§1. Consubstantialité des liens financiers et des liens sociaux : observations empiriques [identité 1]

Toute relation financière se fonde sur une relation sociale, telle est l’hypothèse de notre recherche. Ainsi en est-il des relations de parrainage dans les villages où nous avons mené notre recherche. L’une des principales raisons qui intervient dans le choix d’un parrain pour son enfant ou lors de son mariage est d’escompter lui emprunter de l’argent ou de recevoir de sa part d’autres services sous la forme de cadeaux, d’invitations à des fêtes, d’entraide au travail, etc. Le choix des parrains n’est donc pas fortuit économiquement, les plus pauvres sollicitent les plus riches pour tenter d’en obtenir une assistance et les plus riches lient des liens avec des pauvres afin de les exploiter 113 . L’intention économique voire d’ « exploitation » est fréquemment explicite. Chamoux [1993] relate ainsi les paroles d’un salarié sollicité par un paysan défavorisé : « Untel veut devenir mon compadre. Mais pourquoi vais-je me lier avec lui ? Il est pauvre et ne peut rien me donner ».

Évoquons le cas de cette « riche » pharmacienne sollicitée quasi-quotidiennement pour être marraine, à propos de ces nombreuses sollicitations, elle nous dit : « Moi je ne les cherche pas, c’est eux qui viennent me chercher ». Deux phénomènes sur l’évolution de cette pratique illustrent la consubstantialité des liens sociaux et des liens financiers. Indispensables au financement de la fête du mariage, les liens de parrainage créés à cette occasion dissimulent en réalité une relation financière que l’on peut qualifier de « sponsoring ». cette pratique a engendré la multiplication des liens de parrainage créés à l’occasion du mariage. Ainsi, à côté du parrain de noces, les futurs mariés ou du moins leurs familles sélectionnent d’autres personnes avec qui sont créés des liens de parrainage, support d’une contribution économique. Chaque parrain est ainsi affecté au financement d’une partie des dépenses. Le mariage auquel nous avons eu l’opportunité d’assister comportait entre autres les parrainages suivants :

  • Le parrain dit de « pastel » : celui qui offre le gâteau ;
  • Le parrain dit de « cerveza » : ceux qui offrent la bière (ils sont généralement plusieurs car la dépense est importante) ;
  • Le parrain dit de « refresos » : celui qui offre les boissons non-alcoolisées ;
  • Le parrain dit de « brindis » : celui qui offre une bouteille de champagne ou d’alcool fort.
  • Etc.

Enfin, le parrain de noces. Ce dernier est celui qui doit faire face à la plus grande dépense car il offre le plus souvent le groupe de musique chargé d’animer la soirée 114 .

Support d’une relation économique cette pratique d’origine religieuse accompagnant les étapes importantes d’une personne puis de sa famille, s’est étendue à des événements ou pratiques civiles, non religieuses de telle sorte que de nombreux événements donnent lieu à la création d’un lien social support d’une relation financière. Nous avons pu observer la recherche de parrains qu’implique la fin de l’année scolaire pour les familles dont un ou plusieurs enfants achèvent un cycle scolaire. La personne qui accepte ce lien de parrainage doit faire un cadeau à l’enfant et l’accompagner à la fête de l’école, lors de la remise des certificats.

Si la justification économique semble primer, le lien social va cependant se perpétuer une fois la fonction économique accomplie. Par ailleurs, s’il est fréquent que par la suite d’autres services soient échangés sous des modalités distinctes, la relation établie n’obéit pas pour autant à une stricte logique économique. Nous avons souligné que le choix du parrain n’est pas neutre sur le plan économique et constitue une réponse à un souci d’ordre matériel, il repose également sur une logique sociale. Ainsi, au-delà de la perpétuation de la relation sociale, l’émergence du rapport financier n’est pas réalisée totalement ex-nihilo, le lien financier se suffit rarement à lui seul pour apparaître : « des conditions extra-économiques doivent êtres réunies et demeurer présentes » [Chamoux, 1993 :168]. Même la pratique de crédit purement contractuelle en apparence, s’appuie en réalité sur la qualité des relations sociales nouées au préalable 115  :

‘« Thierry Linck a souligné, déjà, qu’une bonne insertion dans la communauté est la condition de base de la forme d’ « usure » pratiquée par les commerçants » [id]. ’

Autrement dit, l’ensemble des relations financières cristallisent et mettent en évidence les critères d’inclusion et d’exclusion sociale [Zanotelli, 2004]. La fonction économique prend appui sur la logique sociale, elle peut parfois même devenir secondaire et s’effacer derrière la fonction sociale des liens de dette :

‘« Le crédit en tant que tel prend un sens économique de façon marginale […]. Dans les différents cas donc, l’obtention et l’octroi d’un prêt est un système de vérification et d’activation du jeu social. […] » [Gouy-Gilbert, 1993 : 189-202].’

Le caractère a priori contractuel du crédit, saisi notamment au travers du paiement d’un taux d’intérêt, n’enlève donc rien à la primauté des relations de droits et d’obligations. Celui-ci les véhicule, les perpétue mais ne les élimine pas. En d’autres termes,

‘« il n’y a pas, à travers la pratique du crédit, d’échappée hors des réalités sociales et économiques des communautés considérées, ni d’ailleurs hors de la temporalité dans laquelle elles se tiennent : le très court terme qui correspond à la précarité ambiante » [id].’

Les observations empiriques mettent ainsi en évidence que quelles que soient les formes prises par le crédit (ou dette) l’explication contractuelle n’est pas satisfaisante : liens financiers et liens sociaux sont consubstantiels.

Il nous faut à présent évoquer l’ambivalence de la fonction économique de la dette : l’interdépendance sociale et matérielle qui caractérise les personnes vivant dans les villages étudiés est matérialisée par la circulation intense de la dette. La dette (et le crédit) acquiert donc une fonction collective qui va au-delà de la fonction économique individuelle (source de revenus et/ou opportunité d’emprunt de liquidité) : elle constitue le mécanisme fondamental permettant d’assurer la circulation des surplus de richesse au niveau du réseau social 116 . Cette caractéristique peut être appréhendée au travers des pratiques d’épargne qui illustrent la coïncidence entre épargne et prêt et au travers de la perception qu’ont les personnes de l’acte de prêter et notamment du prêt à intérêt qui va bien au-delà d’une « simple » activité commerciale.

Notes
113.

Cette stratégie peut être a priori rapprochée de la protection hiérarchique décrite ci-dessus ou encore de la relation patron-client décrite par Fafchamps [1992], voir chapitre 1.

114.

La dépense est comprise entre 2500 et 3000 pesos ou US$ 250 et 500.

115.

Dans le langage courant, les personnes à qui il est envisageable de concéder un prêt sont réunies sous le qualificatif « los de confianza » (les personnes de confiance, donc plus ou moins connues ou tout au moins identifiées).

116.

Soulignons que cette notion de réseau social est à géométrie variable puisque pour l’emprunt de montants élevés (supérieurs à 1000 pesos/ US$ 100), les personnes ont recours à un réseau social plus large que le réseau social immédiat (voisinage, famille) qui n’est pas toujours en mesure de procurer les sommes nécessaires.