1.1.3. Organisation politique

En toute société, certaines personnes possèdent un charisme pour veiller à la cohésion du groupe, animer sa vie, organiser ses activités communautaires, régler les différends entre les personnes, et établir des relations d'alliance avec les autres groupes. Dans les cultures africaines bantoues, ces personnes sont souvent considérées comme des intermédiaires entre le monde divin et celui des hommes 26 .

Cette vision du leadership se rencontre aussi dans la culture nande qui se distingue des autres par un unique pouvoir partagé comme dans un triumvirat à partir d’un ancêtre mythique royal. On retrouve un chef spirituel (Mukulu), responsable de la terre, un chef politique (Mwami), responsable du peuple, et un chef militaire (Ngabwe), tous en étroite collaboration. Les rôles du premier fils (Mukulu) et du troisième fils (Ngabwe) sont plutôt circonstanciels. Le chef spirituel remplit le rôle sacerdotal lors des sacrifices notamment celui du grand sacrifice annuel, tandis que le Ngabwe (bouclier) est le chef de la guerre.

La tradition nande reconnaît au chef (Mwami) un caractère et un pouvoir sacrés. Cette conception du chef explique pourquoi le cérémonial de sa consécration est une régénération. Ce chef politique est presque prédestiné car la tradition choisit toujours le second fils de la reine (Omumbo). Ce futur chef est constamment instruit de la tradition ancestrale royale.

Avant d'être investi, il reçoit des conseils et des consignes qu'il devra suivre durant son règne en vue du bien du peuple. L'aveu, sans omission intentionnelle, de tous ses égarements, la coupe des cheveux, l'enterrement rituel 27 pour tester son endurance physique et morale à supporter le poids du pouvoir, et sa « résurrection », si l’on emploie d’une manière imagée cette terminologie chrétienne, garantissent son élection et le font appartenir, à la fois, au monde du divin et des vivants.

Cette conviction fait de lui une « personne mise à part », à telle enseigne qu'il ne peut pas participer à la grande initiation masculine (olusumba). Il restera ainsi incirconcis jusqu'à sa mort réelle, et à partir du jour de son intronisation, il faut adopter un langage symbolique 28 quand on veut lui adresser une parole, un compliment, une communication, ou une salutation.

En réalité, la réussite de l'épreuve de la mort rituelle (ovwomi vumahya) dépend de l'entourage même du chef. Dans le cas où il serait malveillant à l'égard du futur chef, il peut profiter de cette occasion pour l'éliminer et promouvoir un autre prétendant de la famille royale. L'expression « Celui qui n'a pas d'oncle maternel ne peut jamais devenir chef (Oyutawite nyokolume syevya mwami) » signifie qu'il faut avoir un protecteur et un défenseur pour se tirer d'une affaire visiblement compliquée.

Dans ce cas précis du chef, cette expression en appelle une autre : « le chef, ce sont les hommes (Omwami ni valume) » ou mieux, « ce sont les hommes qui établissent le chef 29  ». Cette expression insinue que le chef devra suivre aussi la voix du peuple (vox populi). Elle souligne la participation du peuple dans la conduite du royaume bien que le chef garde toujours le dernier mot en matière de tradition ancestrale. Son véritable pouvoir et sa force résident entre les mains des anciens et les sages.

En ce sens, nous ne pouvons pas appliquer au chef nande le sens strict de la terminologie politique actuelle comme théocratie, monarchie, démocratie. Pour les Nande, le pouvoir du chef est sacré, il émane des ancêtres royaux et de tous les vivants. C’est pourquoi, il était traditionnellement impensable chez les Nande qu’on puisse rencontrer un pouvoir monarchique, dictatorial et égoïste. Le chef comme toute autorité rend un service pour la survie du groupe dans le dialogue et la recherche d’un consensus commun (palabre).

Consacré par l'onction, il est le grand sacrificateur à Dieu, aux esprits et aux ancêtres pour le bonheur de son peuple. Il délègue son pouvoir aux notables (avakama) ou suzerains, aux chefs des villages (avasoki), impliqués plus directement dans la vie du village, aux chefs des clans (Mukulu wavandu, au singulier), et d’une manière plus étendue au pater familias dans le foyer. Ces responsables, chacun à son niveau, s’occupent de la distribution des terres, arrangent les litiges et les différends, défendent les familles contre l’ennemi intérieur et extérieur. Ils entretiennent ensuite les clans avec le monde invisible des ancêtres et des esprits 30 .

Dans le même sens, chacun pour montrer sa dépendance de la hiérarchie donne une redevance annuelle des produits des champs ou du bétail 31 . Cette redevance implique le fait que toute personne n’est pas un propriétaire terrien sur le sol ancestral dont il hérite. La terre appartient à tous sous la vigilance du roi (Mwami), considéré comme le souverain et le gardien des terres ancestrales sur toute l’étendue de son royaume.

Toutefois, cette terre demeure encore la propriété commune du peuple car ces différents responsables et membres de la hiérarchie reçoivent des visiteurs pendant plusieurs jours. Ils se sentent parfois obligés d’intervenir en faveur des pauvres, de payer une amande pour un démuni, de recevoir des étrangers, ou même de fournir la semence dans les cas où la pluie ou la sécheresse a détruit la récolte. C’est pourquoi ces indemnités leur sont nécessaires pour subvenir aux besoins qui surgissent de diverses situations.

Les cérémonies du jour de l’investiture du chef sont pleines de symbolismes. Par sa mort et sa résurrection symboliques, le chef est régénéré à une vie nouvelle. Le jour de son investiture, il reçoit des onctions dans sa main droite dont il se servira pour « faire descendre les bénédictions divines » qui sont source de fécondité, de fertilité et de prospérité de son royaume. La remise de la mâchoire inférieure de son prédécesseur lui indique en permanence comment il doit se comporter pour assurer la continuité de la tradition ancestrale.

Parmi d'autres signes distinctifs, le chef reçoit son trône et son diadème royal (embita) dont il se sert quand il exerce ses fonctions de juge ou communique les décisions importantes provenant de son conseil pour la vie de son peuple. La lance (eritumo) et le bouclier (engavo) qui lui sont remis rappellent qu'il est le défenseur et le protecteur du peuple qu'il rassemble au son du tambour (engoma). A la fin des cérémonies d'investiture, le chef offre un grand sacrifice (ovuhere vukulu) pour rendre grâce à Dieu, aux esprits et aux ancêtres et pour demander une abondante récolte (erihamula evyalya) et la prospérité de son royaume.

Somme toute, le chef traditionnel nande est perçu comme un souverain dont l'avènement renouvelle le cosmos pour la prospérité du peuple ; comme le gardien et le garant de la tradition ancestrale, source de vie et de communion entre les vivants et les morts ; comme le défenseur aussi bien que le protecteur de son peuple et de chacun car il est l'ultime recours pour tous (mulakirwa).

Notes
26.

Dominique GUIGBILE et Pierre ERNY, Vie, mort, et ancestralité chez les Moba du Nord Togo. Paris, L'Harmattan, 2002, p. 72.

27.

Dans la tradition, le chef ne meurt pas : il sommeille ou il dort. L'enterrement rituel est l'unique mise au tombeau car à sa mort il n'aura que les os qui seront enterrés. La tradition attend que le corps du chef se décompose naturellement afin de pouvoir arracher sa mâchoire inférieure qui servira de relique et de symbole de passation du pouvoir royal et ancestral à son successeur.

28.

Parmi les expressions symboliques parlant du chef nous pouvons signaler que le chef n’est pas malade, ‘il souffre ; qu’il voyage, mais ‘qu’il tourne dans son pays’ ; qu’il dort mais ‘qu’il est dans sa maison’ ; qu’il vient de mourir, mais ‘qu’il est malade’.

29.

Informateurs de la famille royale qui ont désiré ne pas avoir leurs noms cités pour ne pas être condamnés pour trahison.

30.

Charles MBOGHA, op. cit., p. 34-36.

31.

D’une manière générale, chaque famille donne une corbeille d’un ou de deux kilos de haricots ou de manioc au chef du village. Selon l’étendue de ses champs, on peut fournir comme indemnité (engemu) une poule au chef du village. Celui-ci offre une chèvre au vassal (omusoki) qui est intermédiaire entre le roi et le peuple. La redevance annuelle (omuhako) de ce dernier est plus substantielle. Il fournit une vache, l’équivalent de dix chèvres.