Introduction

Notre démarche de construction d’un cadre théorique est motivée par la volonté suivante : disposer d’outils théoriques adéquats permettant de rendre compte de la complexité de la relation établie entre le dispositif de microfinance et les pratiques monétaires et financières qui lui préexistent.

Or, l’approche choisie pour analyser le rôle et la justification des pratiques financières informelles ou encore du « marché financier informel » s’avère déterminante pour l’analyse de l’émergence et des modalités d’insertion des dispositifs de microfinance dans leur contexte d’implantation. La différence majeure entre les différentes postures rencontrées dans la littérature économique académique sur les relations monétaires et financières préexistantes au dispositif de microfinance ou de manière générale à l’offre financière « formelle » se situe en partie au niveau du statut dévolu aux droits et aux obligations au sein de la relation d’échange et plus spécifiquement entre le créancier et le débiteur.

Les approches contractuelles postulent l’égalité des co-contractants et identifient pleinement l’obligation à l’extinction de la dette. Dans cette optique, les relations marchandes sont considérées comme universelles et la microfinance en se situant dans la continuité de ces relations informelles homogènes et isotropes ne ferait que libérer les personnes des relations préexistantes considérées comme moins efficaces sur le plan économique. La substitution progressive est annoncée 3 . Ce point de vue est commun à plusieurs courants de pensée qui ont successivement envisagé le fonctionnement du système financier dans les pays du sud. Que les « dysfonctionnements » constatés sur les marchés financiers dans ces contextes résultent des distorsions politiques (courant keynésien et théorie de la répression financière) ou de l’imperfection de l’information caractérisant la relation prêteur/emprunteur dans ces contextes 4 (Néo-institutionnalisme), l’existence du système financier informel est considérée comme résiduelle et temporaire. Ces courants débouchent sur le dualisme financier qui implique qu’à défaut d’accès à la finance formelle (en raison des distorsions ou de l’impossibilité pour les institutions formelles de discriminer les bons emprunteurs des mauvais), les emprunteurs se tournent vers l’offre informelle.

Ces approches isolent donc la composante économique de la dette. Un pas est franchi par la théorie des jeux qui interroge différemment la stratégie de l’individu et envisage, au travers de la prise en compte de l’interaction sociale, la possibilité d’un comportement individuel non standard, non totalement prédéterminé. Pourtant, si ce cadre théorique octroie aux flux de droits et d’obligation une place centrale, leur rôle est instrumentalisé et l’action collective qui se manifeste au travers de la réciprocité issue de la coopération se justifie uniquement par la volonté des individus d’atteindre des objectifs exclusivement individuels. Le renoncement de l’individu à maximiser ses gains personnels n’est qu’apparent : dès lors qu’apparaissent des opportunités extérieures déviant l’individu de la coopération, la réciprocité ou l’échange ne prendra pas place. Dans ce cadre, l’apparition d’une offre exogène de crédit, représentée dans notre recherche par le dispositif de microfinance, mettrait en échec le système de prêt basé sur une dynamique de réciprocité différée.

Dans la lignée des approches institutionnalistes, nous suggérons d’adopter une analyse intrinsèque et non pas instrumentale des droits et obligations. L’institutionnalisme fournit un cadre d’analyse de la dette comme fondatrice de l’échange. Ce dernier revêt plusieurs formes décrites par Polanyi dont la forme marchande qui nie toute forme de hiérarchie et de différence de statut entre les co-contractants dans le cadre d’une relation limitée dans le temps. La dimension statutaire et la perpétuation de la relation au-delà de la transaction sont cependant ré-introduites au sein de la relation marchande par le biais de l’identification, par l’équipe de Jean-Michel Servet et sur la base des travaux de Polanyi, de deux logiques sous-jacentes distinctes : celle de la place de marché et celle du lien de clientèle [Servet (dir.), 1999]. Le lien de clientèle qui caractérise une forme de relation marchande témoigne de la position dominante des droits et obligations qui préexistent et perdurent au-delà de la transaction. Par ailleurs, dans le prolongement de l’héritage institutionnaliste ces outils analytiques nous autorisent à réaffirmer que tout échange même celui qui s’inscrit dans le cadre de la place de marché ne vient pas simplement s’inscrire dans un contexte spécifique, il est le résultat de ce contexte.

Au total donc, le marché est considéré comme un construit social. Si l’on retient ce cadre théorique, alors l’implantation de la microfinance s’appréhende comme un processus qui comprend l’action collective objectivée au travers des lois, des coutumes et des normes -qui fondent la société dans laquelle le dispositif s’insère- qui lui préexistent et accompagnent son insertion, son évolution et son appropriation.

Notes
3.

Cette approche « évolutionniste » est d’ailleurs largement relayée par les institutions internationales qui prétendent vouloir favoriser l’élaboration de formes « efficaces » de protection sociale pour les « pauvres ».

4.

Générant des comportements irrationnels ou atypiques du point de vue de la théorie économique.