D- Remise en question empirique de l’hypothèse du dualisme financier : dépasser l’approche résiduelle des pratiques financières informelles

L’intérêt académique porté à la finance informelle est relativement récent puisqu’il a été impulsé à la fin des années 1970 suite à la publication des résultats d’un programme mondial de recherches du Bureau International du Travail (BIT) consacré au secteur de l’emploi informel [Lelart (dir.), 1990]. Il semble que ce caractère tardif ait été source de nombreuses interprétations erronées de la part du milieu académique sur la finance informelle. Au-delà les obstacles méthodologiques, les travaux de recherches engagés ont donc dû s’attacher à démontrer que celle-ci n’était pas uniquement représentée par la figure de l’usurier professionnel qui « exploite » le manque de liquidité de ses clients en imposant des taux d’intérêts intolérables ; ni que les sommes qui circulent entre prêteurs et emprunteurs étaient négligeables et donc source d’inefficacité [Adams et Fitchett, 1994]. Parmi les nombreux résultats issus de ces travaux et leur portée descriptive et analytique incontestable, nous insistons ici sur l’apport considérable de ces nombreux travaux de terrain qui invalide le dualisme financier supposé prévaloir dans ces contextes.

Les études rassemblées dans l’ouvrage dirigé par Jean-Michel Servet [1995], tendent à montrer que l’accès aux services financiers formels ne se fait pas à l’exclusion des pratiques financières informelles 18 . Ainsi,

‘« Un même individu dans une même période réalise des dépôts chez un boutiquier, participe à une tontine, cotise à une association villageoise et peut même régulièrement déposer certains fonds dans une banque, non généralement dans une logique de rémunération de l’épargne mais dans une logique de diversification des risques » [Servet (ed), 1995 : 280] 19 .’

À partir d’enquêtes de terrain menées au Sénégal auprès de femmes commerçantes, Guérin [2000] montre la profusion des flux financiers, l’accès aux flux financiers formels ne semblant pas contrevenir au recours aux flux financiers formels. Dans un autre contexte, une étude sur la construction des marchés financiers en Guinée Conakry menée conjointement par l’IRAM et le LASOA montre que loin de se substituer au secteur endogène ou informel le secteur « formel » représenté par le Crédit Rural de Guinée vient compléter les pratiques endogènes. Par ailleurs, la relation n’est pas univoque : les deux secteurs s’alimentent et se transforment réciproquement [Lambert et Condé, 2002].

Les études de terrain menées au Mexique concordent et mettent en évidence que le dualisme ne recouvre pas la réalité de pratiques financières dans les pays en développement. Zanotelli [2004], observe en effet que 10% de son échantillon de ménages a recours sur la même période à des formes informelles et formelles de financement. Nos propres recherches ainsi que bien d’autres études 20 coïncident également avec ces résultats et obligent à envisager la finance informelle au-delà du dualisme financier.

Ces observations autorisent à renouveler l’analyse et à envisager les pratiques informelles non d’un point de vue résiduel ; celles-ci ne constituant pas simplement des alternatives efficaces en l’absence d’offre formelle, le recours aux pratiques informelles peut être le résultat d’un arbitrage au sein duquel la finance formelle peut sembler plus contraignante, moins avantageuse [Bouman et Hospes, 1994]. L’invalidation de l’hypothèse de la répression financière et du dualisme financier nous invite à dépasser le cadre d’analyse de l’émergence des pratiques financières informelles et à interroger différemment les stratégies des individus participant aux pratiques financières informelles.

Les courants d’analyse précédents ne laissent que peu de place à une action individuelle inscrite dans le cadre de contraintes collectives. Les normes sociales sont inexplorées et l’individu égocentrique n’est guidé que par la satisfaction de ses intérêts matériels. En cela, les néo-institutionnalistes ne réalisent pas de rupture majeure avec le courant néo-classique qui fait de l’individualisme méthodologique 21 le « principe premier de la science économique […]» [Edgeworth, cité par Sen, 1993 : 87]. Or, la mise en veilleuse des grands principes d’organisation du marché –au travers de l’institution- fait ressurgir avec force la question suivante : « comment les individus s’obligent-ils les uns envers les autres pour tirer parti des fruits d’une coopération possible lorsque la concurrence n’est plus là pour les contraindre à coopérer ? » [Cordonnier, 1997 : 25]. En effet, les comportements opportunistes risquent de mettre en péril l’existence de l’institution dès lors que les individus identifient des compromis institutionnels ou des stratégies individuelles tendant à améliorer le rapport coûts /bénéfices.

Aussi, s’inspirant des apports de l’analyse anthropologique, certains économistes ont souhaité donner davantage de place aux influences pouvant dévier l’individu de la maximisation de son propre intérêt, au moins à courte échéance.

Notes
18.

C’est aussi le résultat auquel aboutit Besley et al. [2001] dans une étude sur la participation des ménages aux secteurs financiers formel et informel dans le contexte Népalais.

19.

Précisons que le fait qu’il n’y ait pas dualisme financier n’implique pas qu’il n’y ait pas exclusion financière.

20.

Voir du côté des analyses économiques standards, la contribution de Besley et al. [2001].

21.

Dans sa version néo-classique, le concept d’ individualisme méthodologique est réduit à l’intérêt personnel comme moteur unique de l’action de l’homme. Or, si les auteurs néo-classiques n’ont retenu que cet aspect de l’apport de la pensée d’Adam Smith, cela n’empêchait pas Smith de considérer la nature profondément sociale de l’homme qui pouvait être animé par le souci d’autrui [Sen, 1993 : 26].