C. L’analyse empirique des interactions des secteurs financiers formel et informel : considérations méthodologiques

1. Assimiler les transferts privés au crédit informel

La définition du secteur informel adoptée par McKernan, Pitt et Moskowitz [2005] est intéressante dans la mesure où elle dépasse les seuls prêts consentis par les prêteurs “professionnels” pour inclure des transactions telles que les dons, les transferts privés et les prêts consentis par les amis et la famille. L’hypothèse sous-jacente à ce choix méthodologique fait largement écho à la littérature qui analyse le crédit informel comme un mécanisme d’assurance en l’absence de marché formel d’assurance et de crédit [Udry, 1990].

Ce parti pris méthodologique se confirme dans la littérature théorique sur laquelle l’article s’appuie. L’acception large des contours du crédit informel enjoint les auteurs à analyser l’interaction entre les deux secteurs du point de vue de la substitution potentielle d’une source de liquidité par une autre. Cet effet nommé crowding out s’inscrivait jusqu’ici dans la littératre consacrée aux transferts privés et l’évolution de ces derniers suite à la mise en oeuvre d’une politique de transferts publics. Or, s’interroger sur le devenir des transferts privés implique d’identifier les motivations sous-jacentes au versement des ces transferts. Deux hypothèses principales émergent de la littérature économique sur ce thème : l’hypothèse de l’altruisme [Becker, 1974] et celle de l’échange sous-tendu par l’intérêt personnel [Cox et Jimenez, 1990]. Selon que les transferts privés sont motivés par l’altruisme ou l’échange (simultané ou différé), la mise en oeuvre d’une politique de transferts publics n’aura pas les mêmes conséquences sur leur évolution. Si l’altruisme constitue le moteur de ces transferts, l’effet de substitution sera total. À l’inverse les transferts publics ne devraient pas se substituer aux transferts privés si ces derniers sont motivés par l’échange 202 .

Ce choix méthodologique des auteurs nous semble intéressant car il soulève les difficultés de comparaison des résultats entre plusieurs études empiriques en raison de partis pris divergents dans la définition des contours des sphères formelle et informelle. Le tableau ci-dessous récapitule les options méthodologiques adoptées dans un certain nombre de contributions pour définir les contours respectifs des différents secteurs financiers.

Tableau 36. Définitions des secteurs financiers dans la littérature empirique
Tableau 36. Définitions des secteurs financiers dans la littérature empirique

Source: Élaboration personnelle à partir de McKernan et al. [2005].

Cependant, si McKernan, Pitt et Moskowitz prétendent proposer une définition qui réconcilie ces différents travaux en optant pour l’incorporation au secteur formel de toutes le formes dites “institutionnelles”, une distinction fondamentale demeure à notre sens. La différence méthodologique essentielle qui n’est pas abordée dans cette contribution concerne le choix d’assimiler les transferts privés à la catégorie “secteur financier informel”.

Ainsi, la littérature économique standard (empirique ou théorique) centrée sur les transferts privés est bien distincte de celle centrée sur le crédit informel, elles peuvent être réconciliées par le recours à la littérature qui considère les transactions de crédit et de quasi-crédit comme autant de formes d’assurance informelle et de moyens d’accès à la liquidité dans des contextes où ce rôle n’est qu’imparfaitement rempli par le secteur financier formel et en l’absence de marché formel d’assurance [Udry, 1990; Fafchamps, 1992; Platteau, 1997]. La tentative d’analyser conjointement l’évolution des transactions de crédit et des transferts privés peut être justifiée par le recours à ce cadre théorique. Cette option méthodologique ne nous pose donc a priori aucun problème puisque la différence entre le crédit et certains transferts ou quasi-crédits est bien souvent ténue.

En schématisant quelque peu, la littérature qui concentre son analyse sur les transactions de crédit adopte une approche par les caractéristiques, contractuelles ou non, de l’accès à une source de liquidité. Dans cette optique, le transfert privé est envisagé comme un complément de revenu ne découlant pas d’une logique d’échange “marchand”. Implicitement, le versement du transfert privé s’appuie donc sur une logique altruiste.

À l’opposé, la littérature qui appréhende les transferts privés comme un mécanisme de gestion du risque parmi d’autres (système d’assurance mutuelle, résolution des problèmes de liquidité) s’attache davantage à la fonction de la liquidité plutôt qu’au type de lien qui s’établit. La motivation qui dans cette approche sous-tend le versement du transfert privé est l’échange qui prend place au sein de la réciprocité différée.

Au total, ces deux approches ont en commun d’établir la distinction entre transferts privés et transactions de crédit en s’appuyant sur une vision économique et comptable de ces relations monétaires : du point de vue de leurs particularités contractuelles ou fonctionnelles. L’individu qui emprunte (et respectivement qui épargne et qui prête) est supposé effectuer un calcul rationnel “s’inscrivant dans un temps mécanique” [Servet (dir.), 1995 : 281]. Le choix est individuel et basé sur des critères “rationnels” tels que le taux d’intérêt, les coûts de transaction ; et ce choix se définit “dans un rapport individuel au temps” alors que dans ces contextes et nous l’avons montré dans celui des villages ruraux du Mexique, l’acte de s’endetter ou de prêter incarne une dimension qui dépasse l’individu et se définit comme un rapport au groupe. Dans de nombreux contextes, le taux d’intérêt cesse bien souvent “d’être une variable centrale de la transaction” [id]. Ainsi, du côté du prêteur dans le contexte africain par exemple,

‘« l’opacité du futur suscite une non intégration du temps dans les stratégies du futur ou, en d’autres termes, l’utilisation de taux d’actualisation très élevés dans les calculs financiers. Il en résulte un rétrécissement de l’horizon économique, la valeur actuelle accordée aux revenus futurs étant dérisoire » Bloy et Dupuy, 1990 : 70. ’

Par ailleurs, le taux d’intérêt n’a pas de valeur fixe et varie en fonction du statut de l’emprunteur (membre de la famille ou non) et de l’objet du crédit. S’il est sollicité pour un motif de santé ou de décès le taux d’intérêt est plus faible que pour un achat productif ou d’un bien durable, pour une raison de santé il est d’ailleurs le plus souvent nul. Dans notre contexte d’étude, la notion du temps est prise en compte mais n’est pas reliée à une évaluation du risque et donc à la rémunération qu’il justifie. Ainsi si le fonds est prêté pour quelques jours à peine et jusqu’à huit jours, le prêteur ne fait pas payer d’intérêt sur la somme prêtée, au-delà de cette durée l’emprunteur doit s’attendre à payer un intérêt.

Ces deux démarches excluent donc a priori la validité de tout autre mode de distinction de ces différentes sources de liquidité ce qui revient à n’accorder d’importance qu’aux faits et à délaisser les valeurs qui leurs sont attachées, positionnement épistémologique que nous avons écarté dans notre cadre théorique (chapitre 2). Appréhender la dimension symbolique dont les pratiques économiques en général et les pratiques financières et monétaires en particulier sont porteuses, permet d’éclairer des caractéristiques ayant des effets sur les modalités de gestion et de dépense de la liquidité et se répercutant sur les effets économiques étudiés [Zelizer, 2005].

Notes
202.

Le raisonnement sous-jacent est le suivant : dans le cas de l’altruisme, le niveau des transferts privés reçus est inversement corrélé au niveau de revenu avant transferts de la personne qui reçoit le transfert alors que dans le modèle de l’échange, la corrélation est positive. En effet, le modèle altruiste énonce que le donateur est motivé par l’accroissement du bien-être du destinataire du transfert. Or, une politique de transferts publics va précisément se traduire par l’accroissement du bien être de chacun au travers de l’augmentation des revenus. Dans le cas de transferts guidés par l’échange (égoïsme prévaut), la corrélation entre le revenu avant transferts de la personne qui les reçoit et le niveau des transferts est positive alors une politique de transferts publics générant un accroissement du revenu avant transfert du bénéficiaire ne se traduira pas par une réductions des transferts privés reçus [Cox et Jimenez, 1990].