§3. L’identité créancier /débiteur [identité 3]

Cette troisième et dernière identité est illustrée au travers du phénomène des «chaînes d’endettement» 131 qui caractérisent les pratiques monétaires et financières des populations, quel que soit leur niveau de richesse 132 . L’analyse proposée par Zanotelli [2004] nous semble ne recouvrir que partiellement la réalité de ce phénomène dans notre contexte d’étude. Francesco Zanotelli insiste en effet sur le fait qu’un ménage utilise au même moment différentes modalités d’endettement. Dans la mesure où les unes permettent de faire face au remboursement des autres, il se produit un entrelacs de dettes qui nous éclaire sur le mode de reproduction de l’économie locale considérée 133 . Cette stratégie peut par exemple être schématiquement illustrée par le fait qu’une personne A emprunte à B pour rembourser C et D. Les recherches menées par l’équipe de M. Villareal insistent sur ce point :

‘« À de nombreuses occasions, les femmes obtiennent un crédit de la caisse populaire pour payer des dettes auprès des épiciers ou auprès des vendeurs ambulants. Elles disent que lorsque des revenus arrivent dans leurs foyers, ceux-ci sont le plus souvent déjà affectés pour le remboursement des boutiquiers, des prêteurs professionnels, de la caisse populaire ou de membres de parents » [Villareal, 2000 : 70] 134 . ’

Elle poursuit :

‘« Elles paient par-ci, par-là et affirment que très souvent il ne leur reste rien pour manger, mais si cela (le revenu) leur permet au minimum de conserver la possibilité d’obtenir un crédit étant donné qu’elles ont montré leur capacité à rembourser » 135 [id]’

Elle peut par ailleurs être mise en évidence par ce que nous a confié cette femme : « Lorsque j’ai besoin, je vais emprunter à une dame qui en a [de l’argent, nous soulignons], et je vais sortir [c’est-à-dire emprunter, nous soulignons] d’un autre côté pour rembourser la personne qui m’a prêté l’argent » [Femme de 53 ans, veuve].

Zanotelli [2004] met ainsi en évidence que 25% des ménages de son échantillon déclarent êtres endettés auprès de trois sources de crédit, 37,5% auprès de deux sources et 25% auprès d’une seule source. Nos données confirment ces résultats :

Tableau 17. Nombre de prêts actifs simultanément
  San Agustin Loxicha Santa Cruz Mixtepec
1 seul prêt actif 65% 70%
2 prêts actifs 24% 20%
3 prêts actifs 10% 10%
Plus de trois prêts actifs 1% -

Source : Enquêtes Morvant [2004b]

Parmi les personnes ayant plusieurs prêts actifs simultanément, nos données montrent que ces prêts appartiennent en majorité à des catégories distinctes de sources de liquidité. Nous partageons les différentes sources de prêt en deux grandes catégories selon la distinction proposée par Zanotelli [2004] :

Nos résultats empiriques à partir de données collectées dans le village de San Agustin Loxicha et de Santa Cruz Mixtepec montrent que si l’on ne considère que le sous-échantillon des personnes ayant plus de deux prêts actifs simultanément, 64% d’entre-elles ont sollicité deux sources de catégories distinctes.

En revanche, si ces résultats confirment ceux issus de l’étude réalisée par Zanotelli, il nous semble essentiel, dans notre contexte, de faire un pas supplémentaire dans l’analyse.

Au-delà du fait que les ménages ou individus manipulent plusieurs prêts simultanément, il est par ailleurs courant de constater qu’un individu occupe conjointement le rôle de créditeur et de débiteur. Ce phénomène peut sembler déroutant ou incohérent pour l’observateur extérieur car la récurrence qui ferait que chaque personne est stigmatisée dans le rôle de créditeur ou de débiteur a une très faible probabilité de survenir dans notre contexte d’étude 136 . La dualité de la position de chacun dans les pratiques de dettes peut être saisie au travers d’une approche distincte de la « chaîne de crédit » que celle présentée par Zanotelli. Schématiquement, cette approche peut se résumer par : une personne A sollicite un prêt à B pour rembourser C alors qu’au même moment A a une créance envers D. Soulignons que cette chaîne n’implique pas l’équivalence des montants qui peuvent être tout à fait différents.

Ce phénomène illustre cependant le rôle prépondérant des pratiques d’endettement et leur poids dans l’économie quotidienne du village et dénote le rôle premier que joue la « circulation de la dette » en tant que levier du fonctionnement de l’économie locale. Le cas de ce couple que nous décrivons ci-dessous illustre tout à fait la dualité du positionnement créditeur/débiteur vécue quotidiennement par les habitants des villages où nous avons séjourné.

Encadré 8. Illustration de la dualité du positionnement créditeur/débiteur
Teresa et son époux sont âgés respectivement de 29 et 34 ans. Ils ont deux enfants de 10 et 13 ans scolarisés à l’école primaire. Ils ne sont pas clients de la microbanque. Lorsque je lui demande si elle a emprunté de l’argent, elle me répond que 15 jours auparavant elle a emprunté 2000 pesos dont la moitié était destinée aux dépenses scolaires et l’autre moitié a été dépensée dans l’achat de maïs afin de subvenir aux besoins alimentaires de la famille en attendant la prochaine récolte. Le prêt a été obtenu auprès des grands-parents de son mari qui reçoivent de la part d’un autre petit fils de l’argent de la migration. Le prêt a été concédé à un taux d’intérêt de 10% par mois et la durée prévue est de deux mois. En dehors de cet emprunt conséquent il lui arrive de solliciter de plus petits montants, de l’ordre de 100 pesos pour faire face aux dépenses quotidiennes. Parfois c’est elle qui est sollicitée pour ces petits prêts qu’elle concède sans intérêt principalement en raison de la rapidité et de la relative faiblesse de la somme. Au-delà de ces petits prêts, elle m’apprend qu’une personne lui a emprunté trois mois auparavant l’équivalent d’environ 150 kilos de maïs. Les conditions qui s’appliquent pour ce type d’emprunt et qui sont valables dans ce cas prévoient un remboursement en nature du prêt au moment de la récolte suivante. Il n’y a pas d’intérêt. Résumons la situation : ayant prêté du maïs à B, A doit, lorsque la denrée vient à lui manquer emprunter auprès de C de l’argent (à intérêt) qui lui permettra d’acquérir la quantité nécessaire aux besoins de la famille. Elle doit enfin 2 kilos de haricot rouge à une personne D.

Source : Enquêtes Morvant [2004a]

Nos données statistiques tirées de l’enquête réalisée à San Baltazar Loxicha auprès de 80 ménages mettent en évidence que chacun se positionne à la fois en « offreur » et en « demandeur » de liquidité au travers de prêts dont nous retenons ici trois modalités principales. En effet, nous avons demandé aux personnes si durant les douze derniers mois écoulés elles avaient sollicité tel type de crédit et s’il leur était également arrivé de prêter sous cette même forme à d’autres personnes. Il ressort que parmi les 65% de personnes affirmant avoir sollicité un ou plusieurs prêts à intérêt durant la période considérée, 45% d’entre-elles (soit 28% de l’échantillon total) ont également prêté de l’argent à intérêt à d’autres personnes. Concernant les prêts de petites sommes sans intérêt (catégorie 2 du tableau), parmi les 61,3% de personnes ayant sollicité ce type de prêt une ou plusieurs fois durant la période considérée, 80% d’entre-elles ont également prêté de l’argent sous cette forme, ce qui représente 49% de l’échantillon.

Tableau 18. Offre et demande de prêt au sein du réseau social
  Total Clients Non clients
Type de prêt Demande Offre Demande Offre Demande Offre
1. Sommes importantes, avec intérêt, moyen terme (2 mois ou plus) 65% 40% 70,5% 40,9% 61,1% 38,9%
2. Petites sommes sans intérêt, court terme : voisinage, famille 61,3% 66,3% 61,4% 65,9% 61,1% 66,7%
3. Vente/ achat à crédit : boutique de denrées alimentaires 88% - 90,9% - 86,1% -

Source : Enquêtes Morvant [2004a]

Ce positionnement duel est également observé chez des ménages plus aisés, comme ceux qui reçoivent des sommes importantes sous la forme de transferts privés issus de la migration.

Encadré 9. Illustration du double positionnement créancier/débiteur chez les personnes plus aisées
Évoquons le cas d’Isabel, femme mariée de 38 ans qui reçoit 3000 pesos (US $ 300) environ par mois de la part de deux de ses enfants installés aux Etats-Unis : une fille et un fils. Soulignons en premier lieu que l’intégralité de la somme reçue ne lui est pas destinée. Elle peut en effet en mobiliser une partie de cet argent pour les dépenses du ménage mais une autre partie est épargnée sous forme de prêts à intérêt à d’autres personnes du village. Malgré cette apparente disponibilité de liquidité, le ménage multiplie les sources de prêts tout en prêtant aux personnes qui viennent les solliciter. Ainsi, Isabel, cliente de la microbanque reprête les fonds reçus sous forme de prêt de la part du dispositif de microfinance à un taux d’intérêt de 5% par mois, soit un taux supérieur au taux pratiqué par la microbanque (3% par mois à l’époque) mais inférieur aux taux pratiqués habituellement au sein du village compris 10 et 15 ou 20% mensuels. Par ailleurs, elle emprunte de l’argent à intérêt qui sert parfois à rembourser d’autres dettes. Enfin, elle pratique l’achat à crédit ou fiados auprès de la boutique où elle se fournit quotidiennement en denrées alimentaires.

Source : Enquêtes Morvant [2004a]

La Figure 9 illustre globalement les flux d’emprunts et de prêts monétaires ainsi que les flux de revenus monétaires. Nous avons enfin tenté de réaliser une quantification de la part des emprunts et prêts dans le revenu des ménages (tableaux 19 à 21 ci-dessous).

Figure 9. Revenus, emprunts, prêts

Nous avons démontré que dans le contexte de notre étude, la dynamique des flux monétaires et financiers est d’une telle ampleur qu’il serait illusoire d’en présenter une évaluation détaillée. Chaque ménage est au centre d’une multiplicité de flux de revenus monétaires et se situe également au sein de cercles de relations plus ou moins larges qui sont autant d’enchevêtrements de dettes et de créances. Une tentative d’évaluation des revenus monétaires et des principaux postes d’affectation de ces revenus illustre de manière caricaturale qu’il n’y a pas globalement (en dehors de périodes faisant suite à des chocs sur les revenus) d’insuffisance des ressources pour la dépense mais une forme d’inadéquation temporelle des différents flux de revenus.

Tableau 19. Principaux flux de revenus et postes d’affectation : une évaluation
Tableau 19. Principaux flux de revenus et postes d’affectation : une évaluation

Source : Enquêtes Morvant [2004]

Notre estimation met en évidence que la part de l’emprunt monétaire informel dans le revenu du ménage est de l’ordre de 30% en moyenne avec une médiane se situant aux alentours de 19% (tableau 20) 137 . La part des prêts envers un entourage plus ou moins proche est de l’ordre de 8% avec une médiane située à 8% également.

Tableau 20. Ratio emprunt total informel/ Revenu total
Moyenne ,29
Médiane ,187
Minimum ,000
Maximum 1,407
Tableau 21. Ratio Prêt total informel /revenu total
Moyenne ,082
Médiane ,087
Minimum ,049
Maximum ,106

On peut estimer que les trois identités décrites ci-dessus constituent les caractéristiques centrales de l’institution de la dette dans le contexte étudié. Celle-ci a une double fonction économique et sociale qui se déploie à deux niveaux : individuel et collectif. De surcroît, le phénomène de la dette prend appui sur les logiques sociales, des relations sociales qui lui préexistent et qu’elle transforme, fait évoluer. Nous retenons enfin que la circulation de la dette et sa reproduction perpétuelle assurent le fonctionnement socio-économique du village. Nous reprenons ces éléments empiriques dans ce qui suit (Section 4) en tentant de mettre en évidence leurs implications tant aux niveaux théorique que méthodologique.

Notes
131.

« Cadenas de endeudamiento » [Zanotelli, 2004].

132.

Bien entendu, la quantité et la fréquence des liens financiers seront plus élevées.

133.

Son travail se situe dans des villages de l’État du Jalisco, Mexique.

134.

« En ocasiones, las mujeres obtienen crédito de la caja popular para pagar deudas a los tenderos o a los vendedores ambulantes. Explican que cuando entran los recursos a sus hogares, éstos ya están destinados a pagar en las tiendas, a los prestamistas, a las cajas populares o a sus parientes ».

135.

« Pagan por aquí y allá, y afirman que frecuentemente no les queda para comer, pero cuando menos les permite dejar abierta la posibilidad de adquirir crédito, puesto que han mostrado disposición para pagar ».

136.

La prégnance de la figure de l’usurier telle qu’elle apparaît dans les comptes-rendus de recherches portant sur les contextes africains par exemple n’est pas tout à fait emblématique de notre contexte d’étude [voir Morvant, 2003et Lambert et Condé, 2002 ]. Au sein d’un village deux ou trois personnes peuvent êtres assimilées à ce que l’on nomme l’ « usurier » ou prêteur professionnel mais elles n’ont pas le monopole du prêt et représentent un définitive une faible proportion des prêts consentis au sein du réseau social. Ainsi, des informations extraites des entretiens menés dans deux villages distincts, il ressort que 2% environ des prêts sollicités par les personnes interrogées ont été obtenus auprès d’un prêteur professionnel.

137.

Si l’on insère les données de la microbanque, l’emprunt total atteint en moyenne 42% du revenu monétaire avec une médiane autour de 33%. Soulignons par ailleurs que le ménage qui affirme ne pas être endetté auprès du secteur informel est endetté auprès de la microbanque.