§2. L’évaluation du bien être doit s’affranchir de l’utilité

L’évaluation du bien être ne se résume pas à celle de l’utilité, il faut donc élargir la conception du bien être de l’individu. Dans cette optique, Sen s’appuie sur la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith pour souligner que les mobiles de l’action sont plus complexes et variés que ceux affichés par la théorie économique standard. En effet, « dans de multiples situations de la vie quotidienne, les personnes sont attentives au respect des règles et procèdent à des jugements moraux » [Guérin, 2001 : 2]. L’objectif de Sen de rendre à l’action la pluralité de ses mobiles, le conduit à élaborer le concept de droits-buts qui vise à dépasser l’approche instrumentale des droits en donnant une place de premier plan au respect ou à la violation des droits dans l’évaluation de chacune des situations et à les insérer dans l’analyse conséquentielle de l’action :

‘« […] le respect et la violation des droits entrent dans l’évaluation des situations elles-mêmes et sont utilisés pour une analyse conséquentielle (dépendante du résultat, nous soulignons) des actions » [Sen, 1993 : 120].’

Néanmoins, le souci d’autrui appliqué à la morale du résultat ne place pas l’apport de Sen dans la négation de l’existence de choix personnels réalisés par les individus. Loin de se soumettre passivement aux règles, normes sociales, l’individu prête attention aux conséquences de ses actes, décisions. En ce sens Sen n’abandonne pas l’approche conséquentialiste qui énonce que l’agent se préoccupe des conséquences de ses actions. En revanche, les critères d’évaluation du résultat de ses actions ne se limitent pas, du point de vue de l’individu, à la seule utilité personnelle retirée de ses choix. Il faut en effet « aller plus loin si l’on veut apprécier […] la multiplicité et la complexité des activités humaines » [Hirschman, 1986 : 96] sans restreindre l’analyse aux seules activités utilitaires. En ce sens, Sen propose deux approches distinctes de l’éthique ou altruisme : la compassion et l’engagement. La première est proche de l’altruisme tel qu’appréhendé par l’économie standard [Becker, 1974 ; Barro, 1974]. Dans cette optique, l’individu ne se départit pas de la quête de son propre intérêt puisque l’action réalisée en faveur d’autrui est motivée par la satisfaction de la personne qui l’effectue. Le sentiment de compassion est en effet formulé à partir du principe d’interdépendance des utilités ou d’utilité « enchaînée » dans le cadre théorique de Robert Barro [Ballet et Mahieu, 2003].

L’engagement constitue l’altruisme dépourvu de la recherche d’intérêt personnel. Cette approche de la morale a été retranscrite dans la littérature essentiellement de deux manières. On doit la première à Laffont [1975]. Si l’optique de Laffont se concentre sur le principe de l’action, l’approche de l’engagement énoncée par Sen est radicalement différente : elle vise à proposer une nouvelle représentation même des préférences fondée sur le principe Lexicographique qui énonce qu’un « bien est absolument préféré à tout autre » [Ballet et Mahieu, 2003 :44]. L’engagement moral énoncé par Sen repose sur l’idée de méta-classement ou classement moral du classement des actions.

Ainsi, de nombreuses activités humaines sont menées malgré le fait qu’on ne peut être sûr du résultat qui en sera issu. De la même façon, une personne peut s’engager dans une action qui ne lui procurera pas de gain personnel mais qui peut se justifier simplement par l’engagement, le sens de l’obligation ou tout autre motif de dépassement de soi. Cette position de Sen ne remet pas en question la conception de la rationalité en termes de cohérence des choix. Il introduit cependant une distinction cruciale dans le fait d’attribuer aux personnes un classement unique de préférences 50 .

Contrairement à l’économie standard qui ne se préoccupe que des préférences révélées (le choix réalisé par l’individu est l’indicateur des préférences de la personne) Sen distingue les préférences de premier ordre et les préférences de second ordre 51 . Par ce biais, Sen entend dépasser cette approche réductrice qui identifie choix et préférences :

‘« Si l’on observe que vous choisissez x en rejetant y, on déclare que vous avez une préférence ‘révélée’ pour x au détriment de y. Votre utilité personnelle est alors définie simplement comme une représentation numérique de cette ‘préférence’[…] Bien entendu, si une fois vous choisissez x et rejetez y, puis si vous vous empressez de faire exactement le contraire, […] Il (le théoricien) devra conclure que vous êtes incohérent » [Sen, 1993 : 93].’

Or, Sen fait la remarque suivante : les individus sont capables de distanciation par rapport à leurs besoins, leurs désirs et leurs préférences. En d’autres termes, ils sont dotés de la capacité de « se demander s’ils ont vraiment besoin de ces besoins et s’ils préfèrent ces préférences » [Hirschman, 1986 : 91]. Ceci revient à énoncer la faculté des individus à former des métapréférences, c’est-à-dire « le désir de l’agent d’avoir ou de développer certains désirs plutôt que d’autres » [Elster, 1986 :9]. Ces métapréférences (ou méta-classement) expriment un jugement moral de la personne sur ses préférences formulées « spontanément » ou dites de premier ordre. Ainsi, le concept de métapréférences illustre le fait que le comportement réel d’un individu résulte d’un compromis entre des exigences morales et la poursuite d’autres buts, dont, entre autres, celui de l’intérêt personnel.

La formalisation de cette idée est donnée par Arnspenger [1998, cité par Ballet et Mahieu, 2003 : 45] la suivante :

Illustrons cette relation entre préférence de premier ordre et préférence de second ordre en reprenant l’exemple simple proposé par Isabelle Guérin [2000], une personne peut exprimer à la fois une préférence pour le chocolat et une métapréférence pour le fait d’être svelte. La métapréférence l’enjoindra donc à consommer une quantité inférieure de chocolat (ou à ne pas en consommer du tout) par rapport à la quantité qu’elle aurait spontanément consommée si elle avait cédé à sa préférence de premier ordre.

Face à l’idéal-type d’un individu aplani, capable de réaliser froidement, sans l’ombre d’une hésitation un classement de ses préférences, Sen, Hirschman, et Elster (entre autres) opposent quant à eux un individu aux aspirations multiples et parfois contradictoires. L’existence de métapréférences traduit ainsi l’existence d’un « moi divisé » ou «multiple », réalité amplifiée par le fait que chacun d’entre nous possède « plusieurs identités » [Guérin, 2000]. Ainsi pour Sen,

‘« le fait d’être un homme ou une femme constitue l’une de ces identités. Être membre d’une classe sociale, d’un groupe professionnel, d’une nation ou d’une communauté peut créer des liens particuliers. L’individualité de la personne coexiste avec diverses identités de ce type» [Sen, 1993 : p. 233].’

Par ailleurs,

‘« Notre conception de nos intérêts, de notre bien-être, de nos obligations, de nos objectifs et de la légitimité de notre comportement est influencée par les effets variés — et parfois conflictuels — de ces diverses identités » [id]. ’

La figure de l’agent incarne ainsi la présence du jugement moral dans tout processus de décision dont elle fournit une vision plus complexe, permettant de dépasser le simple arbitrage en termes de fins et de moyens. Cette figure demeure incomplète sans la prise en compte des obligations auxquelles fait face un individu. Or, si Sen développe deux formes d’obligations ayant une influence sur les comportements individuels : les « obligations relationnelles » et les « obligations liées à un événement » [Sen, 1993 : 282-283], les liaisons entre droits et obligations ne sont, à notre connaissance, pas spécifiquement abordées.

Au total, le système des droits-buts comme système moral, réalise la synthèse en réunissant autour d’un même concept la « conception éthique de la motivation » et la « conception éthique de l’accomplissement ».

Dans ce cadre d’analyse, l’individualisme éthique reconnaît donc l’importance de la prise en compte intrinsèque des relations sociales dans le processus de décision et dans l’évaluation de ce qui est accompli. En revanche, si l’individualisme éthique constitue un premier pas fécond vers la prise en compte des relations sociales dans la décision individuelle, Sen s’en tient finalement à une critique de l’approche de l’action rationnelle proposée par l’économie standard qu’il considère trop restrictive. Il n’aborde cependant pas l’autre hypothèse du comportement individuel, centrale à l’économie néo-classique, hypothèse de la « prise de décision atomisée » 52 telle que nommée par Mark Granovetter [Laville et al., 2000]. Sans nous attarder sur cette « limite » de l’individualisme éthique tel que défini par Sen, nous nous appuyons, dans ce qui suit, sur son approche en termes de capabilités pour la soulever.

Notes
50.

Ce classement de préférences censé révéler les intérêts des personnes ne rend pas compte selon Sen de la réalité des comportements, des mécanismes sous-jacents aux choix effectués par chacun d’entre nous, des compromis consentis. Ainsi, cette personne, idéal-type de la théorie standard, ne serait au fond qu’un « idiot rationnel, drapé dans la gloire de son classement de préférences unique et multifonctionnel » [Sen, 1993 : 107].

51.

Sen n’a pas la « paternité » de cette distinction, selon Hirschman, elle a été introduite par le philosophe H. Frankfurt en 1971.

52.

Cette hypothèse stipule que les individus, acteurs prennent leurs décisions de manière atomisée, indépendamment les uns des autres [Laville et al., 2000].