§2. Émergence de stratégies différenciées d’emprunt au sein des groupes de solidarité

Pour explorer ce qui se passe au sein des groupes de solidarité, nous construisons la variable DIFAMOUNTG qui représente la différence entre le montant le plus élevé au sein du groupe de solidarité et le montant emprunté par chaque membre du groupe.

L’analyse de la variable nommée DIFAMOUNTG (Tableau 62) révèle l’émergence de divergences quant aux stratégies d’emprunt entre les membres des groupes de solidarité, au cours des différents cycles de crédit. La moyenne de la variable DIFAMOUNTG augmente au fur et à mesure des cycles de crédit. Cela indique qu’au cours des renouvellements du crédit et donc de l’augmentation des montants disponibles, les différences apparaissent et se renforcent au sein des groupes de solidarité, les montants empruntés par chacun des membres divergent de plus en plus. On peut donc conclure à une hétérogénéité en termes de montants empruntés.

Tableau 62. Émergence de stratégies différenciées d’emprunt au sein des groupes de solidarité
  N Minimum Maximum Moyenne Écart-type
Premier cycle 487 0 2000 36.55 220.780
Second cycle 352 0 1500 143.47 345.937
Troisième cycle 297 0 4000 254.8822 616.20959
Quatrième cycle 213 0 3000 344.1315 667.52558
Cinquième cycle 112 0 3500 566.9643 906.67081

Source: Morvant [2005b]

Cependant, une analyse plus approfondie permet de dévoiler une forme d’hétérogénéité que la variable DIFAMOUNTG ne dévoile pas. L’hétérogénéité peut en effet être dissimulée par l’évolution du nombre d’emprunteurs au sein du groupe de solidarité au cours des crédits successifs. Conformément à la littérature économique sur ce sujet, il peut s’agir d’une forme de sélection au sein des groupes de solidarité permettant d’assurer un certain degré d’homogénéité enter les emprunteurs. Nous divisons donc les groupes de solidarité selon deux critères au cours des renouvellements des crédits :

Sur la base de ces deux critères, nous identifions quatre profils de groupe :

  1. Groupe homogène (Ho1) : l’écart-type est égal à zéro et le nombre d’emprunteurs est constant ;
  2. Groupe hétérogène (He1) : augmentation de l’écart-type et le nombre d’emprunteurs est constant ;
  3. Groupe hétérogène (He3) : l’écart-type est égal à zéro et le nombre d’emprunteurs diminue ;
  4. Groupe hétérogène (He4) : augmentation de l’écart-type et le nombre d’emprunteurs diminue ;

Une analyse de l’ensemble des cycles de crédit de l’échantillon (comprenant les groupes ayant obtenu au minimum 3 crédits, soit 51 groupes) révèle que seulement 24% des groupes de l’échantillon peuvent êtres qualifiés d’« homogènes », c’est-à-dire que les montants empruntés sont semblables et le nombre d’emprunteurs ne varie pas (Figure 19). Ce chiffre est de 48% si l’on réduit l’analyse aux deux premiers cycles de crédit (Figure 21). Par ailleurs, le premier indice d’hétérogénéité est représenté par l’évolution du nombre d’emprunteurs au cours de deux premiers cycles de crédit : He2 passe de 26% à 28% entre le premier et le deuxième crédit (voir Annexe 12) alors que l’hétérogénéité des montants empruntés apparaît entre le deuxième et le troisième cycle de crédit : He1 est de 12% durant les deux premiers crédits et atteint par la suite 22% des groupes sur l’ensemble des cycles de crédit. Ce résultat indique que le processus de sélection des emprunteurs débute peu après la formation du groupe, dès le second crédit. Les groupes qui sont à la fois hétérogènes du point de vue des stratégies financières et de l’évolution du nombre d’emprunteurs représentent 35% de l’échantillon sur l’ensemble des cinq cycles de crédits.

Figure 17. Profil des groupes sur les deux premiers cycles de crédit
Figure 17. Profil des groupes sur les deux premiers cycles de crédit

Source: Morvant [2005b]

Figure 18. Profil des groupes au cours des différents renouvellements du crédit
Figure 18. Profil des groupes au cours des différents renouvellements du crédit

Source: Morvant [2005b]

Il faut néanmoins souligner que la catégorie des groupes dits « homogènes », peut dissimuler des comportements qui renvoient à un certain degré d’hétérogénéité entre les membres. Ainsi, si l’on s’intéresse de plus près aux personnes qui empruntent et non pas au nombre d’emprunteurs, il apparaît que 30% des groupes présentant le même nombre d’emprunteurs au cours des cycles de crédit successifs, sont en réalité « complétés » par différentes personnes. De même, apparenter la variation du nombre d’emprunteurs à un processus de sélection est quelque peu exagéré dans certains cas. Certains groupes apparemment hétérogènes du point de vue de l’évolution du nombre d’emprunteurs n’excluent pas réellement leurs membres ou ceux-ci n’abandonnent l’accès au crédit que de façon temporaire. Il arrive en effet que les emprunteurs n’éprouvant pas le besoin ou l’opportunité d’emprunter passent tout simplement un cycle de crédit et empruntent à nouveau au cycle suivant. Dans d’autres cas, le nombre constant d’emprunteurs au cours des cycles de crédit peut dissimuler des permutations entre emprunteurs sortants et entrants. Ces deux stratégies correspondent à ce qu’Hirschman [1995] nomme Exit (ou défection).

Au total, les changements intervenant au sein des groupes de solidarité au cours des différents cycles de crédit peuvent renvoyer à trois grandes catégories de stratégies :

La figure ci-dessous reprend l’analyse de l’évolution de la composition des groupes au cours des différents cycles de crédit à la fois du point de vue du nombre d’emprunteurs et en tenant compte des changements éventuels de personnes. Il ressort que 16% des groupes dont le nombre d’emprunteurs ne varie pas au cours du temps sont en réalité complétés par des membres différents. Si l’on restreint l’analyse à la seule catégorie de groupes ayant un nombre constant d’emprunteurs, la proportion atteint 36% de cette catégorie.

Figure 19. Évolution des membres des groupes au cours des cycles de crédit successifs
Figure 19. Évolution des membres des groupes au cours des cycles de crédit successifs

Source: Morvant [2005b]

Soulignons enfin que nous mettrons en évidence dans le prochain chapitre qu’à la fois les groupes classés dans la catégorie « homogène » du point de vue des stratégies d’emprunt de membres ainsi que ceux classés comme réalisant une forme de sélection (évolution du nombre d’emprunteurs) dissimulent le plus souvent des stratégies visant à gérer l’hétérogénéité des besoins entre les membres du groupe.