§2. Interdépendance des deux logiques marchandes : illustration à partir de l’étude du positionnement de la microfinance

Nous l’avons vu, la littérature économique standard propose d’appréhender les transactions monétaires et financières informelles comme déterminées principalement par la défaillance du marché. L’imperfection du marché d’assurance ou du crédit constituerait donc la raison principale d’émergence et de subsistance de ces mécanismes, les relations personnelles et de proximité se substituant aux relations formelles établies par le biais du marché [Platteau, 1987]. La relation postulée entre ces mécanismes et le « marché » (ou l’État dans certains cas) impliquera donc, sans nuance, la mise en péril de ceux-ci par l’émergence d’un marché de l’assurance ou de services financiers. D’emblée l’individu préfèrera se tourner vers le marché pour assurer son futur ou réduire sa contrainte de liquidité et délaissera le système, jugé moins « efficace », impulsé au sein du réseau social ou d’institutions sociales telle que la parenté [Polanyi, 1983]. La posture de ces auteurs consiste donc à appréhender la dette ou l’interdépendance générées par l’absence de marché formel comme des relations marchandes dont il est préférable de se libérer et auxquelles le marché s’impose irrévocablement [Godbout, 1994]. Le primat accordé au marché est affirmé que ce soit au travers de son absence ou de son imperfection.

C’est dans cette perspective que s’inscrit la microfinance : pensée en continuité des pratiques informelles, elle vise à libérer les individus de ces relations préexistantes [Servet, 2006a, à paraître]. Pourtant, les interventions en matière de microfinance qui ont émergé au cours de ces trente dernières années revêtent des formes institutionnelles très différentes mais relèvent au final de la même logique de promotion, expansion d’un marché « supposé juste et efficace » [Ibid. :426]. Servet [2006a, à paraître] identifie trois logiques sous-jacentes animant les différentes modalités d’intervention :

Cependant, malgré la diversité des formes institutionnelles adoptées par les interventions en matière de microfinance, le point commun de ces interventions est de viser à l’expansion de l’accès à des services financiers formels, c’est-à-dire, à participer à une extension du marché [Servet, 2006a : 425 (document manuscrit)]. Pour reprendre les nuances introduites dans le paragraphe précédent entre logique rencontrée sur la place de marché et logique de type lien de clientèle, la microfinance relèverait de la place de marché. Or, nous l’avons vu, cette logique est accompagnée d’une idéologie égalisatrice basée sur le déni total des principes hiérarchiques, des différences de statuts lesquels fondent la société. Deux limites peuvent cependant êtres opposées à cette idéologie qui transcende les dispositifs de microfinance.

La première limite provient du fait que les interventions en matière de microfinance puisent généralement sur les deux catégories de légitimité (anonymat versus relation personnalisée ou encore horizontalité versus verticalité). Ce point est souligné par Betty Wampfler :

‘« Le développement des innovations financières de la microfinance est un processus très largement exogène aux sociétés dans lesquelles il est opéré aujourd’hui. La microfinance correspond à un « pari » conventionnel, proposé d’abord aux sociétés en développement, puis récemment aux sphères défavorisées des sociétés du Nord : créer des structures financières insérées dans la sphère financière, marchande et industrielle, permettant l’allocation des ressources et l’approfondissement financier, en mobilisant des coordinations domestiques et civiques » [Wampfler, 2004 :94].’

Dans l’optique du courant de l’économie des conventions 47 , la microfinance se situerait donc à mi-chemin entre convention domestique et convention industrielle-marchande illustrant l’articulation entre convention sociale, domestique et convention marchande qui rompt avec la « vision dualiste de la société de choix marchande opposant les analyses en termes de choix rationnel aux analyses en termes de normes [sociales, nous soulignons] » [ibid :84].

La logique du lien de clientèle illustrée par le recours à la coordination domestique dans le cadre analytique de l’économie des conventions prend appui sur différents facteurs résumés par Wampfler [2004]. L’auteur conclut que la microfinance relève simultanément des deux pôles de justification, les différents dosages de chacun des deux pôles illustrant une « multiplicité de combinaisons conventionnelles » qui se formalisent au travers de chaque modalité institutionnelle adoptée [Ibid : 96].

Le compromis conventionnel décrit par Betty Wampfler [2004] permet de dépasser les obstacles liés au développement d’un marché financier formel dans les pays du sud 48 . En revanche, si l’analyse des modalités de l’offre éclaire cette articulation entre différentes catégories de justification déjà illustrées par l’opposition des logiques qui sous-tendent le lien de clientèle et la relation de type place de marché, cette articulation doit être éclairée par une analyse des modalités d’appropriation collective et individuelle de ces dispositifs exogènes.

Cette remarque nous conduit à la seconde limite formulée à l’encontre de l’idéologie marchande qui transcende toute démarche en matière de microfinance.

Le paradoxe est en effet que la logique de la place de marché ne peut fonctionner sans la logique qui fonde le lien de clientèle et qui renvoie à ce qui fait tenir une société dans son ensemble.

En d’autres termes, l’intervention des dispositifs de microfinance véhiculant une logique de place de marché s’inscrit dans un contexte institutionnel qui lui préexiste. Cette limite rejoint l’approche en termes de construction sociale des marchés développée précédemment en référence aux thèses institutionnalistes allant à l’encontre de la vision de la sphère économique comme un domaine autonome non-déterminé par le tissu, les relations sociales, thèse qui oppose définitivement statut et contrat.

Or, notre recherche se situe précisément dans cette optique : nos résultats illustrent le fait que l’insertion, l’appropriation, l’implantation des dispositifs de microfinance fondés sur une logique de place de marché se réalise au travers des logiques de liens de clientèle présentes dans notre contexte d’étude.

Cette interdépendance sera illustrée au travers de l’accès et de la continuité de l’accès au dispositif de microfinance ainsi qu’au travers des modalités d’ajustement entre l’offre et la demande.

Notes
47.

Le courant de l’économie des Conventions [Orléan (ed) 2004] repose sur le constat de « l’incomplétude de la logique marchande pure ». À partir de ce constat et s’inspirant à la fois du théoricien des jeux Thomas Schelling et du philosophe David Lewis, les auteurs énoncent clairement que « l’accord entre les individus, même lorsqu’il se limite au contrat d’un échange marchand , n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive » [Orléan, 2004, citant le numéro spécial de la Revue Économique de 1985]. En effet, les théoriciens des jeux non coopératifs mettent en évidence trois difficultés majeures de la coordination : l’indétermination des équilibres, l’incomplétude de la rationalité stratégique et enfin, l’incomplétude des contrats résultant de l’incertitude. À partir de la prise en compte des normes, croyances et habitudes culturelles, le courant de l’Économie des conventions vise à « construire un cadre théorique commun, pluridisciplinaire, permettant d’aborder la question générale de la coordination collective des actions individuelles […] » afin de comprendre « comment se constitue une logique collective et quelles ressources elle doit mobiliser pour se stabiliser » [Orléan (ed.), 2004 : 56].

48.

La combinaison des coordinations vise à réduire les coûts de transaction par la promotion d’un degré élevé de proximité géographique et sociale de la part des salariés de l’institution de microfinance ; par la réduction des asymétries d’information laquelle s’appuie sur la proximité et le contrôle social. L’objectif est également de favoriser l’appropriation des dispositifs par les utilisateurs des services financiers en vue d’assurer la durabilité du système financier.