1. Diversité des supports de la pratique de l’« épargne-prêt»

L’épargne-prêt prend ainsi la forme de prêts de denrées comme le maïs, permettant de le stocker « virtuellement » et de le récupérer au moment où un besoin s’exprimera réellement. Cette stratégie prend aussi la forme de prêts de briques en vue de la construction d’une maison 119 ou encore de prêts de chaux etc. Toute « richesse » est susceptible de faire l’objet de prêts si le possesseur n’en n’a pas l’usage immédiat 120 . Les animaux sont également prêtés, notamment ceux qui ont un rôle central pour l’organisation d’événements sociaux en lien avec le cycle de vie nous relatons dans l’encadré ci-dessous la pratique des prêts de dindons, pratique très répandue dans la région où nous avons séjourné.

Encadré 7.Illustration de l’identité épargne-prêt au travers du phénomène des prêts de dindons
Le dindon occupe une place primordiale dans la vie rituelle des localités où nous avons mené nos enquêtes. Les événements du cycle de vie comme le mariage ou les principales fêtes organisées au cours de l’existence ne peuvent avoir lieu sans que l’on offre ou l’on tue quelques dindons, c’est une question de prestige mais la santé de la famille ou la fertilité du couple marié dépendent aussi du sacrifice de quelques dindons. Le nombre de dindons tués pour un mariage est très variable mais atteint souvent 30 à 50 dindons ce qui représente au total une somme importante si l’on considère qu’un mâle vaut environ US$ 30 et une femelle US$ 15. Les femmes s’organisent donc bien à l’avance pour ne pas êtres prises au dépourvu.
Pour se faire, elles s’appuient sur un système bien huilé de prêt de dindons. En effet, dès lors qu’une femme donne naissance à un garçon, elle sait que le mariage de son fils lui occasionnera une forte dépense en dindons à laquelle il sera difficile de faire face si elle ne le prévoit pas à l’avance. Aussi, elle va commencer à élever des dindons dès le dixième anniversaire de son fils pour constituer un stock suffisant en vue du mariage. Or, le problème principal de l’épargne sous forme de dindon est qu’elle ne pourra pas le conserver jusqu’au mariage car l’espérance de vie de l’animal n’est pas suffisamment élevée. Les femmes sont donc confrontées à un problème de stockage et de conservation de la valeur épargnée au travers des dindons.
Pour résoudre ce problème de stockage d’une denrée qui ne conserve pas sa valeur sur le long terme, les femmes ont mis en place un système de stockage basé sur un système d’entraide. Ainsi, si une femme que nous nommons A possède 5 dindons en vue du mariage de son fils ou d’un autre événement mais qu’elle ne les utilise pas immédiatement, elle les met alors, par le biais d’un prêt, à disposition de femmes qui en ont besoin à court terme. Les prêts de dindons sont consignés dans des cahiers où l’on inscrit s’il s’agit d’une femelle ou d’un mâle, le poids de l’animal, le prix et le nom de la personne à qui il a été prêté. L’emprunteuse sait qu’elle devra tôt ou tard rembourser A à plus ou moins long terme et sous forme de dindons. En effet, A, notre prêteuse va en général attendre d’avoir besoin du dindon pour exprimer le besoin de remboursement. Lorsqu’elle souhaite le remboursement, elle le fait tout simplement savoir à l’avance à l’emprunteuse, si celle-ci ne dispose pas des dindons, elle va devoir les emprunter ou les acheter auprès d’une autre femme. Ces prêts peuvent donc durer des années. Il n’y a pas d’intérêt sur cette forme de prêt.
Une autre forme de prêt de dindon prévaut entre les femmes. Celle-ci vise à faire fructifier les animaux en prêtant un mâle ou une femelle à une autre femme pour qu’elle puisse obtenir une couvée. Le terme est donc la couvée mais il peut être entendu que le dindon soit prêté pour deux ou trois couvées. La règle observée est que le fruit de la couvée soit partagé à moitié entre les deux femmes.

Source : Enquêtes Morvant [2004a].

Notes
119.

Cette stratégie nous a été relatée par une femme qui avait acheté des briques à un moment où elle disposait de liquidité mais n’en avait pas assez pour pouvoir réaliser la construction. Elle avait donc prêté ces briques dans l’espoir de récupérer la quantité prêtée au moment où elle pourrait réaliser pleinement la construction.

120.

A fortiori si la denrée concernée est périssable et ne peut donc être stockée.

121.

Pour une analyse du rôle des femmes dans les rites du cycle de vie et une analyse des dindons comme épargne forcée, voir Stephen [1998 : 227 et sq.].