§2. Retour sur la spécification de l’offre de services financiers dans le contexte d’étude

Le dispositif de microfinance que nous étudions se trouve dans une situation de « quasi-monopole ». Cela ne signifie pas que l’IMF soit la seule à procurer de la liquidité sous forme de prêts, bien au contraire. Selon Guerrien [2000], la situation de monopole est identifiée à partir du degré de substituabilité existant entre les biens ou produits offerts dans le contexte étudié. Les critères de substituabilité peuvent êtres définis à partir des caractéristiques intrinsèques de chacun des « produits » offerts mais également en fonction du « lieu où est disponible » le bien ou service offert. Ainsi, la distance entre « offreurs » ou les coûts de déplacements supportés par les acheteurs pour accéder au bien/service constituent des indices tout aussi pertinents du degré substituabilité au moins pour la frange des « clients potentiels » n’ayant pas la possibilité de se déplacer ou de faire face à la dépense occasionnée par le transport pour acquérir le bien. Ajoutons donc que le degré de substituabilité est non seulement « relatif » puisque déterminé selon des critères plus ou moins objectifs en fonction de la demande existante dans un contexte donné mais que la hiérarchie de ces critères comporte également une part variable selon les contextes socio-culturels étudiés. Enfin, le degré de substituabilité comporte une part « subjective » propre à la personne (caractéristiques de ses préférences) et à sa situation socio-économique.

En ce qui concerne notre contexte d’étude, le secteur dit « formel » est constitué dans deux des villages étudiés 247 par le dispositif de microfinance analysé, les banques et autres IMF se situant à quatre heures d’autocar du village 248 . Le troisième village est quant à lui caractérisé par la présence d’un autre dispositif de microfinance (la Caisse Populaire Mexicaine). Les méthodologies d’interventions respectives de ces deux dispositifs étant distinctes, le degré de substituabilité entre les deux n’est pas total. Ces deux IMF proposent le même « bien » puisqu’une partie de leur activité est vouée, selon la formule de Weber, à « céder des droits de disposer de quelques biens matériels que ce soit contre la promesse future d’une cession équivalente de droits» [Weber, 1995 : 125]. En l’occurrence le crédit est procuré par les IMF sous forme monétaire. La différenciation entre ces deux dispositifs se fera alors sur ce que l’on nomme communément « produit de crédit », expression renvoyant aux caractéristiques du contrat de prêt : échéance, montant, type de garantie ainsi qu’au taux d’intérêt auquel l’argent est prêté.

Soulignons que l’exigence de la Caisse Populaire Mexicaine (CPM) en termes de garantie est rédhibitoire pour beaucoup de ménages vivant dans ce village, elle rend improbable la discrimination entre les deux IMF par une large partie de la population. Pour la frange supérieure des ménages, le degré de substituabilité entre les deux dispositifs de microfinance sera plus élevé que pour les ménages moins aisés dont la capacité à mobiliser de l’épargne est réduite, ceux-ci seront donc plus ou moins exclus de l’accès aux services de la Caisse Populaire Mexicaine. En réalité la proportion de ménages clients ou clients potentiels des deux IMF est faible car les conditions d’accès de la CPM impliquent l’exclusion d’une proportion élevée des clients de la microbanque. Un certain degré de « segmentation » prévaut donc entre ces deux dispositifs : d’après nos enquêtes, le taux de recoupement est de 10% (sur 91 clients enquêtés dans ce village).

Il existe par ailleurs un certain nombre d’alternatives dites « informelles » ou «endogènes » pour emprunter de l’argent. Ce qui est nommé dans la littérature économique « marché financier informel » recouvre une grande diversité de modalités dans notre contexte de recherche [voir supra, chapitre 4 et Morvant, 2004]. L’emprunt d’argent auprès du réseau social est une pratique courante voire quotidienne pour ce qui concerne les très petites sommes permettant d’acheter les aliments pour la famille lorsque l’argent vient à manquer au sein du ménage. Pourtant, on ne saurait comparer ces formes aux services de crédits proposés par la microfinance. En effet, les possibilités offertes au sein du réseau social, aussi large soit-il, ne sont pas intarissables, les prêts restent donc faibles et surtout, bien souvent la personne ne peut disposer de la somme que pour un court délai ne dépassant pas un ou deux mois [Chamoux, 1993].

De ce point de vue, l’alternative la plus similaire aux services financiers procurés par le dispositif de microfinance est sans doute le prêt de la part d’une personne dont une partie de l’activité lucrative est consacrée au prêt d’argent à des personnes de la localité sur la base d’une relation plus commerciale 249 . Les taux d’intérêts sont cependant plus élevés que ceux pratiqués par l’IMF puisqu’ils se situent entre 10 et 20% mensuels. Malgré cela, une certaine souplesse des conditions telles que la possibilité de négocier les échéances et les reports peut constituer un avantage non négligeable pour l’emprunteur. Soulignons que dans notre contexte d’étude, la figure de ce prêteur « professionnel » est moins prégnante que dans d’autres contextes (Madagascar, Inde, etc.) et la majorité des prêts « informels » sont réalisés dans le cadre du réseau social sur une base non contractuelle. S’il n’y a pas segmentation totale ou partielle sur le « marché financier » [Servet, 1995] 250 , le degré de substituabilité est cependant relativement faible et ne compromet pas réellement la situation quasi-monopolistique de l’IMF.

Les besoins et stratégies d’emprunt sont manifestement disparates entre les membres des groupes de solidarité. Nous avons par ailleurs observé au cours du chapitre 9 que les comportements d’emprunt ne s’avèrent pas être en adéquation avec ce qui est attendu par les règles de progressive lending formulées a priori par l’IMF. Ce résultat manifeste un certain degré d’inadéquation de l’offre des services financiers de l’IMF- en l’occurrence les services de crédit- avec la demande existante dans le contexte d’étude. Pour certains individus ayant remboursé leur prêt dans les conditions exigées par l’IMF et pouvant donc accéder à des montants plus élevés, l’offre de prêt pourra s’avérer supérieure à leur besoins réels ou au contraire inférieure à leurs nécessités du moment.

Or, nous montrons dans ce qui suit, qu’en situation monopolistique, associée à l’hétérogénéité des stratégies et des besoins au sein des groupes de solidarité, cette inadéquation constitue une « brèche » source d’asymétrie d’information sous forme d’aléa moral pour l’IMF.

Notes
247.

Santa Catarina Loxicha ainsi que San Baltazar Loxicha

248.

Le transport occasionne un coût de l’ordre de US$ 7 aller-retour par personne.

249.

Par opposition aux prêts concédés entre membres appartenant à la même famille, réseau social proche dont les modalités sont plus souples, moins systématiques. Ainsi, le prêteur « professionnel » fait signer un pagaré, engagement moral à rembourser le prêt, emblème d’une relation contractuelle par opposition aux relations personnelles.

250.

Les travaux réunis dans l’ouvrage dirigé par J-M Servet illustrent l’inconsistance de l’hypothèse de dualisme financier dans de nombreux contextes africains [Servet et al., 1995].