A. Éléments théoriques

Les récurrences observées empiriquement au niveau des pratiques informelles d’épargne et de crédit sont, selon nous, à mettre en relation avec l’une des approches de la monnaie décrite par Jérôme Blanc [1998]. La théorie normative qui semble faire écho à nos observations empiriques est défendue par le courant qui s’intéresse particulièrement à la fonction de réserve de la monnaie. Cette fonction serait la source de perversion de l’instrument monétaire. Le problème identifié par ces auteurs 138 provient de la double dimension de la monnaie qui vient en contradiction avec le bouclage du circuit économique, c’est-à-dire l’écoulement des marchandises produites en assurant à toute production, une consommation équivalente. La réalité monétaire peut en effet être appréhendée à la fois en termes de flux et de stock [ibid : 89]. En tant que flux, la monnaie favorise la circulation des biens et services entre agents économiques. En tant que stock, la monnaie autorise la conservation du pouvoir d’achat. Or, cette immobilisation de revenus sous la forme de stock, quelle qu’en soit la forme, contrevient au bouclage du circuit économique 139 .

Il s’ensuit une condamnation (par Keynes et Gesell) de la thésaurisation hors circuit, c’est-à-dire, de l’épargne qui ne peut être transformée en crédit. Cependant, même l’épargne qui peut être transformée, et qui procure un rôle primordial au système bancaire, risque d’être freinée si le taux d’intérêt est trop élevé. On voit dès lors apparaître « deux points sur lesquels agir : la thésaurisation et le prix du crédit » [op.cit. :91]. Il s’agit de réduire au maximum la capacité de réserve temporaire de valeur de la monnaie au profit de son aspect circulatoire. Cette position conduit ces auteurs à revendiquer une monnaie qui favorise la consommation et l’investissement ou encore, une monnaie de consommation [id].

Au sujet de la condamnation de la thésaurisation et du rôle de la banque ainsi que du taux d’intérêt, cette position rejoint celle de Commons qui considère que le rôle du système bancaire consiste à mobiliser les dettes de façon productive car en l’absence de ce mécanisme, celles-ci ne seraient que « stocks morts » [Maucourant, 2001]. La monnaie de crédit de Commons est donc très proche de cette monnaie de consommation :

‘« L’augmentation du flux de monnaie nouvelle […] crée de nouvelles opportunités d’échanges, intensifie la division sociale et technique du travail et dynamise le réseau des échanges et de la production marchande » [ibid : 53]. ’

Pour mettre en œuvre cette monnaie de consommation, Blanc [1998] retient deux grandes hypothèses ayant émergé de ces courants :

  • Une monnaie de consommation qui doit être dépensée très rapidement et dans sa totalité. Cette proposition implique que cette monnaie ne peut pas être thésaurisée suite à la distribution du revenu et donc durant le cycle de production suivant.
  • Une monnaie de consommation qui doit être dépensée à l’endroit même où a eu lieu la production (et donc la formation du revenu). Selon cette approche, l’appauvrissement local résulte de la fuite des revenus vers d’autres lieux de consommation et d’investissement qu’il s’agit donc de réduire.

En termes organisationnels, ces deux « utopies » conduisent à des positions différentes. Les premiers militent en effet pour rompre avec la thésaurisation et décourager l’épargne. Pour les seconds, il s’agit de viser à la mise en place de circuits économiques locaux.

Il nous semble que certains aspects institutionnalisés de la dette dans notre contexte d’étude peuvent être rapprochés de cette démarche théorique.

Notes
138.

Les auteurs assimilés à ce courant sont : Saint-Simon, Owen, Gray, Bray, Proudhon, Gesell, Milhaud, etc. À ce sujet, voir Blanc [1998 : 88 sq].

139.

À la différence de l’approche par le marché qui considère que l’équilibre économique est atteint dès lors que l’offre égalise la demande sur chacun des marchés ou sur l’ensemble des marchés, les auteurs que nous évoquons résonnent à partir du circuit économique, ils étudient donc la circulation des revenus. Le revenu doit en effet permettre d’écouler les biens produits parallèlement à la création de revenu. Or, la thésaurisation réduit les flux de revenus et ne permet pas de conduire à l’égalisation des revenus et des biens produits. « La loi de Say est rompue » [Blanc, 1998 : 91].