs. Enfin, l’action a un sens pour chacun des acteurs (chapitre 2).

Cette vision de l’action humaine rend incontournable et justifie pleinement d’adapter le processus de collecte de données empiriques. L’observation a donc adopté une méthode microéchelle valorisant la saisie des processus de décisions et des jugements de valeur et du sens qui leurs sont sous-jacents et dont les pratiques tirent leur signification. La généralisation de nos observations est fondée sur une approche en « compréhension » dans le sens donné par Weber au terme verstehen , c’est-à-dire à l’aide de la recherche de la part d’universalité dans des catégories subjectives (chapitre 3).

Notes
1.

À la suite d’Olivier Favereau, nous emploierons l’adjectif standard pour désigner « tout ce qui, en théorie économique s’appuie, pour sa validité formelle ou son interprétation analytique, sur la théorie de l’Équilibre général » [Favereau, 1989, p. 277]. Ceci sous-tend deux hypothèses centrales : la rationalité des comportements individuels est réduite à l’optimisation, la coordination des agents individuels est réduite au marché [id].

2.

Tout au long de ce travail, les italiques sont utilisés dans trois cas de figures : pour des concepts propres à certains auteurs et employés régulièrement au cours de la thèse ; pour accentuer le sens de certains termes ou de certains arguments de notre propre réflexion ; et enfin pour des termes ou expressions en langue étrangère.