B- La portée de l’économie néo-institutionnelle dans l’analyse du secteur financier dans les pays en développement.

Les populations vivant dans les pays en voie de développement font face à des environnements plus incertains et plus risqués notamment du fait de l’occurrence plus élevée de l’incomplétude des marchés : « Market failure is more prevalent in LDCs. » [Stiglitz, 1989 :197]. C’est en référence à ce contexte que la relation ou transaction financière 10 est appréhendée dans le cadre de modèles de type principal-agent, le principal effectuant une « tâche » pour l’agent et ce moyennant une rétribution. Dans le cas de l’analyse de la transaction financière, le rôle du principal est occupé par le prêteur et celui de l’agent par l’emprunteur.

L’imperfection des marchés financiers résulte en partie du constat que l’information est coûteuse et asymétrique 11 . Ces caractéristiques engendrent deux risques majeurs, celui de l’anti-sélection et celui de l’aléa moral. L’anti-sélection signifie dans le cadre de la transaction financière que le prêteur est induit à octroyer un prêt aux emprunteurs dont les projets sont les plus risqués parmi l’ensemble des individus intéressés par la transaction, dans ce cas, le défaut de remboursement est dit stratégique, volontaire [Ray, 1998]. Le risque moral intervient après l’octroi du prêt et implique que le prêteur ne peut s’assurer que l’emprunteur mettra tous les moyens en œuvre pour assurer la réussite du projet financé et donc augmenter la probabilité de remboursement. Dans le cas du risque moral, le défaut de remboursement est involontaire. Par ailleurs, l’environnement institutionnel ne permet pas de rendre les contrats parfaitement « enforceable ». Cela signifie que malgré les précautions prises dans l’établissement des termes du contrat, une part d’incertitude persiste quant au respect des engagements des deux parties contractantes.

L’objectif ultime du prêt étant le remboursement de celui-ci (le capital) ainsi que des intérêts générés par cette transaction, l’existence d’asymétries d’information exigera donc de la part du principal (prêteur) de fournir des efforts intensifs pour acquérir cette information et discriminer les emprunteurs en fonction de leur intention à rembourser et donc leur niveau de risque pour le prêteur.

Pour se faire, les banques du secteur formel ont traditionnellement recours à des techniques visant à réduire le risque de défaut de remboursement, lesquelles comprennent de manière schématique :

  • L’adossement au prêt d’une garantie matérielle 12  ;
  • Le rationnement du crédit 13

Le problème fondamental auquel les banques du système formel sont confrontées dans les pays en voie de développement est que le recours couplé à ces instruments est difficile voire impossible ou se traduit par l’exclusion des populations pauvres du marché du crédit.

Par ailleurs l’accès à l’information pour sélectionner les « meilleurs » emprunteurs est rendu difficile (coûts de transaction élevés) étant donné le degré d’informalité des activités économiques menées par les populations précaires, notamment en milieu rural. Le degré d’incertitude est d’autant plus élevé qu’il s’agit d’une transaction inter-temporelle dans un univers caractérisé par un niveau élevé d’incertitude (aléas non probabilisables) et de risque covariant.

Les coûts d’accès à l’information couplés à l’impossibilité de recourir aux instruments traditionnels ont contraint l’offre de services financiers formels dont le résultat a été la faiblesse voire l’absence d’intervention sur le marché du crédit en milieu rural dans les pays en voie de développement. Par ailleurs, au-delà des explications théoriques, le manque de volonté politique constitue également une explication majeure de l’imperfection ou de l’absence de marché du crédit (et de l’assurance) dans les pays en développement [Dercon, 2002].

Ce vide « laissé » par le secteur financier formel aurait donc été comblé par les mécanismes informels d’intermédiation financière ou encore « secteur financier informel » [Floro, 1991]. Ceux-ci constituent des moyens efficaces de limiter les coûts de transaction et d’intermédiation en s’appuyant sur les relations personnalisées et la confiance mutuelle pour réduire les risques de défaut de remboursement [Hugon, 1996]. En d’autres termes, les défaillances sur le marché du crédit (market failures) résultant du niveau élevé des coûts de transaction ont été comblées par le développement de stratégies endogènes aux populations rurales vivant dans les pays en voie de développement leur permettant ainsi d’accéder à l’emprunt de liquidité.

Contrairement à la théorie de la répression, l’approche néo-institutionnaliste analyse les dysfonctionnements et déséquilibres financiers dans les pays en voie de développement comme n’étant pas « réductibles aux distorsions des politiques économiques » [ibid : 32]. Cette approche est stimulante dans la mesure où elle autorise à saisir la diversité de l’espace financier en dépassant la vision d’un secteur « homogène et isotrope, conduisant à un marché financier concurrentiel dès lors que disparaissent les distorsions de politique » [ibid : 33]. Elle s’est notamment révélée fructueuse dans l’analyse des innovations financières en milieu rural 14 .

En revanche, appréhender le secteur financier informel au travers de sa seule finalité économique : combler l’absence du marché formel nous semble une approche incomplète qu’il nous faudra dépasser dans la mesure où ce cadre analytique ne permet pas de saisir pleinement les pratiques financières et monétaires informelles.

Notes
10.

O. Williamson [2000] se situant dans la lignée de J.R Commons estime que l’analyse par les coûts de transactions confirme que la transaction constitue bien l’unité d’analyse de base de la théorie Néo-Institutionnaliste.

11.

Les autres caractéristiques de l’imperfection du marché du crédit dans ces contextes sont : la tendance à la segmentation (le prêteur informel ne prête qu’à un cercle de connaissance restreint), les transactions liées (le crédit est rattaché à d’autres activités, la transaction sur le marché du crédit dépendant des transactions sur les autres marchés : terre, travail, etc.), les taux d’intérêts pratiqués ne sont pas homogènes entre les prêteurs, le crédit est rationné, la relation de crédit est généralement exclusive (les individus empruntent généralement auprès du même prêteur). L’ensemble de ces éléments définissent donc un marché non parfaitement compétitif [Voir Ray, 1998 : 540 sq.].

12.

En théorie, on considère que la garantie matérielle prend deux formes principales censées assurer l’efficacité de ce mécanisme. La première situation correspond à une garantie à laquelle les deux contractants accordent de la valeur. La seconde situation est celle où le bien tenant lieu de garantie n’a pas de valeur pour le prêteur mais l’emprunteur lui accorde beaucoup d’importance. Soulignons que la première forme présente l’avantage de couvrir le prêteur en cas de défaut de remboursement involontaire. La seconde forme peut être illustrée par la pratique du prêt sur gage de la part d’une commerçante du Mexique rural, pratique décrite par M-N Chamoux [1993]. Cette commerçante, nous dit cette ethnologue, garde en garantie des dettes de ses clients leur chapeau usagé. Cet objet ne présente aucune valeur marchande par rapport au montant de la dette mais sa valeur est symbolique à la fois pour l’homme censé porter ce couvre-chef et pour les autres habitants du village car ce bien si personnalisé que tout le monde peut associer au débiteur aura un effet de perte de crédit de ce dernier en cas de défaut de remboursement [Servet (ed.), 1997 :17 sq.]

13.

Le niveau du taux d’intérêt a été élevé au rang d’instrument efficace dans la littérature économique. Cependant, dans les années 1970 les auteurs se sont aperçus que son efficacité pouvait comporter des limites dans la mesure où un taux d’intérêt élevé risquait d’induire les emprunteurs à entreprendre des projets plus risqués mais dont la rentabilité était potentiellement plus élevée [Stiglitz et Weiss, 1981]. Aussi, le rationnement du crédit par les montants est envisagé dans la littérature économique comme un outil plus efficace que le niveau du taux d’intérêt dont dispose la banque pour distinguer les « bons » emprunteurs des « mauvais ». Le mécanisme sous-jacent est le suivant : les emprunteurs « malhonnêtes » sont considérés comme préférant emprunter des sommes élevées. Ils n’ont pas la patience d’attendre que la banque leur octroie des montants correspondant à leurs nécessités réelles. Les deux types d’emprunteurs ne sont pas aisément distinguables, l’usage de rationnement du crédit par celle-ci induit l’auto-sélection par les emprunteurs et réduit le risque de prêter à un emprunteur « malhonnête » [Jaffee et Russell, 1976]. Une autre approche du rationnement du crédit est proposée par Williamson [1985] qui envisage le rationnement en termes de nombre de crédits octroyés et non de montants.

14.

Nous faisons référence ici à la littérature concernant les innovations financières en milieu rural. Pour une synthèse, se référer à la thèse de F. Doligez [2002].