§1. La dette, principe constitutif et moteur des relations sociales

A. Le rôle fondateur de la dette

Chez John Commons, « le phénomène premier n’est pas l’échange mais l’acceptation de la dette d’autrui » [Maucourant, 1999 : 3]. L’acceptation des différentes formes revêtues par la dette autorise donc l’échange. Cette analyse est à la fois valable pour les sociétés dites « archaïques » ou les sociétés modernes :

‘« […] Hawtrey’s logical foudation, Debt, is also historically the fundamental starting point of an economic history which is not a romance. Primitive societies have often the institution of “gift” which is their method of creating a debt, and they even are known to have set up a money of account » [Commons, 1992 : 474]. ’

Quelles que soient les sociétés, l’approche de Commons permet de comprendre un fondement du lien social : « le principe de réciprocité comme forme de coercition sociale dont l’échange marchand n’est qu’un avatar » [Maucourant, 1999 : 4]. Notons dès lors que cette approche a conduit de nombreux auteurs à considérer le phénomène monétaire comme étant l’institution régissant les règles de l’émission et de la destruction des dettes 32 .

Les sociétés archaïques ont le don comme méthode de création de la dette nous dit Commons. Le don est donc envisagé comme une modalité d’échange. La question qui se pose alors est de savoir quels éléments fondent les différences entre les formes archaïque et moderne de l’échange ? D’ordinaire, on oppose ces deux formes d’échange par leur motif. L’une est obligée et désintéressée alors que l’autre serait volontaire et intéressée. Marcel Mauss avait présagé que cette dichotomie radicale ne correspondait pas à la réalité observée et avait relevé l’ambivalence de toute dette même celle prenant la forme de don contre don. Il souligne que ces prestations de dons revêtent :

‘« presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement, même quand dans ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a au fond, obligation et intérêt économique » [Mauss, 1993 : 147].’

Il poursuit,

‘« Mais le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesse, n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner c’est manifester sa supériorité, être plus haut, magistrer ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (ministrer) » [Mauss, 1993 : 269].’

L’intérêt n’est donc pas totalement étranger aux prestations de don. La dette, même dans ses formes apparemment gratuites, est source d’asservissement pour celui qui l’accepte : l’obligation qui en découle procure au donateur une certaine ascendance sur le bénéficiaire. Cette prise de position de Mauss réhabilite l’intérêt au sein du don contre don et renforce la question posée plus haut. La réponse à cette question nous est proposée par Laurent Cordonnier selon qui le don contre don ou encore échange-don, par analogie à l’échange marchand, s’avère conforme à l’intérêt des parties contractantes. Or, nous dit-il la différence avec l’échange marchand est que le don contre don n’est pas mené exclusivement par intérêt. Pour résumer sa position, la différence se situe davantage au niveau de la forme même de l’échange. Cordonnier [1994] identifie trois critères de distinction du don contre don par opposition à l’échange marchand.

Tout d’abord, la rencontre entre les différentes parties prenantes à l’échange n’est pas identique entre les deux formes d’échange. L’échange-don revêt une dimension statutaire, la mise en rapport des parties n’est pas fortuite, elle est guidée par des arrangements culturels qui désignent par avance les partenaires possibles. Elle est inscrite dans les relations de parenté, la tradition, les rites funéraires, etc. Ainsi, l’individu A est plus ou moins obligé d’échanger avec l’individu B, cela signifie clairement que « ce n’est pas le jeu de la concurrence qui règle la mise en rapport des personnes» [ibid : 164]. L’absence de concurrence est donc le second trait qui différencie l’échange-don de l’échange marchand selon Cordonnier 33 . La troisième caractéristique provient selon lui de l’absence de marchandage au sein de la transaction de don contre don.

Si la réciprocité est au cœur de l’échange, quelle que soit sa forme, pour Sahlins, elle ne suit pas toujours le même schéma, elle est d’ailleurs présente dans le modèle de la redistribution décrit par Polanyi. Sahlins [1976] distingue trois modalités de la réciprocité : la réciprocité généralisée, la réciprocité équilibrée et enfin la réciprocité négative. Cette typologie lui permet de graduer les différentes modalités d’échanges. Elle permet non seulement d’établir une gradation dans l’équilibre matériel de l’échange mais également une graduation dans l’échelle de sociabilité [ibid :244]. Ainsi, la réciprocité généralisée prend place au sein des relations sociales de proximité, famille, ménage. Elle correspond à des transactions potentiellement altruistes où le critère social l’emporte sur l’aspect matériel. Les personnes qui offrent cette aide matérielle (ou monétaire) attendent un rendu lequel n’est tenu à aucune « condition de temps, de quantité ou de qualité : l’espérance de réciprocité est indéfinie » [ibid : 247]. La réciprocité généralisée correspond selon Sahlins au pôle de solidarité maximale, l’idéal-type en est le don pur. La seconde catégorie de réciprocité est dite réciprocité équilibrée. Elle s’établit entre personnes plus distantes socialement lesquelles représentent des groupes sociaux et des intérêts économiques distincts. La contrepartie s’effectue plus rapidement et précisément jusqu’à représenter un échange direct, elle est « conçue comme l’équivalent culturellement défini de la chose reçue, et elle ne souffre pas de délai » [ibid : 248]. À l’autre extrémité de la réciprocité équilibrée, on trouve le type d’échange le plus impersonnel qualifié de réciprocité négative et prenant place en dehors de la tribu, entre étrangers. Elle englobe l’échange de type économique mais également toute tentative d’appropriation des choses par la violence. Dans le cas de l’échange économique, chaque partie cherche à maximiser ses profits aux dépens de l’autre.

Figure 2. Le continuum entre réciprocité généralisée et échange économique ou marchand
Figure 2. Le continuum entre réciprocité généralisée et échange économique ou marchand

Ces éléments suggèrent qu’il n’y a pas de rupture entre les différentes formes d’échanges mais plutôt continuum entre des modalités de réciprocités distinctes. Or, si le délai de réciprocité détermine en partie les frontières entre ces différentes formes de réciprocité, il nous semble important de souligner que l’une des différences fondamentales entre ces deux pôles tient au fait que l’un crée du lien social ou l’entretien alors que l’autre non.

Ce dernier élément enjoint Marcel Hénaff [2002] à affirmer qu’il n’existe aucune relation d’engendrement entre le don de type cérémoniel et l’échange marchand. L’objet ici n’est pas de trancher ce débat, ce qui nous intéresse est de montrer que l’on passe d’une forme de réciprocité, de dette, dont l’objectif économique s’efface devant l’objectif social d’entretien des relations sociales et est régie par la position de chacun dans la structure sociale. Quant à la forme moderne de la dette, sa nature contractuelle implique que l’objectif économique prime, la nature des relations sociales disparaît derrière deux figures anonymes de l’échange marchand : le client (emprunteur) et le vendeur (prêteur ou banquier). En d’autres termes, cette forme moderne de la dette tend à libérer les membres d’une société de toute obligation liée aux rapports sociaux et ce en raison du postulat que « tout lien obligatoire peut être remplacé par un bien » [Godbout et Caillé, 2000 : 213]. Jacques Godbout ajoute que la mémoire du prix dans l’échange marchand a remplacé la mémoire des personnes que conserve la forme archaïque de la dette 34 .

Finalement, la rupture entre ces deux formes extrêmes se situe au niveau institutionnel puisque c’est l’irruption du marché qui a permis à la forme moderne de la dette de se développer. La forme archaïque s’épanouissant en dehors de cette sphère marchande qui a fait irruption dans les rapports sociaux. Nous rejoignons ici les modalités de circulation des richesses au sein d’une société donnée. Avant d’aller plus loin sur le caractère institutionnel du lien de dette, il convient de spécifier ce que nous entendons par sphère marchande et non- marchande et de montrer que leurs délimitations respectives ne sont pas fortuites dans la mesure où elles sont socialement construites.

Notes
32.

À ce sujet, voir les travaux du Centre Walras et en particulier, ceux de Jean-Michel Servet [1984], Jérôme Maucourant [1994], Jérôme Blanc [1998] et Isabelle Guérin [2000].

33.

Laurent Cordonnier a saisi une certaine contradiction à vouloir réaliser une comparaison du don contre don par défaut par rapport à l’échange marchand. Il y trouve cependant l’avantage que les économistes sont susceptibles d’êtres plus sensibles à ce type d’argumentation.

34.

Ceci rejoint l’expression employée par Stéphane Breton pour désigner ces organisations économiques distinctes : « économie des personnes » par opposition à l’« économie des choses » [Cité par Aglietta et Orléan, 2002 :42].