Conclusion de la quatrième partie

Si rendre les marchés financiers accessibles aux plus pauvres constitue dorénavant une préoccupation partagée, il s’agit également de promouvoir des dispositifs viables et durables. Or, de nombreux travaux insistent sur la nécessité d’associer à l’innovation de la caution solidaire (ou cautionnement mutuel) un certain nombre d’incitations individuelles telles que l’augmentation progressive des montants octroyés, les remboursements rapprochés et réguliers ou encore, la nature répétée des interactions prêteur/ emprunteur au travers du renouvellement du crédit. Reposant sur les performances de remboursement de l’emprunteur, ces mécanismes incitatifs sont sous-tendus par des hypothèses de comportement des emprunteurs. Considérant que l’emprunteur est parfaitement rationnel, celui-ci procède à un arbitrage coût/bénéfice entre un certain nombre d’options dont celle du choix du montant qu’il va solliciter.

Une question essentielle concerne la portée explicative de ces modèles quand on les confronte aux réalités empiriques. Cette question a servi de fil conducteur à cette dernière partie. L’analyse s’est cependant polarisée autour du mécanisme de l’augmentation des montants prêtés au cours des renouvellements successifs de crédit. Si l’on admet la forme de rationalité sous-tendue par ces modèles, le scénario qui doit se réaliser est que l’emprunteur sollicitera toujours le montant le plus élevé auquel il peut prétendre. Explorant l’évolution des comportements des clients du dispositif de microfinance, nous avons mis à jour un décalage croissant entre les montants empruntés par les clients de l’IMF et les montants maximums auxquels ces mêmes clients auraient pu prétendre au vu de leur performance de remboursement du prêt antérieur et des règles d’augmentation progressive fixées par le dispositif. Par la suite, nos observations de terrain ont dévoilé des stratégies collectives -au travers d’arrangements tacites entre membres d’un même groupe solidaire- et individuelles pour tenter d’adapter au mieux une offre relativement uniforme à la diversité des besoins financiers qui s’expriment.

C’est sur ce résultat que nous aimerions revenir. L’arbitrage supposé par la théorie économique standard suggère que les emprunteurs ont le choix. Or, le postulat de notre réflexion est que tout processus de décision individuel résulte de quatre critères principaux ou contraintes qui se conjuguent : le contexte marqué par l’incertitude et la relative rareté des sources de liquidité, le respect des obligations sociales, communautaires et la dimension hiérarchique des positions sociales qui en découlent.

Revenons à la question essentielle de l’acquisition ou la sauvegarde de « droits d’accès » à la liquidité abordée au cours de la troisième partie. Cette quatrième partie situe l’analyse au niveau des stratégies de sauvegarde du droit d’accès aux services de crédit de l’IMF. Dans cette optique plusieurs observations s’imposent. Le processus intéressant que nous constatons ici est la mise en place de dynamiques individuelles et surtout collectives permettant aux emprunteurs dont les besoins en liquidité sont supérieurs aux montants procurés par l’IMF et aux emprunteurs n’éprouvant pas de besoin légitimant de solliciter un crédit d’équilibrer collectivement leur demande face à l’offre indifférenciée de l’IMF. Considérons la deuxième catégorie d’emprunteurs : ceux n’éprouvant pas le besoin d’emprunter à chacun des cycles de crédit. Quels motifs les poussent à adhérer à cette stratégie ?

Par-delà l’augmentation progressive des montants prêtés, le renouvellement du crédit au cours des cycles de crédit successifs, organise en quelque sorte la reproduction d’un droit d’accès à la liquidité. Dans ce cadre, nos résultats nous enseignent que la stratégie adoptée vise au fond à faire-valoir et préserver le droit d’accès à la liquidité que pourvoit l’IMF au travers de ses services de crédit.

Or, du point de vue du bénéficiaire du microcrédit ces deux actions sont étroitement liées, elles répondent à deux motivations.

La première traduit le souci de ne pas « gâcher » (selon les termes employés par certains de nos interlocuteurs) cette opportunité ni pour soi-même ni pour les autres en cas de décalage entre l’offre et ses besoins propres. Or, il semble que lorsque l’emprunteur fait profiter quelqu’un d’autre de l’accès à cette liquidité, cette action lui bénéficie également. Il est probable que la démarche de faire profiter quelqu’un d’autre génère de la part de cette personne des obligations que l’emprunteur pourra précisément faire-valoir dans un futur plus ou moins proche. La stratégie est donc génératrice pour cette catégorie d’emprunteurs de nouveaux flux de droits. Ajoutons que s’il est remboursé intégralement et à temps, ce crédit prêté donne accès à un nouveau crédit de montant supérieur. Au total donc, les emprunteurs font interagir et s’auto- entretenir deux sources distinctes de droits d’accès à la liquidité régulées par des règles différentes afin d’assurer à la fois la gestion de l’incertitude ou encore faire face à l’inadéquation inter-temporelle des flux de liquidité.

Une mauvaise compréhension des règles de fonctionnement semble la source de la seconde motivation. En effet, quel que soit le temps passé par les promoteurs du dispositif à expliquer les règles qui régissent l’octroi de prêts et le renouvellement de ceux-ci, nombreux sont les bénéficiaires du programme qui pensent que ne pas solliciter un prêt lors d’un cycle de crédit mettra en péril leur droit d’accès à de futurs crédits.

Au total, la nature répétée de la relation entre le prêteur et l’emprunteur, analysée en termes de droits d’accès, joue un rôle central dans l’incitation à rembourser. Elle favorise à la fois le recours à l’entourage pour conserver le droit d’accès et l’émergence de stratégies collectives de gestion de ce droit d’accès. Ces dernières semblent faire écho à la gestion collective de la liquidité, mise en place et régulée au niveau du réseau social, décrite au cours de la deuxième partie.

Cependant, si accorder à la nature répétée de la relation entre le prêteur et l’emprunteur un rôle central dans l’incitation à rembourser et dans la mise en place de stratégies collectives pour conserver le droit d’accès aux services du dispositif de microfinance présente un intérêt opérationnel évident, il ne s’agit pas ici de reconnaître la validité de l’analyse des comportements coopératifs observés que propose la théorie des jeux répétés. Conformément au postulat de l’ensemble du cadre théorique de cette recherche, nous considérons que si l’atteinte de buts personnels constitue l’un des moteurs de nos actions ; celui-ci n’est pas unique, exclusif et laisse la place à la prise en compte des buts des autres et des interdépendances mutuelles voire à la conscience d’intérêts partagés collectivement.

On remarque enfin que ces stratégies participent à positionner l’accès aux services de crédit procurés par l’IMF au sein de l’entrelacs de droits et d’obligations, que matérialisent les liens de dettes/créances au niveau du réseau social. Nous rejoignons ici les conclusions des analyses qualitatives et quantitatives menées dans la troisième partie de ce travail.