§2.Un degré de substituabilité fondé sur des critères subjectifs inhérents à la « demande »

Au-delà des critères « objectifs » qui fondent une partie de la démarche de discrimination entre différentes sources de liquidité (taux d’intérêt, garantie exigée, durée du crédit et montants mis à disposition), la dimension « subjective » joue un rôle primordial. Nos observations sur cette dimension sont loin d’êtres exhaustives. Nous ne retenons ici que les éléments qui complètent l’analyse de la situation de l’IMF dans le contexte étudié et qui éclairent la portée de l’enjeu pour les emprunteurs d’assurer la continuité de l’accès aux services, de crédit notamment, du dispositif étudié.

En premier lieu, solliciter un crédit ne s’inscrit pas toujours dans le cadre d’un projet de production ou de consommation longuement mûri. Nombre d’entretiens en révèlent le caractère partiellement opportuniste. Le cas de Dorotea (encadré ci-dessous) illustre bien ce caractère non toujours prémédité de l’entrée dans le dispositif de microfinance.

Encadré 12. Solliciter au microcrédit ne répond pas forcément à un projet de production ou de consommation précis
Dorotea vit à Santa Catarina Loxicha, elle a 35 ans, est mariée à un instituteur du village et a sept enfants à charge. Elle fait partie des premiers clients de la microbanque dans ce village puisque son groupe de solidarité s’est formé à la fin de l’année 2000. Au cours de l’une de nos nombreuses entrevues, Dorotea nous a relaté les circonstances de son entrée dans le dispositif de microfinance. À l’époque, son mari et elle avaient besoin d’argent pour terminer le règlement de l’achat d’un terrain. Elle a donc pris l’initiative d’aller solliciter un prêt auprès d’Urbino, qui vit dans le même village non loin du lieu de vie de Dorotea (soulignons qu’Urbino bénéficie d’une production de café importante lui procurant de la liquidité). Elle souhaitait emprunter 100 US$ pour une durée de deux mois, le taux d’intérêt étant de 7% par mois. Urbino lui a parlé de la microbanque où il était lui même épargnant et emprunteur mais à titre individuel. Il lui a expliqué le fonctionnement. Dorotea a donc décidé de réunir des personnes pour former un groupe de solidarité afin d’accéder aux prêts consentis par l’IMF. La première personne avec laquelle elle a pris contact a été sa belle-sœur Blanca, qui tient une épicerie dans le même quartier. Dorotea savait que Blanca avait besoin d’argent pour rembourser une dette suite à une maladie. Les autres membres du groupe sont le mari de Blanca et celui de Dorotea ainsi qu’Emiliana, une voisine habituée à solliciter de l’argent auprès de Dorotea et à qui cette dernière est venue annoncer qu’il y avait « une opportunité » d’emprunter de l’argent.

Source : Entretiens Morvant [2003 et 2004c].

Les entretiens réalisés avec Austreberta dans le même village nous fournissent également un éclairage précieux. L’initiative de former un groupe en vue de solliciter un crédit lui est venue de son mari déjà client de l’IMF. Elle nous raconte : « il est venu et il m’a dit  "vas-y toi !», sur ce, elle lui a demandé pourquoi et il lui a répondu « pour qu’on termine la maison ». Ensuite, le groupe s’est formé à partir de parents plus ou moins proches (cousins, etc.). L’intégration de Carina (qui est de sa famille) au groupe de solidarité s’est faite car celle-ci est venue dire à Austreberta qu’elle avait besoin d’argent, Austreberta lui a donc parlé de la microbanque 182 .

Le microcrédit est donc perçu comme une opportunité supplémentaire, et complémentaire à d’autres sources, d’emprunter la liquidité nécessaire pour faire face aux dépenses du moment, aux flux de caisse négatifs. Il faut appartenir à la microbanque et donc à une groupe solidaire et préserver cet accès pour « cas où », afin de pouvoir compter sur cette ressource lorsque le besoin se fait réellement sentir. Ce constat est validé par de nombreuses observations de terrain, il est d’autre part illustré par les paroles de cet homme expliquant sa motivation à former un groupe afin de devenir client de la microbanque : « L’argent n’était pas si important, je me suis inscrit pour être dans le programme » 183 [homme, 46 ans, marié, San Baltazar Loxicha].

Revenons à Austreberta. Les informations qu’elle nous a procurées à propos de son premier crédit sont riches d’enseignements. Le montant prêté par l’IMF lors du premier crédit a été re-prêté par Austreberta à une autre personne, un homme venu solliciter un prêt auprès d’elle. Elle justifie cette « utilisation » par le fait qu’au moment où elle a eu l’argent elle avait déjà réalisé l’essentiel de ses dépenses courantes et n’avait donc pas besoin de cette somme. Le projet de construction de la maison ayant motivé l’entrée d’Austreberta dans la microbanque a donc été réalisé avec le deuxième prêt : « ma maison s’est faite avec le second crédit » 184 .

L’IMF est donc perçue par les emprunteurs comme une « opportunité d’obtenir de l’argent » (« oportunidad de sacar dinero » pour reprendre les termes de nombreux clients) qui s’inscrit dans l’éventail des possibilités existantes et disponibles au niveau de chacun. Le mécanisme du renouvellement du crédit garantit, à celui ou celle qui remplit les exigences établies par l’IMF en termes de remboursement, un accès à la liquidité au moment où le besoin se fait sentir. Au-delà du caractère « assuré » de l’accès à l’emprunt, les montants mis à disposition par l’IMF sont plus élevés que la plupart des sources de liquidité disponibles au niveau du réseau social.

De façon générale, dans un contexte d’incertitude prédominante, chaque ménage est enjoint à conserver au maximum la porte ouverte à l’accès à des sources de liquidité. Si au niveau du réseau social il s’agit d’entretenir les relations sociales notamment au moyen de « services rendus » sous formes d’entraide en nature ou monétaire c’est-à-dire, au moyen de l’entretien des relations d’endettement mutuel, qui pourront êtres activées au moment où le besoin se fera sentir. Au niveau de l’IMF, il s’agit de répondre aux exigences des règles de fonctionnement établies qui garantissent la continuité de l’accès à ses services de crédit. « Rester dans l’IMF » constitue un enjeu de taille. Or, répondre à l’exigence de remboursement passe bien souvent par le biais du recours au soutien de l’entourage.

Notes
182.

- « Necesito dinero » (Carina)

-  « ¡Andále, nos metemos ! » (Austreberta)

183.

« No era tán necesario el recurso, me inscribí para estar en el programa ».

184.

« Con el segundo crédito se hizo mi casa ».