§1. Un degré de substituabilité fondé sur les caractéristiques de l’offre

En ce qui concerne notre contexte d’étude, le secteur dit « formel » est constitué dans deux des villages de la Sierra Sur 178 par le dispositif de microfinance analysé, les banques et autres IMF se situant à quatre heures d’autocar de chacun des villages 179 . Le troisième village est quant à lui caractérisé par la présence d’un autre dispositif de microfinance (la Caisse Populaire Mexicaine). Les méthodologies d’interventions respectives de ces deux dispositifs étant distinctes, le degré de substituabilité entre les deux n’est pas total. Ces deux IMF proposent en effet le même « bien » puisqu’une partie de leur activité est vouée, selon la formule de Weber, à « céder des droits de disposer de quelques biens matériels que ce soit contre la promesse future d’une cession équivalente de droits» [Weber, 1995 : 125]. En l’occurrence le crédit est procuré par les IMF sous forme monétaire. La différenciation entre ces deux dispositifs se fera alors sur ce que l’on nomme communément « produit de crédit », expression renvoyant aux caractéristiques du contrat de prêt : échéance, montant, type de garantie ainsi qu’au taux d’intérêt auquel l’argent est prêté. Or, c’est précisément le type de garantie sur lequel s’appuie la méthodologie d’intervention qui distingue ces deux dispositifs. Comme nous l’avons vu précédemment, la méthodologie d’intervention de la microbanque que nous étudions s’appuie principalement sur la substitution de toute garantie matérielle (à laquelle la population-cible ne pourrait répondre) par une garantie morale ou prêt à responsabilité conjointe. La garantie exigée par la Caisse Populaire Mexicaine est quant à elle fondée sur le principe de l’épargne préalable, celle-ci devant constituer au moins 20% du montant emprunté. Dans de nombreux contextes, le principe de l’épargne préalable a été tenu pour responsable d’exclure les plus pauvres au profit d’une clientèle issue des catégories sociales les plus privilégiées [Gentil et Fournier, 1993].

Dans notre contexte, l’exigence de la Caisse Populaire Mexicaine (CPM) en termes de garantie est également rédhibitoire pour beaucoup de ménages vivant dans ce village. Les clients de la CPM représentent 12% de notre échantillon total. La majorité des clients de la CPM ont des revenus monétaires supérieurs au revenu médian. Ainsi, 60% des ménages clients de la CPM se positionnent au-dessus du revenu médian.

De ce fait, toute démarche de discrimination entre les deux IMF par une large partie de la population semble improbable.

Pour la frange supérieure des ménages, le degré de substituabilité entre les deux dispositifs de microfinance sera donc plus élevé que pour les ménages moins aisés dont la capacité à mobiliser de l’épargne est réduite, ceux-ci seront donc plus ou moins exclus de l’accès aux services de la Caisse Populaire Mexicaine. En réalité la proportion de ménages clients ou clients potentiels des deux IMF est faible car les conditions d’accès de la CPM impliquent l’exclusion d’une proportion élevée des clients de la microbanque. Un certain degré de « segmentation » prévaut donc entre ces deux dispositifs : d’après nos enquêtes, le taux de recoupement est de 10% (sur 91 clients enquêtés dans ce village).

Il existe par ailleurs un certain nombre d’alternatives dites « informelles » ou «endogènes » pour emprunter de l’argent. Ce qui est nommé dans la littérature économique « marché financier informel » recouvre une grande diversité de modalités dans notre contexte de recherche (voir infra, chapitre 4, section 2). L’emprunt d’argent auprès du réseau social est une pratique courante voire quotidienne pour ce qui concerne les très petites sommes permettant d’acheter les aliments pour la famille lorsque l’argent vient à manquer au sein du ménage. Pourtant, on ne saurait comparer ces formes aux services de crédits proposés par la microfinance. En effet, les possibilités offertes au sein du réseau social, aussi large soit-il, ne sont pas intarissables, les prêts restent donc faibles et surtout, bien souvent la personne ne peut disposer de la somme que pour un court délai ne dépassant pas un ou deux mois [Chamoux, 1993].

De ce point de vue, l’alternative la plus similaire aux services financiers procurés par le dispositif de microfinance est sans doute le prêt de la part d’une personne dont une partie de l’activité lucrative est consacrée au prêt d’argent à des personnes de la localité sur la base d’une relation plus commerciale 180 . Les taux d’intérêts sont cependant plus élevés que ceux pratiqués par l’IMF puisqu’ils se situent entre 10 et 20% mensuels. Malgré cela, une certaine souplesse des conditions telle que la possibilité de négocier les échéances et les reports peut constituer un avantage non négligeable pour l’emprunteur. Soulignons à nouveau que dans notre contexte d’étude, la figure de ce prêteur « professionnel » est moins prégnante que dans d’autres contextes (Madagascar, Inde, etc.) et la majorité des prêts « informels » est réalisée dans le cadre du réseau social sur une base non contractuelle. S’il n’y a pas segmentation totale ou partielle sur le « marché financier » [Servet, 1995] 181 , le degré de substituabilité est cependant relativement faible et ne compromet pas réellement la situation quasi-monopolistique de l’IMF.

Notes
178.

Santa Catarina Loxicha ainsi que San Baltazar Loxicha situés dans la Sierra Sur, État d’Oaxaca.

179.

Le transport occasionne un coût de l’ordre de $ 7 USD aller-retour par personne.

180.

Par opposition aux prêts concédés entre membres appartenant à la même famille, réseau social proche dont les modalités sont plus souples, moins systématiques. Ainsi, le prêteur « professionnel » fait signer un « pagaré », engagement moral à rembourser l’argent prêté, emblème d’une relation « contractuelle » par opposition aux relations « personnelles ».

181.

Les travaux réunis dans l’ouvrage dirigé par Jean-Michel Servet illustrent l’inconsistance de l’hypothèse de dualisme financier dans de nombreux contextes africains [Servet et al., 1995].