A. Pertinence de l’hypothèse de la « dette de vie » comme fondement du lien social dans les sociétés modernes démocratiques

Le rôle constitutif de la dette originaire ou primordiale se situe à un double niveau : elle est à la fois constitutive des individus et de la pérennité de la société dans son ensemble. En cela elle est qualifiée de « dette de vie » [Aglietta et al., 1998]. La question qui surgit d’emblée concerne la pertinence de cette hypothèse dans le contexte de nos sociétés modernes, démocratiques. L’hypothèse a t-elle cessé d’être pertinente ? La dette permet-elle d’illustrer ce qui fonde ces sociétés ouvertes sur l’avenir ? Telle est la thèse soutenue par les auteurs dont les contributions ont été réunies dans l’ouvrage collectif dirigé par Michel Aglietta et André Orléan [1998] 39 . Les auteurs considèrent au contraire que « la dette primordiale demeure le concept adéquat qui permet de penser le tout de la société et son mouvement » [ibid : 22]. Toutefois cette évidence semble dissimulée par le fait que la dette soit désormais dissociée entre dettes privées de nature économique d’un côté, et dette sociale de nature politique de l’autre. La monétarisation de la dette a été le vecteur de cette double évolution : dédoublement et renversement de la dette de vie. Les dettes privées, économiques insèrent les individus dans une division du travail masquée par les échanges. Dans ce cadre, la monnaie tient un rôle de premier plan dans la mesure où elle permet la reconnaissance de l’activité productive de chacun et elle est l’instrument qui permet le règlement des dettes privées car elle est le support par lequel s’exprime l’obligation de régler. Aussi, en

‘« réglant les dettes particulières, la monnaie permet la relance des relations sociales par la création de nouvelles dettes. Elle est bien le pivot de la structure générale des dettes dont dépend la pérennité de la division du travail » 40 [id].’

Au travers de la dette privée, l’individu se trouve dans un rapport de dépendance à la société, par analogie à la dette de vie, l’individu est endetté vis-à-vis d’une totalité sociale. Ce qui change cependant est le rapport au temps : la dette de vie met l’individu en rapport au passé alors que la dette économique sécularisée le positionne par rapport au futur [Théret, 1998].

La dette sociale ou politique exprime en revanche une relation de dépendance inversée par rapport à la dette de vie des sociétés hiérarchisées. Dans les sociétés capitalistes, nous disent les auteurs, c’est la société qui est endettée auprès des individus dont émane la souveraineté. La société se doit d’assurer les conditions « collectives de conservation et de développement de la vie » [ibid :23]. La collectivité doit assurer par ailleurs l’insertion des individus dans la division du travail au travers notamment de l’éducation, la sécurité, les infrastructures, etc.

Dans ce contexte, « La monnaie moderne doit alors assurer la commensurabilité de ces deux types de dettes » [ibid : 255], elle assure ainsi la « négociabilité généralisée de dettes » [Maucourant, 1993 :214]. Ces éléments confirment donc la filiation entre les formes « archaïques » et  « modernes » de la dette qui conserve, malgré ses évolutions dont l’élément de base est la monnaie, le statut de lien social originel. Le lien social en tant que dette de vie conserve donc sa pertinence, l’hypothèse anthropologique de la dette est réaffirmée.

Autrement dit, l’homme se trouve dès le départ plongé dans une dimension financière. Toutefois, avec l’avènement de la modernité, le sens de ce lien financier a changé, son rôle institutionnel a évolué. La modernité correspond en effet au passage de l’impossibilité pour l’individu de se libérer de la dette à l’apparition graduelle de dettes dont il pouvait se libérer. Remarquons enfin que l’hypothèse anthropologique de la dette a pour conséquence de déconstruire l’hypothèse du troc originel (ou « fable du troc ») qui fait de l’émergence de la monnaie une rupture avec la pratique du troc car elle se présenterait comme une évolution incontournable pour faciliter les échanges. La fable du troc justifie la vision dichotomique entre le monétaire et le réel permettant d’évacuer de l’économie les dimensions monétaires et politiques. Or,

« L’histoire démontre assez simplement comment, partant de la dimension financière inaugurale, les sociétés, au gré de leur développement, recourent un jour à l’instrument monétaire sans que les règles du jeu financier n’en soient fondamentalement bouleversées » [Thiveaud, 1998 : 91].

Au total, l’institutionnalisation des dettes est le problème économique primordial qui se pose et s’est posé à toute société, de tout temps.

Notes
39.

Se référer en particulier à la contribution de B. Théret, pp. 253 à 287.

40.

C’est précisément cette coïncidence dette-monnaie qui donne toute sa pertinence à l’hypothèse de la monnaie comme principe institutionnalisé. À ce sujet voir les travaux de Maucourant [1994], Blanc [1998] et Guérin [2000].