§1. Place de marché et lien de clientèle : deux logiques marchandes distinctes

Si la lecture de l’évolution économique proposée par Polanyi est critiquée par certains auteurs, d’autres y ont au contraire discerné les fondements d’une approche très stimulante de l’articulation entre échange marchand et relation sociale entre les échangistes permettant de dissocier deux logiques de fonctionnement réunies généralement sous le terme générique de « marché». Polanyi pose ainsi la question féconde de la légitimité d’assimiler toute forme de commerce à la logique de marché. Les modalités économiques et sociales d’effectuation du commerce doivent êtres appréhendées dans la mesure où « le fait d’aller au marché [market place] n’implique nullement que l’on se conforme aux lois du marché » [Caillé, 1998 : 133]. Cette problématique est en effet introduite par Polanyi [1975] au travers de la distinction qu’il effectue entre place de marché et port de commerce. Sur la place de marché, l’échange n’est pas inséré dans une logique relationnelle, la relation est délimitée par le contrat d’échange, les seules obligations qu’elle implique relèvent de la transaction contractuelle, en effet, cette relation n’est pas « supposée impliquer des obligations qui lui sont extérieures » [Blanc, 1998 :295]. En revanche, les relations marchandes qui s’établissent dans le port de commerce inscrivent l’échange dans une dynamique relationnelle entre les échangistes qui va perdurer au-delà de l’échange.

‘« Dans le port de commerce, ce qui importe est précisément le renouvellement du lien entre les échangistes. Ce lien est soumis à un contrôle politique » [id].’

Cette articulation a été reprise par les économistes contemporains. Ainsi, Servet et al. [1999] oppose deux idéaux-types de la relation marchande. La place de marché caractérisée par l’anonymat ou encore la « négation du statut des co-contractants », établissant une relation qui ne se perpétue pas au-delà de la transaction. Aucune forme d’obligation ne survit à cette relation. À l’inverse, l’échange qui s’établit dans le cadre d’un lien de clientèle se situe dans une interrelation durable entre les échangistes.

Le critère d’opposition sur le statut des échangistes renvoie à une opposition fondamentale de ces deux logiques marchandes. Comme le souligne Jean-Michel Servet,

‘« Dans une relation répondant à une logique de place de marché, prévaut la recherche de l’unicité du prix d’un bien ou service, quels que soient les statuts respectifs des contractants, alors que le lien de clientèle justifie une différenciation du prix selon la position hiérarchique relative de ceux qui contractent. En cas de personnalisation de la relation et de reconnaissance des statuts, cette relation entre les partenaires de la transaction peut être hiérarchique ou égalitaire ». ’

L’égalité constitue donc le soubassement implicite de l’activité économique réalisée dans le cadre institutionnel de la place de marché. Chaque individu disposant des mêmes qualités, aptitudes et aucun d’entre eux n’ayant davantage de pouvoir sur l’autre, ce type d’activité se développe indépendamment de ce qui fonde toute société. En revanche, le lien de clientèle ne se fonde pas sur cette idéologie égalisatrice.

Ainsi, concernant la relation financière, celle-ci pourra dans le cas d’un lien de clientèle

‘« fonctionner comme un élément permettant d’affirmer, de reconnaître et de sanctionner les positions et ainsi de hiérarchiser les partenaires et leur statut respectif ».’

En revanche, dans le cas de la logique de la place de marché, la relation financière positionnera

‘« les partenaires de la relation momentanée sur un principe d’égalité. Pendant la transaction, chacun est supposé être libre et indépendant, ou faire comme s’il l’était ». ’

En conséquence,

‘« Le lien de clientèle s’inscrit dans l’histoire et la culture alors que la relation de place de marché s’établit sur la base d’une fiction niant la dimension sociétale, tout en ne pouvant pas de fait fonctionner sans elle » [Servet, 2006a :434 (document manuscrit), à paraître].’

On peut tenter un rapprochement de l’idéal-type du lien de clientèle à l’approche en termes d’encastrement structural des relations marchandes repris par le courant qui aborde l’encastrement du marché du point de vue de la problématique des réseaux sociaux [Granovetter, 2000] 46 .

Dépassant l’opposition a priori irréductible des deux logiques marchandes décrites ci-dessus, Servet [2006] énonce :

‘« Le paradoxe fait que l’une ne peut fonctionner sans l’autre : d’une part la logique marchande [de la place de marché, nous soulignons] semble hégémonique et d’autre part elle suppose pour fonctionner les éléments qui font tenir ensemble la société » [ibid. :436].’

Cette vision du marché comme « procès institutionnalisé » rejoint celle de Dugger [1989] qui rejette le mythe du marché comme un phénomène naturel. Cette vision replace le rôle de l’action collective :

‘« The market economy is a discretionary economy, a product of human will. It is not an automatic economy, a product of divine dispensation. The market economy can be changed through collective action » [Dugger, 1989 : 614].’

Cette approche comme celle proposée dans la section 3 fondée sur le courant institutionnaliste américain appréhende le marché comme une construction sociale, prenant place dans un cadre institutionnel non neutre. Cette optique est stimulante car elle permet de mettre en exergue l’ambiguïté induite par l’utilisation indifférenciée du terme « marché » pour désigner deux réalités distinctes : le marché financier formel et le marché financier informel. En effet, bien que réunis sous le même vocable, le premier relève de la logique de place de marché alors que le second relève de celle du lien de clientèle .

Ce cadre théorique nous fournit les outils analytiques pour tenter d’identifier de quel ressort relèvent les initiatives la microfinance. C’est l’objet de ce qui suit (§2).

Notes
46.

Le rapprochement de ces deux courants ne peut être total car l’approche de Granovetter élude, nous semble-t-il, toute référence aux déterminations culturelles.