1.1.2. La vie familiale ancestrale nande

La vie familiale des Nande est basée sur le système du patriarcat. Le père (pater familias) est plus qu'un mari pour la femme, il est son époux, le chef de la famille, le responsable des membres de son foyer, le garant de son unité, de sa vie et de sa survie. Bien que la femme ait un statut juridique contenu dans celui de son mari, elle jouit des relations de complémentarité avec son mari, de l'attachement de son mari, de son respect, de sa fidélité, de la dignité d'être épouse et éducatrice des enfants, du prestige d'être considérée comme une reine (omugole) qui lui donne une autorité morale dans la gérance des affaires familiales et du foyer, d'être l'intermédiaire entre le père et ses fils.

Le rôle d'épouse, de mère et d'éducatrice est si délicat que les femmes sont parfois inculpées pour les erreurs de leurs enfants bien que ceux-ci aient atteint l'âge de raison. Ces enfants doivent momentanément quitter la maison paternelle pour être rééduqués par un oncle maternel (nyokolume : homme-femme) ou une tante paternelle (nyinyalume : femme-homme). Cette humiliante sanction pour les enfants est culturellement ressentie comme une perte de sa dignité d’homme ou de femme : la fille est prise pour un garçon et inversement, le garçon est considéré comme une fille.

Dans cette mesure disciplinaire, les Nande estiment qu’une fille qui a le caractère d'un homme doit être remise entre les mains de sa tante paternelle, et le garçon, chez son oncle maternel. Les qualificatifs « paternel et maternel » sont suggestifs. Cette inversion apparente de rôle laisse percevoir la vision de la tante paternelle et de l’oncle maternel. Elle implique que l’éducation de la fille revient à la maman tandis que celle du garçon revient au père de la famille.

Dans le cas où le comportement de l’un ou l’autre enfant ne correspondrait pas à son sexe, ce sont les parents issus du côté maternel, pour le garçon, ou du côté paternel, pour la fille, qui peuvent remodeler le caractère de ces enfants. Leur rôle est de rappeler les attentes de la société vis-à-vis de la fille ou du garçon : la douceur et la tendresse pour celle-là, la virilité pour ce dernier 14 .

Dans la famille chaque enfant porte un nom qui souligne son identité et sa personnalité. Les noms peuvent indiquer le rang de naissance, les circonstances, les événements que traversent la famille ou encore le nom d'un ancêtre proche. Hormis les noms de naissance, on rencontre aussi des noms donnés à la naissance. Ils sont en rapport avec l’état physique de l’enfant ou les circonstances qui accompagnent l’accouchement.

D’autres noms sont donnés par la maman de l’enfant. Ils sont en relation avec la vie familiale et traduisent les compliments de la mère à l’adresse du père de l’enfant, des plaintes contre le mari et les siens, plaintes contre ses coépouses dans le cas de polygamie, des moqueries de la mère, des complaintes sans destinataire déterminé (grognes), des menaces contre son mari, des remerciements à l’égard de la famille de la mère.

Il existe aussi des noms que la maman donne à un enfant qui a déjà grandi, ou que les membres de la famille peuvent donner à l’un des leurs, et enfin des surnoms données au grandes personnes. Ces noms donnés aux adultes soulignent souvent des traits de caractère de la personne comme les noms reçus lors de l’initiation masculine 15 .

Lors de la politique de l'authenticité en 1972, le Congo devenant lui-même Zaïre, les noms furent revalorisés et les prénoms chrétiens supprimés. Dès lors, les noms des grands-parents et des ancêtres figurèrent dans les registres de l'État et des paroisses à tel point que celui qui perdait sa carte de baptême avait des difficultés à faire reconnaître son identité.

On introduisit alors des noms de famille qui permettent d'identifier mes origines et la famille élargie d’une personne. Mieux que les noms chrétiens 16 , dont le sens est souvent inconnu et dont la prononciation n'est parfois pas facile, les noms traditionnels traduisent l'identité familiale parfois replacée dans son contexte historique. Ils permettent de préciser les circonstances de la naissance et d'orienter l'éducation de l'enfant ou de rappeler le souvenir d’un ancêtre ou d’un défunt. Le nom véhicule un message, un contexte, un appel et un caractère 17 .

La famille nande est monogamique et exogamique. Elle va au-delà de la consanguinité. Elle inclut en son sein le fœtus, les vivants et les morts ainsi que les personnes adoptées. Elle englobe les membres des familles de ceux qui se sont unis par le pacte de sang (ekihango) et par les alliances matrimoniales (eritahya) 18 . Ce réseau de relations parentales, familiales, claniques, communautaires et sociales, est à l'origine de l'expression nande : « nous sommes de la même famille (tulivahanda) ». Celle-ci implique l'unité ethnique malgré les différentes dénominations tribales des Baswagha, Batangi, Bashu et autres.

Ces liens de parenté induisent des comportements et des attitudes spécifiques dans les rapports interpersonnels et sociaux. En fait, dans la culture nande, il n’y a que les familiers qui peuvent connaître le nom de famille des uns et des autres. Désigner quelqu’un par son nom de famille signifie concrètement que l’on a une connaissance profonde de cette personne. Appeler quelqu'un par son nom de parenté ou de famille, c'est s'engager dans des relations spécifiques avec lui 19 .

Ce fait incite les parents à encourager les enfants à n’utiliser que les noms courants des personnes et non ceux qui sont liés à leurs familles. Il n’est pas question seulement de discrétion à l’égard des personnes et de leurs familles mais aussi du respect qui leur est du. Ainsi, l’usage des noms usuels, selon l’ordre de succession de naissance est le plus utilisé. Nous les retrouvons sur le tableau ci-dessous :

Succession des noms de naissance chez les Nande
Sexe Masculin Féminin
1. Nzanzu, Kambere, Kanyere, Paluku Nzanzu, Kambere, Kanyere, Masika
2. Kambale, Tsongo, Kambasu Kavira, Katsiravwenge
3. Kasereka, Kamate, Kabuyaya Kaswera, Kavugho
4. Kakule Mbambu, Kahambu
5. Tembo Katungu,
6. Mbusa Kyakimwa
(Cadet) Ndungo Katia, Kalivanda

Par ces noms, on perçoit immédiatement quel ordre l’enfant occupe dans la famille 20 . Dans la même perspective, on n’appelle pas un parent par son nom, on l’identifie par son fils ou sa fille : le papa ou la maman d’un tel. Les rapports entre les personnes varient selon les types relations que ces personnes entretiennent entre elles : appeler quelqu'un père fait transparaître l'autorité et la protection ; mère, l'affection ; oncle, la familiarité, et grand-père, l'ami ou le frère.

L’appellation grand frère connote une ascendance qui exige le respect et l'obéissance, celle de cousine implique l'amitié profonde, la belle-famille, un dialogue sincère avec des sentiments respectueux accompagnés de honte. La grand-mère peut appeler son petit-fils son mari pour témoigner par plaisanterie de quelle affection il l’entoure. Dans le même ordre, il existe des relations amicales de plaisanteries fâcheuses entre les cousins (ekyavise). Ces insultes ne sont pas sanctionnées car, en réalité, elles ne cherchent pas à nuire à la personne 21 .

Bien que monogamique et exogamique, la culture tolère néanmoins la polygamie pour certaines personnes, dans des circonstances particulières. L'exiguïté du domicile, les nombreux visiteurs qu'ils reçoivent, ainsi que les longues tournées dans leur royaume justifient la polygamie pour les chefs. Certains, pour des raisons de richesse, de prestige peuvent se faire polygames. Ils vivent, cependant, psychologiquement en marge de la société qui ne reconnaît que la première épouse comme mère et reine (omughole).

Il existe culturellement des cas de polygamie et de polyandrie vécus dans la clandestinité et dans des domiciles séparés. Ces situations sont des mesures palliatives à la stérilité de l’un des conjoints. Elles peuvent se rencontrer aussi dans les circonstances qui permettent l'adoption de la veuve (erisighalya) de son frère ou un remariage avec la sœur d'une épouse stérile. Le but poursuivi est de donner une progéniture à la famille, de maintenir la stabilité du foyer et de sauvegarder les relations harmonieuses nées de l'alliance matrimoniale entre les deux familles.

Ces valeurs de stabilité de la famille, accompagnées du souci d'assurer une continuité linéaire des ancêtres dans la progéniture, incitent les Nande à éviter le divorce. Ce dernier peut être permis lors de la stérilité et de l'impuissance de l’un des conjoints. Pour maintenir l’alliance contractée entre les deux familles, du côté de la conjointe, il arrivait que la belle-famille donne une autre fille au garçon, moyennant une dot symbolique. Dans le cas de l’homme, le frère mari stérile ou impuissant donnait une progéniture à la femme.

Ces situations extrêmes étaient des rares. Ces solutions tournaient autour de la dot (10 chèvres) difficile à restituer par la belle-famille dans le cas de la maladie de la conjointe, et inversement de l’amour difficile à rompre quand la conjointe aime son mari. En tout, l’alliance matrimoniale à sauvegarder commandait aux attitudes à prendre dans ces situations de maladie 22 .

L'infidélité réitérée de l'épouse, l'aversion naturelle, l'entêtement, la paresse, la fuite de la femme de son toit conjugal, et, parfois, les maladies incurables pouvaient conduire au divorce si la partie concernée ne parvenait pas à amender son comportement. Cette blessure sociale ne brise pas nécessairement les relations entre les deux familles qui entretiennent souvent de bonnes relations amicales qui vont jusqu'à l'obligation morale d'entraide et à la solidarité.

Ce vécu familial nous pousse à dégager les différents caractères et fonctions de la famille. Elle comporte une dimension religieuse et sacrée, et elle joue un rôle culturel et politique. Par ailleurs, elle a une fonction sociale, éducative, et économique. Par sa « fonction régénératrice de la vie » qui procède de Dieu et par son lien de solidarité entre les vivants et les défunts, la famille revêt un caractère sacré et religieux à tel point qu'elle peut être comprise comme le « lieu spirituel » unissant les hommes qui remontent à l'ancêtre mythique commun situé dans un temps reculé. Dans cette vision, la naissance suivie du rite de l'exposition du nouveau-né au soleil, est prise comme une « épiphanie de l'ancêtre » dans l'enfant qui peut même porter son nom 23 .

L'union à l'ancêtre commun pousse la famille à exercer une certaine fonction politique dans la communauté. Le fait d'être parent implique une responsabilité vis-à-vis de son foyer et de la société. Ainsi, le chef de la famille (mukulu wa vandu) ou aîné du clan participe avec sa suite à la gestion communautaire de la vie du clan et du village. Il préside les palabres familiales, représente le clan dans les affaires interclaniques, communique les décisions qui en découlent, et enseigne l'histoire de sa famille et du village (evinywa vy'eka) aux siens. Il a aussi une fonction religieuse, celle d’être l’officiant lors des sacrifices aux mânes des ancêtres familiaux 24 .

Cette relation avec le village confère à la famille une « fonction d'éducation et de socialisation » qui va de la famille restreinte (nucléaire) à la famille élargie qui comprend ceux qui sont unis par les liens de consanguinité, de pacte de sang, d'adoption, d'appartenance au patrimoine ancestral, et des liens d'alliances matrimoniales.

La famille se prête alors comme un « lieu de l'approfondissement de la connaissance de soi et de socialisation » par l'initiation à la vie communautaire disciplinée constituée de personnes équilibrées et de caractère (omutima) courageux (omuhwa) et fermes (ovulume), et animées d’un esprit de collaboration et de coresponsabilité (ovwangiriri). Cet apprentissage initie à l'habileté, à la promptitude dans l'action, au goût du travail (ovukali) bien fait et incite à l'esprit d'initiative, à savoir se débrouiller (amenge) et se défendre (eriyilwirako).

Enfin, la famille a un « rôle d'éducateur à la vie économique » dont la source est la terre ancestrale (eririma) qu'il faut exploiter en commun dans l'entraide (ovuwatikania) et le partage des produits personnels et de la communauté 25 . Cette terre ancestrale est un don et un héritage inaliénable qu’il faut défendre contre l’usurpateur. L’attachement à cette terre maintient la famille dans la cohésion, la solidarité et l’interdépendance mutuelle.

Notes
14.

Instructions reçues lors de l’initiation féminine ou masculine. Explications plus approfondies par les parents quand une situation de ce genre se présente dans la famille ou le village.

15.

. On peut se référer aussi au fascicule du Père assomptionniste Lieven BERGMANS, Munande, comment t’appelles-tu ? Ce fascicule non édité n’a pas une large diffusion. Il a, en tout, 37 pages. Nous le classons dans nos archives personnelles avec cette référence : Archives Matthieu Sitone n° 1 (AMS, 1, dans la suite des références).

16.

Les noms chrétiens relèvent de l'arbitraire. Il arrive que le curé impose le saint du jour ou qu'un chrétien choisisse celui qui l'intéresse. Dans certains cas, les parents donnaient un nom chrétien à l'enfant en fonction de la capacité de prononciation des personnes âgées de son entourage ou de sa famille. Ainsi, certains noms n'ont presque plus de rapports avec le vrai nom : Françoise devint Fransisca et à la longue Nzisika, Jean-Baptiste, Bati; Jean-Pierre, Zapi; Baudouin, Vuduwe, Sylvestre ou Silver, Siliveri, Siliveri.

17.

En guise d'exemples nous pouvons citer Kwiravusa (innocent), Kighemba (buldozer, racleur), Ngwangwa (éboulement), Mondola (pleurnicheur), Siviholya (les paroles ne tuent pas : appel à supporter la souffrance lors des querelles familiales), Kayikomere (celui qui est luisant, en bonne santé), Murotsya (l’espion), Mutsemene (celui qui se soucie des autres).

18.

Benezet BUJO, « Le Notre Père en Afrique noire » dans Christus (2004) n°202, p. 169.

19.

Vécu culturel de l’auteur. Conseil donné aux enfants qui ont des relations spontanées à l’égard des étrangers.

20.

Cependant, le nom du fils aîné ou de la fille aînée change selon que l’on succède à un garçon ou à une fille. Le garçon comme la fille porte le même nom Kahindo et leurs frères ou sœurs qui les suivront garderons les noms selon la succession de naissance. De même, la discontinuité peut-être entraînée par une fausse-couche. Le premier enfant qui viendra après s’appellera Nzuva (celui qui remplace son frère ou sa sœur décédé). Les jumeaux portent le même nom Nguru.

21.

.Vécu culturel de l’auteur de ce texte.

22.

Nous ne connaissons qu’un cas de la stérilité d’un dénommé Kijana (jeune) dans notre contrée, à Musienene. Ce n’est qu’à l’âge adulte que nous avons su que ses fils, qu’il considère comme ses propres fils, provenaient de l’union de son petit frère avec son épouse.

23.

Athanase WASANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre. Essai d’une christologie africaine dans ses rapports avec l’évangélisation, (Thèse de doctorat), Lyon, Université catholique de Lyon, 1981, p. 34.

24.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 2. Croyances et pratiques traditionnelles. Butembo, Editions ABB, 1971, p. 16-21.

25.

Athanase WASANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 34.