Section 3. La dette, principe institutionnalisé : ressorts anthropologiques et institutionnels de la dette

Dans la lignée des travaux réalisés par les chercheurs du Centre Walras et en particulier l’équipe de Jean-Michel Servet 31 , nous qualifions les relations de dettes/créances de liens financiers qu’englobe le terme finance lequel doit être appréhendé non pas dans un sens économique et contractuel mais au sens anthropologique c’est-à-dire « que le support de ces dettes / créances n’est pas forcément monétaire » [Guérin, 2000 : 87].

À la suite de Karl Polanyi [1983], on distingue trois formes de relations qui peuvent régir les relations de créancier/débiteur : une relation de réciprocité, une relation de redistribution et enfin, une relation marchande. La réciprocité est réglée par les mouvements entre groupes sociaux symétriques, les rapports économiques sont indissociables des rapports sociaux qui pré-existent ou découlent de l’échange. La redistribution s’établit sur le principe de centralité, c’est-à-dire qu’elle implique l’existence d’une autorité centrale collectant les richesses et chargée de les redistribuer aux membres du groupe. La redistribution renvoie aussi bien à des sociétés soumises à une chefferie qu’à des sociétés organisées autour d’un état de droit. La relation marchande repose quant à elle non pas sur les rapports sociaux pré-existants mais ces relations s’inscrivent dans le cadre d’un système de marchés créateurs de prix, lesquels fonctionnent de façon autonome des rapports sociaux.

Si pour Polanyi ces trois formes de relations peuvent parfaitement cohabiter simultanément au sein d’une même organisation sociale et économique, il est courant d’opposer radicalement la relation de réciprocité à la relation marchande, opposition appréhendée sous l’angle de l’obligation. Dans le cadre d’une relation marchande ou contractuelle, l’obligation est matérialisée et pleinement identifiée à l’extinction de la dette au travers du remboursement de celle-ci. Autrement dit, rien ne survit à l’extinction de la dette. Ainsi,

‘« Le débiteur libéré et le créancier apaisé, rien ne permet de croire que ces deux acteurs noueront à nouveau des liens de dette. […]. Le débiteur se libère de la dette et noue par la suite des échanges économiques au gré de son pur intérêt rationnel, sans que ses échanges antérieurs ne s’accumulent en un réseau de connaissances ». [Blanc, 1998 : 295].’

À l’inverse, la réciprocité prend place dans le cadre d’obligations qui lui sont extérieures et l’échange s’inscrit dans « une dynamique relationnelle entre les échangistes » [id] laquelle perdurera après le remboursement de la dette.

Deux aspects retiennent spécifiquement notre attention de ce qui précède. Le premier concerne le fait que le but du remboursement de la dette, quelle soit monétaire ou pas, dans le cadre de la réciprocité n’est pas nécessairement de mettre fin aux flux de droits et d’obligations qu’elle a générés. Les relations de droits et d’obligations restent premières. Au contraire, les relations marchandes au travers du principe d’équivalence liquident la dette et autorisent l’absence de dette au sein des rapports sociaux. Chaque échange est complet dans la mesure où il ne nous insère pas dans un système d’obligations [Godbout, 1994].

Le second élément découle du premier, il concerne le critère de distinction entre les différentes modalités d’échange retenues par Polanyi et souligné par Jérôme Blanc : celui-ci se situe au niveau du mode de circulation ainsi que de la répartition de la richesse par opposition aux fonctions économiques. Ce point est abordé par Jean-Michel Servet : « Le type de rapports dans lesquels les instruments monétaires entrent, que ces instruments participent au compte, au paiement ou à l’échange, sera donc différent » [Servet, 1993].

En nous inspirant de l’apport des institutionnalistes américains nous identifierons les ressorts anthropologiques de la dette (§1). Ceux-ci trouvent leur origine dans le caractère premier du phénomène de la dette qui lui procure le rôle de médiation sociale élémentaire. Dans cette optique, la dette est fondatrice de l’échange. Or, celui-ci revêt différentes formes décrites par Polanyi, qui correspondent à différents modes de circulation des richesses dans une société donnée, lesquels modes de circulation sont soutenus par des dispositifs institutionnels antérieurs. Le statut et le rôle de la dette sont étroitement liés aux types de rapports sociaux dans lesquels elle s’inscrit. Ces deux éléments combinés nous permettront d’appréhender la dette comme une institution sociale (§2).

Notes
31.

Se référer spécifiquement aux travaux de Jean-Michel Servet, Jérôme Blanc et Isabelle Guérin.