§2. Le rôle prépondérant des proximités relationnelles

La restriction de l’accès aux services du dispositif de microfinance va donc généralement de pair avec différentes formes de proximités lesquelles engendrent la confiance nécessaire à la formation du groupe solidaire. Cette confiance découle des liens financiers que les personnes tissent avec leur entourage, elle naît également des proximités spatiale et relationnelle (familiale ou autres opportunités d’inter-connaissance mutuelle) pré-existantes [Servet, 1996].

Ainsi, il était flagrant dans l’un des villages où nous avons séjourné un long moment pour réaliser des observations qualitatives, que les membres des groupes de solidarité qui vivaient tous au centre du village, appartenaient tous à plusieurs programmes d’appui (coopérative des producteurs de café, programme d’appui au petit commerce pour les femmes) et se côtoyaient par cet intermédiaire quand ils n’étaient pas liés par des relations familiales plus ou moins proches. Un traitement des informations des liens familiaux montre par exemple que les 10 membres de deux groupes solidaires sont tous reliés par des liens de parenté plus ou moins éloignés. Nous obtenons les mêmes résultats pour deux autres groupes solidaires dans le même village (voir Annexe 7). Remarquons par ailleurs qu’outre les liens familiaux plus ou moins étroits ainsi que les relations d’inter-connaissance autorisées par la participation de nombreux associés à la coopérative de café ou à d’autres programmes publics, deux autres critères ont un rôle crucial pour la constitution des groupes de solidarités.

On note tout d’abord le rôle du critère spatial. En dehors du réseau familial (la notion de « famille » étant relativement extensible) le voisinage joue un rôle primordial dans la vie quotidienne et l’accès à la liquidité ou autres services en nature. L’identification par quartier est relativement forte et il n’est donc pas fortuit que les membres des groupes de solidarités résident soit dans le même quartier soit dans des quartiers très proches. L’emploi fréquent du terme « vecino » (voisin) 173 , pour désigner la relation qu’ils ont avec les autres membres du groupe révèle l’importance accordée au critère spatial 174 même si ce terme renvoie à une notion variable de la proximité pouvant faire allusion à une personne habitant le même quartier ou bien à une personne habitant le même village. Dans ce dernier cas, les personnes rencontrées emploient davantage le terme de « paísano »  signifiant que la personne appartient au même village, à la même communauté de vie. La répartition spatiale des associés de la microbanque fait ainsi ressortir une forte prédominance de personnes vivant à proximité du centre du village.

On note par ailleurs le rôle joué par le critère religieux et notamment le rôle de l’appartenance à la minorité religieuse des évangélistes. Les évolutions récentes constatées dans de nombreux villages indiens de l’État d’Oaxaca et que nous avons décrites précédemment (chapitre 4, section 1) révèlent en effet de nouveaux critères de reconnaissance et d’entraide réciproques supplantant les critères de sélection préalablement évoqués. Ainsi, il n’est pas rare que lorsque nous abordions la question des liens entre les membres du groupe de solidarité, nous obtenions la réponse suivante « nous sommes frères de Christ » 175 . Cette observation est particulièrement vraie pour la localité de San Baltazar Loxicha.

Les informations concernant le rôle des relations sociales pour accéder au microcrédit sont confirmées par les remarques des clients dans un autre village. En effet, selon certains commentaires recueillis, faciliter l’accès au microcrédit à une personne de l’entourage constitue une aide conséquente [Morvant, 2004]. Au sein du village, il n’est pas rare qu’il y ait, entre la personne qui souhaite emprunter de l’argent et la personne qui dispose de liquidité pour emprunter, une « personne de confiance » chargée d’obtenir le crédit pour un proche. C’est ce qu’illustrent deux situations décrites par Obdulia, femme d’une quarantaine d’années vivant à Santa Catarina Loxicha (Encadré 11).

Encadré 11. Importance de la proximité relationnelle: une illustration
Lors des deux entretiens réalisés avec elle voici ce qu’Obdulia nous a révélé :
Première situation
« Nous connaissons un monsieur qui nous prête de l’argent. On a obtenu l’argent pour lui [son frère, Elpidio]. Mais au moment de payer, il n’avait pas réuni toute la somme alors j’ai demandé à mon fils [lequel est sourd-muet et est salarié dans la boulangerie la plus prospère du village, étant célibataire il a peu de dépenses], j’ai vu qu’il avait cette somme [US$ 200], il me l’a donné et j’ai payé la dette ». Le fils d’Obdulia a prêté cette somme sans faire payer d’intérêt, voici ce qu’elle nous rapporte : « je ne vais pas faire payer d’intérêt, je vais juste le prêter, rien d’autre » 176 .
Deuxième situation
L’autre situation racontée par Obdulia concerne sa belle-sœur qui vit à Mexico, la capitale du pays. Elle nous raconte que son époux s’est rendu à Mexico pour aller recouvrir une dette que sa sœur leur devait (2000 US$) pour rembourser les intérêts du microcrédit, contractée suite à une agression physique subie par la belle-sœur. Ces 2000 US$ ont été obtenus auprès de prêteurs connus par le couple dans le village, deux prêteurs différents étant donné la somme sollicitée.

Source : Enquêtes Morvant [2004c].

Aussi, appuyer un ami, un parent proche pour accéder au crédit de la microbanque n’est pas anodin. Cela garantit une source de liquidité sûre, pour une échéance plus longue que celles concédées par les voisins, amis ou prêteur privés et à un taux d’intérêt généralement plus faible. Pour ces raisons, certaines personnes m’ont dit « pouvoir éventuellement aider leur entourage à entrer dans la microbanque  ».

Cette aide peut prendre différentes modalités. Il peut s’agir de fournir l’information sur les conditions d’accès au crédit ou encore intégrer quelqu’un à son propre groupe de solidarité. Les prête-noms existent mais le plus souvent entre membres d’une même unité domestique.

Résumons les facteurs qui d’après nos observations empiriques semblent aller à l’encontre de l’accès aux services financiers procurés par le dispositif de microfinance.

Tableau 32. Déterminants personnels et collectifs de l’accès aux services du dispositif de microfinance
Tableau 32. Déterminants personnels et collectifs de l’accès aux services du dispositif de microfinance

Il ressort que toutes les personnes ne bénéficient pas de la même carte à l’échange au sein du village, l’accès au microcrédit est en partie déterminé par le mode d’appartenance de chacun, c’est-à-dire la manière dont les personnes sont liées à leur entourage -source de droits- mais aussi la manière dont elles vivent ces relations- source de droits subjectifs ou prétentions légitimes- [Guérin, 2000].

Retenons au total que circuits d’accès à l’information et réseaux d’accès à la liquidité sont enchevêtrés et qu’ils semblent constituer les déterminants collectifs principaux de l’accès au microcrédit. Ces résultats seront confirmés dans ce qui suit (chapitre 7, section 1).

Notes
173.

Ou « voisin ».

174.

Certains groupes de solidarités portent même le nom du quartier où résident les membres du groupe.

175.

« Somos Hermanos de Christo ».

176.

« No voy a cobrar crédito (intérêt) se lo voy a prestar nada más » (Obdulia rapportant les paroles de son fils). Soulignons que ce fils gagne US$ 36 par semaine dont une grande partie est épargnée notamment sous forme de prêts, aide à la famille proche. Il aide ses parents notamment pour les dépenses scolaires de ses frères et sœurs et également pour le remboursement du crédit de la microbanque.