A- L’affirmation de la singularité du mobile de l’action

Le concept d’intérêt puise ses origines dans la réflexion politique bien avant son appropriation par les économistes. Au fondement, les penseurs du XVIIe siècle s’interrogent sur la manière de parvenir à l’ordre social et notamment quels sont les déterminants de la nature humaine sur lesquels il est possible de fonder la cohésion sociale ? Le concept d’intérêt se développe à cette époque conjointement aux théories sur l’État et de manière plus générale les questions d’ordre politique, ce qui lui procure un contenu et une fonction bien différents de son acception contemporaine. Comme le souligne Hirschman, on oppose au départ l’intérêt des autres passions humaines[Frobert et Ferraton, 2003]. L’intérêt, source de choix réfléchis et raisonnés s’oppose à l’arbitraire du pouvoir politique qu’il est censé réguler. Dès la fin du XVIIe siècle, le concept d’intérêt s’oriente d’ores et déjà vers une acception tournée vers l’économique. L’attrait du rôle de régulateur dévolu à l’intérêt n’est plus cantonné à la sphère politique (représentée par l’aristocratie) mais s’étend dorénavant à l’ensemble des groupes sociaux. De fait, la signification de l’action intéressée s’oriente vers une signification économique 49 . L’activité économique -guidée par des mobiles d’acquisition ou de richesses- constitue une activité régulière et prévisible, ces caractéristiques la placent au premier plan pour assurer l’ordre social. Par la suite, la thèse du « doux commerce » parachevée au XVIIIe siècle par Montesquieu, sir James Steuart ou encore John Millar voit naître, bien avant que la science économique ne s’en accapare, une théorie des bienfaits de l’intérêt tant au niveau privé que collectif, public :

‘« La poursuite du gain doit ainsi neutraliser les effets dévastateurs des passions humaines pour la stabilité de l’ordre social » [Frobert et Ferraton, 2003 : 211].’

Sphères économique et politique sont donc étroitement corrélées, entremêlées. Toutefois, la réduction de l’intérêt aux seules fins économiques n’achève pas l’évolution du concept. L’étape suivante marque en effet la fin de la distinction entre intérêt et passions, par là même, elle initie une rupture fondamentale qui voit l’émergence de la science économique comme science autonome des autres sciences sociales et instaure notamment un cloisonnement étanche entre économie et politique.

Ce courant déjà initié par les physiocrates met l’accent sur l’incapacité de l’État à promouvoir le progrès économique. Il convient donc de contraindre l’État afin de favoriser la pleine liberté des intérêts privés. L’intérêt politique est d’emblée identifié aux intérêts économiques. Smith achève cette rupture au travers de La richesse des nations [1776]. Avec Smith, la poursuite de l’intérêt individuel se justifie par elle-même, au sein de la sphère économique, et non plus pour ses conséquences politiques positives. L’analyse des liens entre les deux sphères perd toute pertinence puisque les activités économiques à elles seules assurent l’harmonie sociale. L’autonomie de la vie économique est affirmée, l’analyse sociale est réduite au champ d’investigation qui englobe l’économie. Cette nouvelle étape est accompagnée de changements dans l’acception du concept d’intérêt. Si jusqu’alors celui-ci embrassait des motivations individuelles plurielles, différentes à priori, voire antinomiques, au XIXe siècle, cette diversité des motivations humaines se trouve réduite au seul intérêt économique. Les passions humaines sont évacuées et avec elles les dimensions morales de l’action humaine, l’affirmation du mobile exclusif de l’intérêt personnel est posée. La figure déshumanisée et asociale de l’homo œconomicus voit le jour.

Smith est pleinement associé à cette séparation de l’économie et de la morale « grâce à la découverte d’un mécanisme social qui, si on le laisse convenablement fonctionner sans entraves, exige bien moins de la nature humaine, et auquel on peut donc faire beaucoup plus confiance » [Hirschman, cité par Frobert et Ferraton, 2003 : 220].

Notes
49.

L’intérêt est identifié à la cupidité et à l’appât du lucre