2. Diversité de l’origine des surplus

L’origine du surplus ne semble pas être un obstacle à cette pratique de l’épargne-prêt. Cette stratégie est en effet adoptée par des personnes issues de la communauté mais vivant à l’extérieur et notamment par les personnes émigrées aux Etats-Unis. Une partie de l’argent reçu sous forme de transferts privés est en effet prêtée à des voisins, des parents ou de la famille proche du migrant, cette dernière occupant le rôle d’intermédiaire. Soulignons que ce rôle d’intermédiation est le plus souvent tenu par la mère de la personne émigrée. Les règles d’affectation de l’argent reçu sont établies avec le migrant. En général, une partie de la somme s’apparente à un revenu utilisé par la mère de famille pour les différentes dépenses du ménage. Une autre partie est en revanche prêtée à plus ou moins long terme à des personnes du réseau social et constitue l’épargne du migrant. Les montants prêtés à partir de ces transferts sont élevés 122 , et le taux d’intérêt est généralement plus bas que celui pratiqué par ailleurs : compris entre 3% et 5% mensuels.

Il est probable, comme le suggère Zanotelli [2004] à propos de la circulation de la dette de manière générale, qu’au travers du prêt d’argent issu de la migration se joue l’insertion d’argent externe au village, ou encore une appropriation de cet argent en fonction de valeurs sociales partagées localement. Cette thèse rejoint celle de Greenberg [1993] selon qui le crédit dit « horizontal » ou stratégie de survie collective 123 permettrait aux populations locales (en l’occurrence l’ethnie Mixe d’Oaxaca) de résister à la domination extérieure, incarnant ainsi un moyen d’affirmation identitaire 124 .

On peut s’interroger à ce stade sur le point commun entre la mise à disposition de liquidité au moyen d’une activité lucrative de prêts et celle qui consiste de la part d’une famille à prêter à d’autres le peu d’argent difficilement réuni. À quel titre peut-on rassembler sous une même étiquette, en l’occurrence celle de « crédit horizontal », des prêts de type contractuel, apparentés à la logique marchande et des pratiques de prêts relevant d’une logique non-marchande ?

L’analyse de la perception locale de la pratique de l’usure nous permet d’apporter quelques éclairages à cette question. Revenons à don Graciano et à l’analyse de son statut de prêteur professionnel proposée par Zanotelli [2004]. Prohibée par l’Église catholique entre la conquête espagnole et le XIXe siècle 125 , le prêt à intérêt est susceptible de véhiculer une image négative de la personne qui exerce cette activité parmi la population catholique qui vit dans les villages où nous nous sommes rendue. Cette image négative ne semble pourtant pas être partagée par la majorité des personnes auprès desquelles Francesco Zanotelli a mené son travail d’investigation ni par don Graciano lui-même. La logique de profit semble s’effacer derrière le caractère crucial du service rendu. Pour don Graciano ainsi que pour les personnes ayant sollicité des prêts de sa part, son activité commerciale est perçue comme une prestation de service et est d’autant mieux appréciée si la personne n’appartient pas au réseau de relation privilégié (voisinage, compérage, parenté) de don Graciano. De nombreuses personnes ainsi que don Graciano lui-même donnent à cette activité le qualificatif de « favor » (faveur) porteur d’une connotation positive. L’utilisation du terme « faveur » ne se restreint pas au prêt à intérêt mais est utilisé dès qu’une personne sollicite une aide financière auprès d’une autre personne.

Pour conclure sur ce point, soulignons que dès lors qu’une personne a un peu de liquidité qu’elle ne va pas utiliser à court ou moyen terme, elle est sollicitée pour mettre cette liquidité à disposition d’autres qui en ont un besoin immédiat. Épargne et entraide sont donc intimement liées.

‘« Mais c’est l’évidence même : les mécanismes de l’épargne individuelle et ceux de l’entraide ont comme objectif commun de permettre aux intéressés de faire face à des situations critiques […]. » [Tubiana, 1995 : 69].’

Ainsi, l’institution de la dette vise à instaurer une sorte de « gestion collective » des surplus individuels de liquidité ou de biens « incontournables ». Nous avons vu que cette gestion est spontanément réalisée au sein du réseau social proche mais les flux financiers peuvent atteindre des relations sociales plus distanciées. Ce résultat rejoint l’analyse d’Olivier Favereau, à propos des économies africaines, qui suggère que par opposition à sa forme marchande, la liquidité domestique correspond à l’entretien d’un réseau de relations communautaires qui organise, au travers de la solidarité, la liquidité “à partir d’une détention de ressources, non plus individuelle mais collective” [1995:186] 126 .

Dans ce contexte, la circulation de l’information concernant les disponibilités permettant de répondre aux questions suivantes « Qui dispose de liquidité à un moment donné ? Auprès de qui puis-je solliciter un prêt » est donc primordiale, selon Zanotelli [2004], celle-ci est principalement assurée par les femmes. Le rôle des femmes dans la gestion de la liquidité est central. Ce sont elles qui s’occupent des dépenses de la famille, par conséquent elles se doivent de trouver la liquidité nécessaire pour y faire face 127 .

Cette circulation de l’information se réalise de différentes manières. La première résulte de déductions à partir d’éléments d’information sur la situation de chacun. Ainsi de nombreuses femmes évoquaient par exemple le fait qu’un ménage n’ait pas d’enfants à charge (c’est-à-dire scolarisés) signifiait que leurs dépenses étaient moindres et donc leurs besoins de liquidité aussi. Par ailleurs, une personne qui reçoit régulièrement de l’argent de ses enfants ou de son mari émigrés à l’étranger est susceptible de disposer de surplus de liquidité par rapport à ses besoins. Enfin, pouvoir compter parmi son entourage proche sur une personne salariée (notamment les maîtres d’école) est un élément précieux car la régularité de ses revenus lui permet le plus souvent de concéder une « faveur », c’est-à-dire de prêter la liquidité nécessaire. Cette situation est illustrée par le cas de Laurentino, majordome de Santa Catarina Loxicha (celui qui sert la fête du Saint patron local). Les dépenses générées par son statut de majordome auxquelles s’ajoute le montant de la coopération de chaque personne du groupe de majordomie (fixé à US$150) s’élevaient à US$ 400. Une partie de cette somme a été empruntée sans intérêt à une nièce qui dispose régulièrement de liquidité car elle est « maestra » (maîtresse d’école).

Tous ces éléments d’information autorisent chacun à évaluer ce dont dispose l’autre (et donc sa capacité potentielle à concéder des prêts) et à le solliciter lorsqu’une nécessité d’emprunter survient. L’information circule par ailleurs au sein du réseau social. Ainsi, une femme habituée à emprunter auprès d’un voisin à un taux de 6% mensuel nous apprend comment la relation avec cette personne s’est établie : « J’ai entendu dire qu’il prêtait de l’argent » 128  [Femme célibataire, 45 ans]. On peut obtenir cette information entre voisins/voisines de façon ou bien si quelqu’un se présente au domicile d’une personne dans le but de lui emprunter de l’argent mais que celle-ci n’est pas en mesure de répondre à la demande, cette dernière va tenter de l’orienter vers quelqu’un d’autre suivant les informations dont elle dispose 129 .

Dans un contexte d’incertitude prédominante, chaque ménage est donc enjoint à entretenir les relations sociales notamment au moyen de « services rendus » sous forme d’entraide en nature ou monétaire c’est-à-dire, au moyen de l’entretien de relations d’endettement mutuel, qui pourront êtres activées au moment où le besoin se fait sentir. Les formes d’épargne sont par conséquent prioritairement tournées vers cette stratégie de mutualisation des surplus.

Cette « coutume » ou pratique est résumée par les formules suivantes : « quand nous avons de l’argent, nous le prêtons » ou encore : « Quand il y a de l’argent il arrive qu’une personne familière vienne l’emprunter» 130 entendues auprès de la plupart des personnes rencontrées. Chacun est donc susceptible de se retrouver dans la position de prêteur mais également d’emprunteur. Ceci nous amène à notre dernier point : la condition d’endetté n’est pas discriminatoire, elle concerne toutes les personnes quel que soit leur niveau de richesse.

Notes
122.

La fille émigrée d’Isabel, femme de 38 ans a constitué une épargne sous forme de prêts d’environ 30.000 pesos (US$ 3000), un autre fils de cette femme a constitué une épargne de 12.000 pesos (US$ 1200), argent prêté à trois personnes distinctes.

123.

Par opposition au crédit « vertical » constitué de l’ensemble des dispositifs de crédit extérieurs au village et par le biais desquels la société globale tenterait de rallier la communauté rurale au mode de fonctionnement capitaliste. Soulignons que le terme horizontal n’exclut pas la prise en compte des enjeux de pouvoir, les hiérarchies de dettes, etc.

124.

S’appuyant sur l’analyse de l’appropriation des dispositifs de microfinance dans divers contextes, notamment africains, cette position est adoptée par JM Servet et D. Gentil [2002].

125.

L’usure se réalise, selon la définition donnée par l’Église, dans le prêt de biens dont on ne peut distinguer la possession de l’usage et qui une fois prêtés continuent à fructifier pour leur nouveau possesseur. Les biens concernés étaient par exemple : les céréales, les vignes, les troupeaux et l’argent. À ce sujet, voir Dehouve [1993 : 3-8].

126.

Voir infra, section 4.

127.

Ce rôle de la femme est d’autant plus marqué durant les périodes où l’homme remplit l’une des charges politiques décrites plus haut (voir supra, Section 1, §1). Dans ces moments, l’homme perçoit peu de revenus et la femme assume donc la responsabilité de nourrir la famille par quelque moyen que ce soit : endettement, travail, etc. Par ailleurs, de nombreux hommes dépensent l’argent du ménage en alcool. La femme doit alors user de stratégies diverses pour garder un peu de liquidité en main afin de faire face aux dépenses alimentaires et scolaires. L’une des stratégies est de ne pas conserver la liquidité et de l’investir immédiatement dans l’achat de poulets ou dindons par exemple. C’est le cas de cette jeune femme rencontrée à Santa Catarina Loxicha. Son l’époux buvait beaucoup et donc dépensait le peu d’argent disponible pour les dépenses alimentaires. Aussi, sa belle-mère lui avait conseillé d’acheter des poulets avec l’argent reçu de progresa/oportunidades afin qu’il ne puisse le dépenser et qu’elle puisse le consommer ou le vendre selon les besoins du moment. C’est encore le cas de cette femme qui a fait enfermer son époux dans la prison du village car sous l’emprise de l’alcool il devenait dangereux pour ses proches. En me rendant à une réunion pour un programme pour les femmes, j’ai appris par sa belle-sœur qu’elle ne pouvait se présenter à la réunion car elle devait trouver de l’argent pour son fils étudiant dans la ville la plus proche. Cette femme avait donc passé sa journée à tenter de réunir la somme de US$ 30 en vendant des serviettes brodées et en sollicitant des prêts de petites sommes auprès de son entourage.

128.

« Escuché que prestaba dinero ».

129.

Soulignons que si l’information concernant les disponibilités de liquidité circule bien, il en est de même de l’information sur le niveau d’endettement de chacun.

130.

« cuando tenemos dinero lo prestamos ». « A veces, cuando hay dinero, viene un familiar a pedir [dinero prestado] ».