§1. Le couple défection et prise de parole de Hirschman

La démarche méthodologique qui sous-tend le travail d’Albert O. Hirschman répond au souci de l’auteur de réconcilier économie et politique. Pour lui, l’absence de communication entre ces deux sciences contrarie le réalisme des sciences sociales. Dans cette optique de réconciliation, Hirschman s’attaque à l’analyse d’un phénomène négligé par les économistes et qu’il souhaite introduire dans l’analyse économique par le recours à la politique : le relâchement ou déclin. Le présupposé central de l’économie du retour automatique à l’équilibre ou encore ajustement (par la régulation du marché) ne satisfait pas Hirschman. De même qu’il ne se retrouve pas dans la réflexion politique sur le fonctionnement de la démocratie qui en séparant les domaines privé et public cantonne le citoyen à un rôle passif, à une forme d’apathie. La réflexion d’Hirschman s’enracine à l’opposé de ces deux approches du marché et de la démocratie, l’objectif qu’il poursuit consiste à redonner sa place à l’acteur et à son autonomie envisagée sur le plan individuel ou collectif.

Dans cette optique, Hirschman s’est interrogé sur les différentes options qui s’offraient à un agent insatisfait, que celui-ci soit consommateur (éprouvant une insatisfaction vis-à-vis du produit ou service offert par une firme) ou citoyen (insatisfait d’une décision politique) [Hirschman, 1995]. La réponse à cette question est l’occasion pour Hirschman de réunir les deux disciplines en empruntant leurs outils d’analyse respectifs. Les options possibles sont illustrées par le couple défection et prise de parole. Le cadre d’analyse d’Hirschman suggère en effet que ces deux options ne sont pas exclusives mais complémentaires.

Ainsi, la première solution envisagée (défection) est propre à l’économie puisqu’elle caractérise par essence la situation de concurrence dans laquelle les consommateurs face à une multitude d’entreprises en concurrence qui proposent pour le même produit, des prix et des qualités différents bénéficient d’une certaine latitude dont celle de faire défection.

Cette option est considérée par les économistes comme la seule action efficace permettant au consommateur déçu de substituer de nouveaux biens à ceux consommés précédemment [Hirschman, 1995]. En effet, si l’on poursuit le raisonnement et que l’on formule l’hypothèse que la déception est partagée par un grand nombre de consommateurs alors, l’organisation n’aura d’autre choix que de s’ajuster en modifiant certaines caractéristiques de son offre. Ce double mécanisme de défection du consommateur et d’adaptation consécutive du producteur illustre bien la situation de concurrence [Blanc, 1998].

Hirschman soulève pourtant l’incomplétude de ce modèle puisque selon lui, « la façon la plus directe et la plus chargée d’informations d’alerter la direction, c’est tout simplement de l’alerter : telle est la prise de parole  ». [Hirschman, 1986 :59].

Cette seconde solution qu’il envisage (prise de parole), relève davantage de l’action politique. Elle est définie comme :

‘ « toute tentative visant à modifier un état de fait jugé insatisfaisant, que ce soit en adressant des pétitions individuelles ou collectives à la direction en place, en faisant appel à une instance supérieure ayant barre sur la direction, ou en ayant recours à divers types d’action, notamment ceux qui ont pour but de mobiliser l’opinion publique » [Ibid. : 54]. ’

Le modèle présenté propose donc un choix « binaire » à l’individu. Ce dernier a la possibilité d’exprimer son mécontentement soit par le biais d’un acte d’abandon soit en le faisant directement savoir.

A priori, ce modèle théorique en prenant pour référence l’individu, repose sur l’individualisme méthodologique. En réalité, les alternatives envisagées ne prennent sens que dans le cadre d’une action collective volontaire ou non. À l’évidence, l’efficacité de ces deux modes d’action dépend étroitement du nombre de voix qu’il rassemble. C’est donc du point de vue de l’action collective qu’il faut apprécier la portée de cette approche.

Par ailleurs, la portée explicative de cette antinomie défection/prise de parole dépasse la simple sphère de la concurrence ou de la vie politique. La perspective a en effet été appliquée à des domaines aussi variés que les syndicats, les services publics ou encore la question de la migration.

Les interactions possibles entre la défection et la prise de parole sont analysées par Hirschman. Il suggère que ces deux mécanismes d’ajustement « s’opposent sans s’exclure », la relation qu’ils entretiennent est antagonique : la hausse de l’un entraîne la baisse de l’autre [Hirschman, 1995 : 32]. Le schéma ci-dessous résume les options envisageables dans l’hypothèse d’un mécontentement de la part des acteurs.

Figure 20. Cadre d’analyse du mécontentement élaboré par Hirschman
Figure 20. Cadre d’analyse du mécontentement élaboré par Hirschman

Source: élaboration personnelle

La décision de la meilleure option résulte d’une confrontation des coûts respectifs générés par les deux types de comportements, stratégies.

Cependant, au travers de l’analyse de situations « atypiques », telle que l’étude des transports ferroviaires nigériens, Hirschman introduit un critère rarement pris en compte dans les analyses de la demande : la qualité 251 et la sensibilité variable du consommateur face à l’évolution de cette dernière 252 . Or, si le marché n’offre pas de produit moins cher ou de qualité supérieure par rapport au produit de référence, le consommateur particulièrement soucieux de la qualité aura tendance à rester plus longtemps fidèle au produit de meilleure qualité. Cette observation suggère que « la rapidité de la défection chez les consommateurs les plus exigeants […] est fonction de la présence sur le marché de produits de remplacement de qualité et de prix supérieurs » [ibid : 86].

Notes
251.

La théorie économique a commencé à prendre en compte la qualité des produits à partir de la publication de l’article d’Akerlof concernant le marché des voitures d’occasion [1970]. La qualité est donc appréhendée dans les situations où les individus n’ont pas accès à l’information sur d’autres aspects du produit. En particulier lorsque le prix d’un bien ou d’un service ne joue pas son rôle d’information.

252.

On assimile généralement une baisse de qualité à une augmentation du prix du bien, produit. Hirschman note cependant que la relation qui établit que certains clients les plus sensibles à la qualité ne vont pas forcément réagir face à une hausse des prix car l’élément déterminant pour cette catégorie de clients est la stabilité du niveau de la qualité. Autrement dit, « les clients qui sont relativement peu sensibles à la fluctuation des prix sont souvent ceux qui réagissent le plus vivement lorsque la qualité d’un article se détériore » [Hirschman, 1995 : 86 sq.].