§1. Une approche du crédit informel fondée sur le mécanisme de la réciprocité différée

Les formes de solidarité sont multiples, et le crédit est envisagé dans son acception large, autrement dit, ces auteurs dépassent l’approximation « classique » qui fait de l’usurier en situation monopolistique, dévoué à cette activité de prêt comme à toute autre activité économique rentable, la figure emblématique des pratiques financières informelles dans les pays en développement [Platteau et Abraham, 1987]. Par ailleurs, la souplesse des conditions de la transaction 24 et le degré élevé de personnalisation qui caractérisent le crédit « informel » incitent ces auteurs à ne pas l’identifier et l’analyser à l’aune de la transaction marchande, contractuelle. Les différentes formes de crédit sont donc de préférence nommées « quasi-crédit » [Platteau et Abraham, 1987 ; Fafchamps, 1992].

Dans ce contexte, le crédit constitue le moyen privilégié pour assurer la pérennité des relations entre les différents ménages ; cette solidarité est cruciale car elle est censée assurer la survie du ménage en cas de survenance de problèmes portant atteinte à la sécurité économique de ses membres. En effet, le crédit s’inscrit dans le principe de réciprocité différée qui caractérise la solidarité dans les pays en voie de développement et joue le rôle d’assurance mutuelle. Soulignons ici qu’une transaction de crédit à laquelle est adossée l’obligation de remboursement, lequel engage le débiteur vis-à-vis du créditeur, ne correspond pas à proprement parler à une réciprocité différée. En revanche, la réciprocité différée est implicite dans la mesure où la dette n’est pas éteinte avec le remboursement de la somme prêtée, l’aide octroyée au ménage à un moment critique crée un flux de droits que le créditeur pourra mobiliser en cas de besoin. Le débiteur est donc toujours redevable d’une aide envers son créditeur, l’emprunt a donc généré un flux différé d’obligations 25 , cette stratégie est résumée par la formule : « I am willing to help you today because I expect you to help me later » [Posner, 1980].

Sur cette base, la question centrale qui guide ces auteurs consiste à s’interroger sur les facteurs permettant d’assurer la stabilité, viabilité de cette réciprocité différée 26 , incluant les transactions ou quasi-transactions de crédit. Fafchamps [1992] introduit les problèmes liés à l’imperfection de l’information qui, par le biais de comportements opportunistes, pourra mettre en péril la réciprocité différée :

  • Les ménages insérés dans le système de solidarité peuvent décider de dissimuler l’état réel de leur situation en termes de besoins et de capacités d’aide. Il y a dans ce cas une imperfection du contrôle des revenus et richesses de chacun des membres du système de solidarité, d’assurance mutuelle.
  • Une autre stratégie consisterait de la part du ménage ou membre du système de solidarité, à se reposer principalement sur la solidarité communautaire et donc à fournir le moins d’effort possible en vue d’assurer sa propre subsistance (imperfection du contrôle de l’effort).

Dans la mesure où ces « quasi-transactions » de crédit sont insérées dans des relations de long terme, le cadre d’analyse mobilisé par ces auteurs est celui de la théorie des jeux répétés ou plus précisément les modèles de jeux répétés indéfiniment 27 . L’incitation à honorer ses engagements provient donc du caractère répétitif de l’interaction ainsi que de l’hypothèse de non-stationnarité des stratégies des acteurs qui implique que leurs décisions sont influencées par les actions passées de l’ensemble des « joueurs ». En l’absence de cette relation prolongée, l’assurance mutuelle correspond en effet à un « dilemme du prisonnier » dont l’unique solution de type équilibre de Nash 28 sera l’autarcie, en d’autres termes, l’absence de coopération. Les relations continuelles couplées à la proximité et aux effets de réputation dissuadent les comportements de « cavalier seul » autorisant la personne à profiter du bien collectif sans en payer le prix, supporté par les contributions des autres individus, ménages. En revanche, si la coopération s’impose d’elle-même en raison de la présence d’une sanction à long terme constituée par le non- accès à l’appui de la part des autres membres de l’interaction ou joueurs, les individus sont principalement guidés par la perspective d’une réciprocité équilibrée [Platteau, 1997].

Ces travaux mettent donc en évidence que l’interaction sociale pousse l’individu à coopérer au système de solidarité, de crainte d’en être exclu. En revanche, à ce stade, elle n’implique aucune prise de distance de la part de l’individu à l’égard de son propre intérêt car l’action reste dominée par le calcul égoïste –coût/bénéfice- au niveau individuel.

On peut dès lors s’interroger sur la viabilité d’un tel système en présence de différences élevées de niveaux de richesse entre les individus ? En d’autres termes, la solidarité est-elle conciliable avec l’accumulation de richesse qui remettrait en cause sa force auto-exécutoire dans la mesure où elle inciterait les plus riches à esquiver ce système contraignant pour se dédier à l’accumulation de leur surplus de revenu en vue de s’auto-assurer contre les risques éventuels ? Fafchamps [1992], montre qu’une relation de type « patron-client » au travers de prestations, services du plus pauvre vers le plus riche, peut comporter des avantages pour ce dernier et l’inciter à prendre part au système de protection.

Par ailleurs, l’intention affichée par Fafchamps [1992] était de réconcilier la dichotomie radicale incarnée par deux figures antinomiques du ‘paysan’ présentes dans les littératures anthropologique et économique. D’un côté, les partisans de la figure « morale » du paysan considèrent que les valeurs éthiques, altruistes telles que le droit à la subsistance et le principe de solidarité dominent le comportement du paysan [Scott, 1976]. De l’autre, les partisans de la figure « égoïste» et intéressée du paysan mettent en avant son comportement opportuniste. Ces deux figures doivent selon lui être dépassées, il renvoie chacune de ces deux approches à ses limites. L’échec de la première est qu’elle n’éclaire pas la stabilité des systèmes de solidarité en présence de problèmes d’incitations ; quant à la seconde, il lui reproche à l’inverse d’ignorer l’existence de systèmes durables de solidarité.

La dimension éthique, morale du comportement de l’individu- en l’occurrence, le ‘paysan’- remplie deux fonctions selon Fafchamps [1998] :

  • La sanction morale permet de réduire l’aléa moral lié à la violation inobservable des règles de solidarité ;
  • La sanction morale joue le rôle d’arbitre en cas de conflit entre deux  joueurs asymétriques dans la mesure où elle peut guider le comportement vers ce qui est juste et acceptable.

L’éthique et les normes sociales sont, dans ce cadre analytique, reléguées à un rôle purement instrumental puisque l’individu est capable de se départir momentanément de son égoïsme spontané au travers de la réciprocité et d’adopter ainsi des règles sociales de comportement. Cependant, ce renoncement à maximiser ses gains personnels n’est qu’apparent puisque l’individu envisagerait cette étape comme la stratégie optimale pour atteindre à terme ses fins économiques [Cordonnier, 1997]. En somme, la réciprocité ne serait « que le prolongement de leur volonté [des individus] d’atteindre des objectifs individuels au moyen d’actions collectives » [Ibid : 11]. Sen s’est attaché à relever cette contradiction :

‘« Il existe là une véritable ambiguïté lorsqu’on accepte la valeur instrumentale de certaines règles sociales pour la poursuite générale de buts individuels. Si l’on considère que la réciprocité n’est pas importante de façon intrinsèque mais de façon instrumentale, et si cette admission est exprimée dans le comportement réciproque effectif en vue de mieux atteindre les propres buts de chaque personne, il est alors difficile d’affirmer que le « but réel » de la personne est de suivre la réciprocité plutôt que ses buts effectifs » [Sen, 1993 : 80].’

Il apparaît donc quelque peu contradictoire que l’intérêt individuel soit tenu pour principe et fin de la réciprocité.

Notes
24.

Le remboursement est négociable et reflète le plus souvent les chocs affectant le prêteur et l’emprunteur ; les prêts sont fréquemment réalisés sans intérêt ; l’accès au crédit dépend des besoins de la personne.

25.

Le crédit, quasi-crédit ou encore la dette matérialise donc des flux de droits et obligations entre les individus. Cependant, la conception instrumentale très explicite ici sera dépassée dans ce qui suit pour aboutir sur le rôle premier des droits/obligations dans le cadre de la relation financière [Guérin, 2000]

26.

L’analyse menée entre bien dans le cadre de l’étude de phénomènes appartenant à d’autres sphères que celle du marché. Olivier Favereau souligne que ce qui caractérise l’évolution de la discipline de la science économique est sans doute la découverte de phénomènes hors marché réunis sous le terme d’« organisation » lequel recouvre une gamme étendue de phénomènes allant « des simples règles de comportement individuel jusqu’aux systèmes de règles que sont les institutions collectives » [Favereau, 1989]. Pour Laurent Cordonnier, cette évolution donne à la science économique une finalité nouvelle que recouvre la compréhension des différentes formes de coopération. Le questionnement qui guide ces approches vise à interroger l’émergence et la stabilité de la coopération entre individus rationnels et égoïstes ; ce questionnement s’applique à toute forme d’interaction sociale [Cordonnier, 1997].

27.

L’hypothèse de l’horizon infini peut prendre deux modalités qui ne modifient en rien les résultats obtenus. La première alternative consiste à supposer que la relation se répète un nombre de fois infini, la deuxième alternative possible suppose que la relation aura une fin un jour mais que les individus ne savent pas à quel moment elle prendra fin précisément.

28.

La recherche du point d’équilibre est l’objectif le plus explicite que se donne la science économique contemporaine [Hirschman, 1986]. Dans le cadre de la théorie des jeux, la solution d’équilibre répond à l’exigence que les actions menées par les individus différents constituent toutes la meilleure action possible relativement aux actions pour lesquelles les autres individus ont opté. Ainsi, l’équilibre de Nash correspond à la solution d’un jeu non-coopératif à « un coup » telle que chaque joueur constate qu’il a fait le choix approprié au vu du choix qui a été fait par les autres joueurs ; l’équilibre de Nash est donc assimilé au point de « non regret » de la part des joueurs. En revanche, l’équilibre de Nash ne coïncide pas forcément avec un équilibre qui serait pareto-optimal. L’équilibre de Nash est optimal relativement au choix de chacun des joueurs : si le joueur B a opté pour l’action X2 alors le joueur A n’a pas de regret d’avoir opté pour l’option Y1 et inversement, il y a donc équilibre au sens « faible » du terme car celui-ci ne concorde pas avec la solution optimale absolue (Guerrien, 2000 : 346).