B. Évidence empirique du biais en faveur de l’insertion des emprunteurs dans les réseaux sociaux d’accès à la liquidité

Ce qui caractérise et différencie les clients du dispositif est qu’ils sont insérés de manière très prononcée dans des relations financières informelles. Nous mettons ce biais de sélection en évidence en nous appuyant sur des données collectées auprès de trois catégories de personnes/ménages. En effet, comparer simplement clients et non-clients est susceptible d’induire des analyses erronées car les clients peuvent avoir modifié certaines de leurs pratiques depuis l’accès aux services de l’IMF. Pour remédier à ce problème nous introduisons en plus de l’échantillon des clients et de celui des non-clients, un troisième échantillon constitué de personnes ayant rejoint le dispositif de microfinance depuis moins d’un an (Tableau 27 et Tableau 29).

Par ailleurs, nous faisons apparaître pour chaque source de liquidité deux types de résultats :

  • Les résultats incorporant les données récoltées dans la Mixteca, région dont nous avons souligné les différences de caractéristiques (Partie 2) tenant notamment au niveau très élevé de migration vers les Etats-Unis ;
  • Les résultats n’incorporant pas les données de cette région 169 .

Le Tableau 27 et le Tableau 29 mettent en évidence les sources d’endettement des personnes au cours de l’année écoulée avant l’enquête.

Le Tableau 27 présente ces sources sous forme de pourcentage lequel représente le nombre de personnes de l’échantillon ayant emprunté au moins une fois auprès des différentes sources de liquidité durant l’année écoulée. Le Tableau 29 décrit quant à lui les montants moyens empruntés ou perçus auprès des différentes sources par les personnes, ils sont désignés en dollars américains 170 .

Si l’on s’en tient aux résultats du tableau 29, les différences entre les diverses sources d’accès à la liquidité semblent à première vue assez ténues notamment entre les anciens clients et les non-clients. Les pourcentages de recours au secteur informel sont similaires, de même pour les petits achats à terme dans les boutiques du village (fiados), si l’on ne prend pas en considération le village où la migration est élevée. Entre ces deux échantillons, une différence notable concerne la réception de transferts privés issus de la migration. La proportion de clients du dispositif qui reçoit ces transferts est beaucoup plus élevée : 24% contre 15% si l’on exclut le village qui est a fortiori particulièrement concerné par ce phénomène. Nos observations qualitatives confirment cette différence. Elle semble résulter du très fort endettement des ménages de migrants qui sollicitent le prêt du dispositif pour rembourser ces dettes ; la migration leur assurant un revenu élevé, ces personnes ont recours au microcrédit plus facilement parce qu’elles savent à l’avance qu’elles pourront le rembourser à l’aide des transferts reçus. Nous verrons plus loin dans le chapitre 7 le rôle de ces transferts pour s’assurer la continuité de l’accès aux services de l’IMF.

Remarquons l’existence de différences notables entre les pratiques des nouveaux clients et celles des non-clients. Celles-ci se situent au niveau du recours aux prêts du secteur « informel », des petits achats à termes et de l’accès à d’autres dispositifs de microfinance. Les nouveaux clients ont a priori moins recours que les non-clients à l’informel ainsi qu’aux achats à terme (Tableau 27). En revanche, ils ont davantage accès à d’autres IMF, mais cela concerne essentiellement un village (San Agustin Loxicha) où est implantée une caisse populaire Mexicaine dont la méthodologie est quelque peu différente de celle du dispositif que nous étudions.

Tableau 27.Pratiques d’emprunts dans les villages étudiés (en %)
  Clients « anciens » Clients « récents » Non-clients
  Tout l’échantillon Sans Mixteca Tout l’échantillon Sans Mixteca Tout l’échantillon Sans Mixteca
Informel 44% 47% 32% 34% 45% 49%
Petits achats à terme 43,7% 50% 28% 27% 35,8% 55,5%
Transferts migration 30% 24% 55,4% 18% 22% 15%
Autres IMF 12,7% 10% 14% 19% 10% 6,5%
Banque 1,4% 0,5% 1,5% 0% 0,9% 1,3%

Source: Tableau extrait de Morvant [2005b]. Réalisé à partir des enquêtes Morvant [2004a, 2004b].

Si la réception de transferts issus de la migration rend compte d’une nette différence entre les deux échantillons, en revanche, la pratique même de l’emprunt informel, c’est-à-dire le pourcentage de personnes ayant sollicité différentes sources de prêts au sein de chaque échantillon, ne permet pas de distinguer les clients des non-clients du dispositif de microfinance.

La distinction émerge cependant lorsque l’on analyse les montants des transactions de prêts pour les différentes catégories étudiées. Le Tableau 29 souligne que les montants empruntés par les clients de l’IMF auprès du réseau social sont bien plus élevés que ceux auxquels les non-clients ont accès. On pourrait considérer que cette différence puisse provenir du fait que les clients avec l’accès au crédit éprouvent davantage de besoins de liquidité. Ces besoins de liquidité supplémentaires pourraient provenir de multiples facteurs ponctuels ou structurels. Ils peuvent êtres liés notamment au type d’activité productive exercée, aux caractéristiques démographiques du ménage (âge et sexe du chef du ménage, nombre d’enfants à charge) et de la distance entre le lieu de résidence du ménage et le lieu d’implantation des dispositifs formels d’accès à la liquidité. Enfin, les différences de besoins peuvent résulter d’un choc sur les revenus au travers d’une baisse sensible des revenus de l’activité productive ou encore d’un décès ou d’un problème de santé concernant l’un des membres du ménage.

Le Tableau 28 ci-dessous résume certaines caractéristiques des ménages constituant nos deux sous-échantillons (clients et non-clients). Si nous complétons les informations qu’il contient avec les données concernant le sexe du chef de famille (le chef de famille est un homme pour 80% des ménages clients et 81% des ménages non-clients), nous pouvons déduire que les deux sous-échantillons sont assez semblables quant à ces caractéristiques. La seule différence notable tient en effet à la superficie cultivée : la valeur de la médiane est plus élevée pour les clients (2,00) que pour les non-clients (1,5). Cela corrobore les différences de niveaux de revenus monétaires observées entre les deux échantillons (Tableau 31).

Tableau 28. Caractéristiques diverses des ménages des deux sous-échantillons
  N Moyenne Médiane Écat-type Variance Min Max
CLIENTS 210  
Age chef ménage   47,88 47,00 12,508 156,453 20 77
Enfants à charge   2,32 2,00 1,868 3,491 0 8
Superficie (Ht)   2,989 2,00 3,59 12,892 ,00 30
Distance   0,295 ,000 ,465 ,216 ,00 1,50
NON-CLIENTS 109  
Age chef ménage   44,56 44,00 13,701 187,712 19 80
Enfants à charge   2,07 2,00 1,544 2,383 0 6
Superficie (Ht)   1,899 1,50 1,822 3,322 ,00 10,00
Distance   ,308 ,000 ,4739 ,2246 ,00 1,50

Ces déterminants sont appréhendés dans le chapitre 8 qui analyse quantitativement les variables explicatives des montants empruntés auprès du secteur informel. Les régressions économétriques réalisées dans le chapitre 8 nous permettent de contrôler ces effets et de conclure que ces facteurs ne semblent pas jouer a priori un rôle prépondérant.

L’analyse des résultats montre en effet le rôle positif sur le niveau d’emprunt auprès du secteur informel joué notamment par la distance du ménage au lieu d’implantation du dispositif de microfinance, l’exercice de l’activité commerciale ou enfin les ménages appartenant au quartile supérieur des revenus monétaires les plus élevés.

Insistons par ailleurs sur le fait que ce chapitre 6 se donne pour objectif de mettre en évidence les déterminations sociales, ou encore le rôle de l’insertion du ménage dans les réseaux sociaux d’accès à la liquidité pour avoir accès aux services financiers du dispositif de microfinance étudié.

Le Tableau 29 nous révèle que ce décalage en termes de montants empruntés existe également si l’on compare les clients « récents » et les non-clients. Ceci nous permet de valider l’existence d’un biais de sélection. Concernant les montants empruntés auprès du secteur bancaire, le tableau ci-dessous met en évidence qu’ils sont plus élevés pour les non-clients que pour les clients de l’IMF. Ce résultat est dû au fait qu’un individu de l’échantillon ait emprunté un montant particulièrement élevé.

Tableau 29. Pratiques d’emprunts : montants moyens (US $)
  Clients « anciens » Clients « récents » Non-clients
  Tout l’échantillon Sans village migration élevée Tout l’échantillon Sans village migration élevée Tout l’échantillon Sans village migration élevée
Informel 228 146 253 276 111 106
Transferts migration 453 333 1090 692 336 872
Autres IMF 272 45 168 132 123 145
Banque 4 4 21 0 73 103

Source: Tableau extrait de Morvant [2005c]. Réalisé à partir des enquêtes Morvant [2004a, 2004b].

Dans la même perspective et pour compléter l’analyse, un aspect important à considérer dans le contexte étudié concerne la réception de transferts monétaires publics et notamment les transferts monétaires reçus dans le cadre du programme Progresa-Oportunidades développé par le secrétariat mexicain au développement social (SEDESOL) décrit précédemment (chapitre 4, section 1). Ceux-ci, en s’additionnant aux sources monétaires de revenus sont susceptibles d’influer le recours à l’emprunt informel ou formel. Deux effets opposés peuvent êtres postulés :

  • Hypothèse 1 : Cette source de liquidité supplémentaire réduit la contrainte de liquidité du ménage et est donc corrélée négativement avec les montants empruntés par le ménage auprès de sources formelle ou informelle ;
  • Hypothèse 2 : Cette source de liquidité supplémentaire assurée procure davantage de souplesse au ménage dans la gestion temporelle des flux de liquidité et se traduit par une propension à emprunter plus élevée.

Avant d’analyser les observations empiriques, envisageons les modèles théoriques prédictifs apportant quelques éclairages sur les comportements d’emprunt des ménages. Le premier grand modèle prédictif est celui de la fameuse théorie du cycle de vie élaborée au début des années 1950 par Franco Modigliani et son étudiant Richard Brumberg. Dans différentes contributions, ces deux chercheurs énoncent, dans le cadre d’une fonction de consommation, une corrélation négative entre la propension moyenne à consommer et le niveau du revenu. Cet effet peut être mesuré si l’on observe les comportements d’une population à un instant donné ou coupe instantanée. Fondée sur l’hypothèse de choix intertemporel, la théorie démontre que les arbitrages épargne/consommation (ou endettement) sont guidés par l’âge des individus.

En l’absence d’incertitude, les individus jeunes qui entrent dans la vie active auront un niveau d’épargne faible voire négatif car cela correspond à la période où ils s’équipent, réalisent les achats de biens durables par recours à l’endettement. Modigliani et Brumberg insistent par ailleurs sur le fait que sur le long terme, la propension moyenne à consommer/épargner est constante car une augmentation du revenu transitoire induit des effets temporaires sur les comportements d’épargne. Par ailleurs si la hausse des revenus est censée perdurer, les ménages jeunes vont augmenter leur consommation suite à une réévaluation à la hausse de leurs revenus futurs. Or, cette augmentation de consommation vient compenser la tendance à la hausse de l’épargne qui résulte de l’augmentation des revenus [Deaton, 2005 ; Guerrien, 2000].

La théorie du cycle de vie a été souvent critiquée et a fait l’objet de nombreux prolongements. Certains travaux se sont par la suite attachés à relâcher l’hypothèse sur l’incertitude afin de rendre les modèles plus réalistes 171 .

Conjointement à la théorie du cycle de vie est apparue celle dite de l’hypothèse du revenu permanent. Cette dernière, proposée par Milton Friedman, énonce que le revenu est constitué de deux composantes : l’une permanente (leur richesse évaluée sur une période longue) et l’autre transitoire et que les ménages décident de leur consommation sur la base du niveau de la composante permanente ainsi que sur la base du niveau de revenu courant (revenu de la période considérée). Friedman déduit donc que toute politique publique fondée sur l’augmentation du revenu courant et visant à stimuler l’économie (par la consommation) se révélera insignifiante.

Il est difficile d’identifier quel effet va dominer. Dans notre contexte d’étude, l’effet négatif du supplément de revenu procuré sur le niveau d’endettement du ménage peut être contrebalancé par le fait que les ménages qui reçoivent les montants les plus élevés sont aussi les plus jeunes (ont davantage d’enfants) ou plus pauvres monétairement et donc expriment des besoins de financement supérieurs. Dans ce cas, l’effet sur leur niveau d’endettement sera marginal.

De surcroît, dans notre contexte, épargne et endettement participent de la même logique donc il est probable que cette liquidité assurée et disponible à intervalles réguliers soit l’occasion de multiplier les liens de dette/prêt auprès du réseau social pour conserver les réseaux actifs.

Si l’on s’en tient aux pratiques de gestion des « surplus » de liquidité décrites, à partir de nos observations empiriques, dans le chapitre 4, l’hypothèse 2 semble donc plus réaliste. Ainsi, par exemple, la réception bi-mensuelle des transferts monétaires autorise les mères de famille à s’endetter auprès de l’épicier et à régler les achats alimentaires dans les jours suivant le versement du transfert. Du côté de l’épicier, cette source de liquidité assure le paiement des dettes de ses clientes ainsi que l’écoulement de sa marchandise. Les photos de l’Annexe 6révèlent que le versement de PROGRESA-oportunidades constitue un événement public qui ne peut échapper à l’attention des créanciers des bénéficiaires de cette aide monétaire. Au-delà de l’endettement auprès de l’épicier, les montants conséquents que reçoivent certaines familles en raison du nombre élevé d’enfants scolarisés permet à la mère de famille de « jongler » avec les différentes contraintes de liquidité, les différentes sources d’endettement. L’exemple de Dorotea illustre bien la souplesse procurée dans la gestion des différentes sources de liquidité, d’emprunt.

Encadré 10. Gestion des différentes sources de revenus, liquidités au travers de l’emprunt
À l’occasion de la venue des représentants du programme Progresa oportunidades à Santa Catarina Loxicha en vue du versement des aides aux mères de famille bénéficiaires, j’ai rencontré Dorotea avec qui j’avais réalisé de nombreux entretiens lors de mes premiers séjours dans le village une année auparavant. Celle-ci m’ayant reconnue, m’a conviée à l’accompagner chez elle et m’a livré sur le chemin les informations suivantes. Elle venait d’empocher la somme de 4000 pesos (400 US $) de la part du programme car elle a 7 enfants. Cette somme allait, selon elle, être affectée au remboursement d’un prêt de 5000 pesos (500 $US) contracté auprès du programme « crédito a la palabra » débloqué par les autorités municipales et dont les fonds proviennent d’un programme national (FONAES). Elle compte obtenir un nouveau prêt de ce programme, plus élevé (10000 pesos ou $US 1000). Cette nouvelle somme sera destinée au remboursement du crédit octroyé par la microbanque dont le montant total est de 10.000 pesos : 4000 pesos de son prêt, 4000 pesos pour le prêt de son mari et 2000 pesos obtenus du prêt d’une autre personne de son groupe qui n’avait pas d’opportunité d’investissement nécessitant la somme de 4000 pesos.
De nos enquêtes, il ressort que 75% des clients du dispositif de microfinance étudié perçoivent les transferts monétaires du programme Progresa Oportunidades. Ce pourcentage est plus élevé que pour les non clients qui sont 67,2% à les percevoir. Par ailleurs, les montants moyens perçus sont plus élevés pour les clients que pour les non clients (Tableau 30).
Tableau 30. Montants moyens perçus du programme progresa-oportunidades par les ménages (en US$)
N Minimum Maximum Moyenne Écart-type
Clients 200 0 2400 421,163 451,5014
Non-clients 119 0 1800 351,235 428,6885

Est-ce à dire que les non-clients de l’IMF répondent moins aux critères d’inclusion des ménages dans ce programme de transferts publics ? Sont-ils exclus de ce programme car plus riches en moyenne que les clients ?

Une analyse de la répartition des clients et non-clients selon les différents quartiles de revenus monétaires nous fournit les informations suivantes.

Tableau 31. Répartition des ménages par quartiles
  Clients Non-Clients
1ier Quartile le plus pauvre 21,5% 34,5%
2ème Quartile 46,5 59%
3ième Quartile 72% 80,7%
4ième Quartile 28% 20%

Les ménages non-clients de l’IMF sont globalement plus pauvres monétairement que les clients de l’IMF. Ainsi, près de 35% d’entre eux se situent dans le quartile inférieur (contre 21,5% pour les clients de l’IMF) alors que seulement 20% se situent dans le quartile supérieur (contre 28% pour les clients de l’IMF).

Indiquons enfin, que l’échantillon des non-clients comporte des caractéristiques assez proches des clients dans la mesure où les enquêtes ont été réalisées dans les mêmes « quartiers » que les clients. Les différences auraient été beaucoup plus marquées si nous avions mené nos enquêtes auprès de non-clients vivant dans des zones reculées et notamment dans les rancherias qui correspondent à des zones éloignées du centre du village (plusieurs heures de marche) et où quelques familles vivent pour l’essentiel de l’auto-consommation. La faible monétarisation des ménages vivant dans ces zones ne leur permettrait pas de s’endetter auprès de l’IMF pour de tels montants.

Au total donc, l’absence ou la faiblesse de ressource en liquidité exclut la personne ou le ménage des liens financiers mis en place au sein du réseau social et rend d’autant plus improbable l’accès au microcrédit.

À cette exclusion par les liens financiers au sein du réseau social s’ajoute celle qui découle du fait qu’il est indispensable de recourir au capital social 172 de chacun pour constituer les groupes de solidarités permettant l’accès au microcrédit. En effet, les critères de formation des groupes de solidarité permettant d’avoir accès au crédit sont également excluants et sont rarement le fruit du hasard.

Notes
169.

Ce village se trouve en effet dans une zone où le taux de migration internationale est particulièrement élevé, 60% des ménages enquêtés dans ce village comportaient au moins un membre émigré.

170.
171.

D’autres prolongements concernent la prise en compte de l’héritage ou l’introduction de la notion d’épargne de précaution.

172.

Par analogie à d’autres formes de capital (humain, physique), le capital social est défini par Robert Putnam de la manière suivante : « les modalités d’organisation sociale telles que les réseaux, normes et la confiance qui facilitent la coordination et la coopération en vue du bénéfice mutuel » [Putnam, 1995 : 67].