§1. Dépasser l’idée d’un modèle de prise de décision ex-ante : une approche en compréhension

Pour l’approche hypothético-déductive, le terrain est le lieu de validation d’hypothèses formulées préalablement. Ces hypothèses comme cela est le cas pour toute théorie économique, reflètent elles-mêmes le postulat principal qui fonde l’analyse économique du comportement humain [Généreux, 2000]. La posture formaliste au travers de l’objectivation préalable et de la volonté de dissociation des faits et des valeurs 60 par négation de la rigueur du discours et la perception des acteurs milite en faveur d’une exclusion définitive du rôle du subjectif comme source de connaissance menant à la reconstruction de la réalité.

Or, droits, obligations, monnaie et dette participent à notre objet d’étude. Ces objets n’existent qu’à travers ce qu’en font les acteurs, par leurs pratiques individuelles, lesquelles reflètent une tension entre leurs aspirations personnelles et les contraintes liées à l’environnement dans lequel ils s’inscrivent. Dès lors, la prise en compte de la dimension subjective prend part à la démarche de recherche et ne s’oppose pas au processus d’objectivation.

A l’opposé d’une démarche basée sur le raisonnement, l’approche par l’observation ne permet pas à elle seule de reconstruire le réel. Ainsi, entre observation et distanciation, Weber a élaboré une approche visant à concilier universalisme et relativisme. Weber considère qu’il est fallacieux de reproduire des faits sociaux, toute démarche scientifique s’apparente davantage à une reconstruction du réel incarnant une part de subjectivité du chercheur. C’est pour rompre avec la position universaliste d’objectivation de la connaissance (ou le monisme méthodologique de Popper), que Weber élabore le concept de Verstehen qui désigne la compréhension de l’intérieur, ou encore la capacité du chercheur à se mettre à la place de l’acteur. À ce propos, Bourricaud [1977] souligne :

‘« À propos de Verstehen, Parsons précise que pour Weber la compréhension ne se réduit ni à la conscience qu’un acteur singulier a de ses propres motifs, ni à la prévision qu’il pourrait faire des conséquences éventuelles de ses actes ». ’

Il poursuit,

‘« Comprendre Autrui ce n’est pas, ou ce n’est pas seulement, chercher ce qu’Autrui a dans la tête, veut dire ou faire. Le mot doit être pris dans un sens plus « technique ». […]. D’abord, la compréhension suppose l’emploi de « catégories subjectives » […]. En second lieu, les catégories subjectives ont une certaine part d’universalité ».’

Ce n’est donc pas

‘« sa singularité [de l’Autre, nous soulignons] qui nous aidera à comprendre le dessein d’un acteur individu. C’est la pertinence d’une ou plusieurs catégories analytiques [..] qui nous aidera à débrouiller l’écheveau des motifs sous-jacents à un acte concret ». [Bourricaud, 1977 :64]’

La position de Weber prône donc le relativisme mais prétend au travers du concept d’idéal-type reconstruire une partie du réel de manière homogène et cohérente.

Le concept d’idéal-type englobe la double subjectivité par rapport à une réalité vécue : celle invoquée par l’acteur et celle découverte par le chercheur. L’idéal-type est donc une reconstruction stylisée d’une réalité dont l’observateur a isolé les traits les plus significatifs. Cette tentative de rationalisation que vise l’idéal-type permet d’appréhender une partie de la réalité au travers d’une explication compréhensive du social. Il s’agit donc de concilier compréhension, écoute attentive et prise de distance de même qu’il s’agit d’asseoir la recherche sur des allers-retours permanents entre le singulier et le général c’est-à-dire entre l’observation et la théorie.

La position adoptée dans ce travail relève donc à la fois d’un certain réalisme et de relativisme 61 . Le réalisme présume l’existence de la réalité observée, et ce, en dehors de l’intention du chercheur. Le relativisme suppose quant à lui d’avoir à l’esprit que la connaissance de cette réalité est construite relativement à un point de vue comprenant un cadre analytique ainsi qu’une échelle d’observation.

Le relativisme ne prétend donc pas évacuer tout a priori sur l’objet étudié, il appelle en revanche à davantage de précaution de la part du chercheur qui doit rester ouvert à une remise en cause de ses postulats de départ. Il nous semble que le positivisme de l’économie standard basé sur la méthode hypothético-déductive s’est débarrassé de cette possibilité de remise en cause des hypothèses de comportement par confrontation avec les faits observés. Parlant de l’économie, Benjamin Ward formule le reproche suivant :

‘« the desire systematically to confront the theory with the fact has not been a notable feature of the discipline » [Ward, 1972, cité par Blaug, 1980].’

Mark Blaug lui reproche cependant de ne pas considérer cet aspect comme la faiblesse centrale de l’analyse économique moderne. Par la suite il énonce sa position sans ambiguïté :

‘« My own contention, by way of contrast, is that the central weakness of modern economics is, indeed, the reluctance to produce the theories that yield unambiguously refutable implications, followed by a general unwillingness to confront those implications with the facts » [op.cit : 254].’

La posture méthodologique à la fois réaliste est relativiste nous semble donc adaptée à notre position épistémologique et au thème de notre recherche. Elle s’appuie sur la conviction qu’accéder au processus de décision des acteurs et à la dimension morale de la motivation ne peut découler d’une démarche basée sur un modèle de décision ex-ante qui se limite à puiser dans l’observation des faits les seuls éléments d’information révélateurs du résultat de la décision préalablement défini et non du processus en lui-même. Pour Dominique Desjeux, la décision n’est d’ailleurs pas observable, seul le passage à l’action l’est [1998] 62 .

Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que l’objectif final est l’explication compréhensive des mécanismes économiques et sociaux, individuels et collectifs d’appropriation d’un dispositif de microfinance. Il faut donc être capable à partir des données recueillies d’aboutir à une part de généralisation. Or, notre recherche visait deux formes de généralisations. Dans cette optique, nous avons tenté d’allier deux approches  procurant des informations complémentaires et dont le passage du singulier à l’universel diffère : une approche qualitative basée sur la compréhension et une approche quantitative basée sur l’observation du résultat de la décision 63 .

Notes
60.

Issue de l’affirmation d’une méfiance vis-à-vis de l’interprétation des faits.

61.

Desjeux [1998].

62.

Lequel se situe en aval de la décision.

63.

En ce sens, les approches qualitative et quantitative ne diffèrent pas seulement d’un point de vue strictement méthodologique (outils de collecte d’informations) fondé sur une double opposition entre entretien versus enquête et entre représentativité ou inférence statistique versus diversité mais non représentativité comme cela est couramment défini par les sociologues [UTINAM, 2000].