§2. Les arrangements collectifs et individuels pour adapter l’offre de l’IMF aux nécessités financières réelles des clients/membres.

A. Gérer l’hétérogénéité des besoins financiers au sein du groupe de solidarité : les pratiques de prêt interne entre membres du groupe de solidarité.

Nous avons évoqué plus haut que l’analyse statistique de la base de données des montants empruntés par les individus, couplée à nos observations de terrain mettait en évidence au cours de cycles de crédits successifs, l’émergence d’une différenciation des montants empruntés entre les membres d’un même groupe de solidarité. La situation de quasi-monopole associée à une mauvaise compréhension des règles de l’IMF incitent ses clients à adopter des stratégies collectives pour rendre conforme l’offre de crédit de l’IMF à l’évolution de leurs besoins. L’une des stratégies adoptées consiste à gérer cette inadéquation collectivement au travers de prêts internes entre membres d’un même groupe de solidarité. Au cours des renouvellements du crédit et de l’augmentation des montants prêtés par l’IMF, les stratégies et besoins financiers divergent et laissent apparaître entre les membres du groupe de solidarité ce qui est dénommé « matching » dans la littérature académique [Paxton, 1996]. Face à l’offre homogène ou quasi « indifférenciée » de l’IMF 261 , les membres du groupe gèrent cette hétérogénéité notamment par des prêts internes au groupe de solidarité. Cette pratique consiste à ce que le membre dont les besoins sont inférieurs à l’offre de l’IMF sollicite malgré cela le montant maximal offert par l’IMF et le mettre à disposition d’un autre membre exprimant des besoins supérieurs aux montants proposés par l’IMF.

Le schéma ci-dessous illustre cette stratégie :

Figure 21. Stratégie du prêt interne au groupe solidaire
Figure 21. Stratégie du prêt interne au groupe solidaire

Source: élaboration personnelle

De nos données de terrain, il ressort que parmi les 91 groupes de solidarité analysés vivant dans trois villages différents, cette pratique a concerné au moins 11 groupes, c’est-à-dire plus de 12% des groupes 262 . Cette stratégie est source d’aléa moral pour l’IMF dans la mesure où l’information possédée par l’IMF concerne le montant qu’elle a prêté à son client au vu de l’évaluation de sa capacité de remboursement ; ce montant s’avère inférieur au montant que le client aura réellement à rembourser suite au prêt interne réalisé en sa faveur. Il peut donc résulter un accroissement substantiel du risque de défaut de remboursement de la part des clients devant rembourser des montants de deux à trois fois plus élevés que le montant sur lequel a été évaluée leur capacité de remboursement. En effet, la responsabilité conjointe fonctionne rarement, chaque empurnteur devant compter sur ses propres ressources ou celles de son entourage pour rembourser le crédit. Nos observations de terrain soulignent un certain décalage entre le discours et la réalité. Si en théorie 38% des personnes interrogées déclarent que s’il survenait un problème les autres membres du groupe contribueraient à rembourser le crédit en souffrance, dans les faits, cette stratégie n’a été adoptée que dans 10% des cas [Morvant, 2005a].

Dans ce contexte, l’évaluation du risque de remboursement par l’IMF n’est pas conforme au risque réel découlant de ces pratiques « invisibles ».

Nos observations de terrain illustrent ce risque puisque certains clients ayant emprunté une partie des prêts destinés aux autres membres du groupe se trouvent en situation de défaut de remboursement. Ainsi en était-il d’un homme qui avait utilisé l’intégralité de l’argent prêté par l’IMF à deux autres membres de son groupe de solidarité, il devait donc rembourser un capital de US$ 900 plus intérêts alors que l’information détenue par l’IMF était que cette personne avait emprunté US$ 300 et devait donc rembourser ce même montant auquel s’ajoutaient les intérêts sur la période. Par ailleurs, ce cas illustre clairement comment le prêt interne peut dissimuler une défection temporaire non perceptible pour l’IMF.

Les informations issues d’un entretien avec la personne ayant mis à disposition son prêt à un autre membre du groupe vont dans ce sens. Cette femme âgée de 27 ans nous a en effet dit qu’elle et son mari n’avaient pas « occupé » l’argent emprunté au dernier cycle de crédit : « nous l’avons laissé durant une année, une autre personne a occupé l’argent, deux fois 3000 pesos [US$ 300, nous soulignons], pour que l’argent ne se perde pas » (Femme cliente depuis 2001, San Baltazar Loxicha). Les époux se sont absentés du village durant quelques mois, ils ont émigré à Mexico car ils étaient endettés auprès d’un prêteur particulier.

Aussi, pour pouvoir solliciter à nouveau le crédit de l’IMF à leur retour ils ont décidé de continuer à emprunter mais de ne pas utiliser l’argent ce qui a profité à un autre membre de leur groupe de solidarité.

Par ailleurs, il peut parfois s’agir d’un prêt interne « temporaire » qui vise pour l’un des membres du groupe de solidarité à mettre à disposition tout ou partie de son prêt à un autre membre pour une durée limitée, inférieure au terme imposé par l’IMF. L’objectif sous-jacent étant pour l’un de disposer pour un temps d’une liquidité supérieure à celle procurée par l’IMF et pour l’autre de payer moins d’intérêts en utilisant la somme sur une durée plus limitée que celle accordée par l’IMF.

Notes
261.

Nous avons en effet souligné que le remboursement du prêt était fréquemment assuré grâce à l’appui de l’entourage de l’emprunteur par recours au réseau social ou au secteur financier informel [Sinha et Matin, 1998 ; Morvant, 2003]. Or, dans la mesure où l’IMF évalue le montant prêté à partir des performances de remboursement du prêt antérieur par l’emprunteur ainsi qu’en s’appuyant sur les règles de « progressive lending », ces éléments concourent à générer une offre relativement homogène.

262.

Obtenir de l’information sur ce genre de pratiques n’est pas évident, nous pensons que ce chiffre sous-estime la réalité du phénomène.