1.2.2. Initiation féminine (erihinga ou erihek’ekitiri)

Dans la culture nande, il n’existe pas, à proprement parler, de rite d’initiation pour les jeunes filles comme il en existe pour les jeunes gens 47 . L’initiation, plutôt personnalisée, commençait dès que la jeune épouse signalait aux sages-femmes la suspension de ses règles. Elle pouvait aussi dévoiler son état lorsque sa grossesse devenait manifeste. Elle prévenait alors son mari pour qu’il prépare des cadeaux pour les sages-femmes qui vont l’initier. Sa belle-mère et ses parents sont également mis au courant afin qu’ils puissent observer la continence sexuelle requise lors des cérémonies d’initiation qui durent cinq jours.

Le premier jour, à la fin des préparatifs, la future maman (omukenzi) invite ses compagnes (avahingi) à un festin. La sage-femme (omukekulu), qui est la plupart du temps sa belle-mère (nyinyivyala), revêt sa novice de deux piécettes de pagnes neuves, une devant (ekitsui) et une autre derrière (omusero). Elle attache ensuite à sa ceinture sur les hanches deux bouquets de fleurs sauvages (emiherehere ou evivatama), et rentre chez elle.

La novice se présentait alors devant les anciennes et présidait le repas durant lequel ses compagnes l’initiaient à la vie du foyer. Ce repas était essentiellement constitué d’une pâte de bananes dures (akafulu) et de viande. Après ce repas, les compagnes de la novice regagnaient leur logis. Seules les filles nubiles pouvaient participer à ces rites et recevoir ainsi une préparation lointaine à leur vie ultérieure.

Durant le repas ainsi que tout au long des cérémonies de l’initiation féminine, aucune présence masculine n’est tolérée, pas plus que celle de la femme lors de l’initiation masculine (olusumba). Celui qui bravait cet interdit pouvait être couvert de moqueries, d’injures, d’opprobre ou même être maudit. Il pouvait être inculpé pour manquement à la pudeur ou violation de l’intimité des femmes. Selon la gravité des cas, l’impudent devait donner en dédommagement une poule ou d’une chèvre les femmes qui étaient en cérémonie 48 .

Cette situation est due au fait que la culture encourage l’homogénéité des groupes selon l’âge et le sexe afin de sauvegarder l’intimité des uns et des autres et de favoriser leurs échanges qui peuvent contribuer à leur formation. Ainsi, dans cet esprit de formation séparée, un homme qui fréquente la compagnie féminine est surnommé kitambavakali et inversement kitamvalume.

Ces désignations discréditent les personnes concernées au sein de son groupe à tel point que leur avis n’est pas pris en considération lors d’une prise de décision dans le groupe d’hommes ou de femmes. Ces personnes sont parfois considérées comme des espions dans les groupes. L’unique présence masculine tolérée dans la compagnie des femmes est celle de l’enfant. Ce garçon sera alors le bouc émissaire qui subira toutes les plaisanteries, parfois insultantes, que les femmes adresseraient à leurs maris. Au-delà de l’âge de quatre ou cinq ans, cet enfant est directement exclu de la compagnie des femmes 49 .

Le second jour, les compagnes de la néophyte (avahingi) se rassemblaient. Elles étaient enduites d’huile de ricin et maquillées d’une couleur rosâtre provenant de la caillasse (engula). La sage-femme préparait de la même manière la novice et lui jetait une poignée de farine sur les seins. Elle ajustait ensuite au dos un panier (ekitiri) contenant les fleurs sauvages (emiherehere ou evivatama) dont la novice était ornée la veille, et en plaçait de nouvelles aux hanches de la néophyte qu’elle ceignait avec un anneau de fer (erihinda).

La sage-femme ouvre alors le rite de la procession du panier (erihinga ou eriheka ekitiri) qui est une marche vers les champs pour la culture ou la récolte selon les périodes. Cette cérémonie appelée par les missionnaires « rite des rogations » n’a qu’un trait commun avec l’initiation masculine : la procession rythmée par les chants pleins de sagesse qui exaltent la grandeur de la femme, de l’épouse, de la mère et de l’enfant, à l’unique différence que celle des jeunes gens est silencieuse car ils entrent dans les mystères de la vie ancestrale 50 .

Arrivées en brousse, la novice et ses compagnes avaient la liberté de s’approvisionner en nourriture dans tous les champs en commençant par celui du mari de la future maman. Au retour, elles entonnaient des chants qui déclarent que la néophyte (mukenzi) a acquis la maturité pour devenir une mère (mughole).

Au village, la sage-femme (ou la belle-mère) déchargeait l’initiée de son panier remplit de divers produit des champs qu’elle vidait sur un van (olungo ou olughale). Elle récupérait ensuite son anneau et les bouquets de fleurs, se les ceignait aux hanches et lançait l’exécution de la danse féminine (omusero) accompagnée des fléchissements de genoux que toutes les femmes continuaient. Après un repas festif chez la belle-mère ou la sage-femme, ses compagnes se retiraient chez elles pour préparer la nourriture pour leurs foyers. Le mari pouvait rester avec son épouse durant la nuit, mais tous deux devaient garder la continence sexuelle.

Le troisième jour, la jeune initiée suivie ‘d’une fille d’honneur’ (omulelembera) se rendait chez sa tante maternelle (isemukali et par contraction linguistique songali soit père maternel ou littéralement femme-père) avec une houe (eyisuka) et une faucille (ekisara). Celle-ci donnait une instruction (erikongomerera, c’est-à-dire enfoncer le clou ou raffermir l’enseignement) qui complétait les conseils donnés par les compagnes de la novice et transmis dans les chants de la cérémonie. Elle offrait, au retour de ses visiteuses, un repas copieux dont la bonne part revenait au mari qui se régalait avec ses amis.

Le quatrième jour, la future-maman accompagnée de sa fille d’honneur et de sa belle-sœur (omulamu) se rendaient chez la sage-femme pour lui offrir en cadeau une chèvre 51 désignée comme embene yeriry’okoliko, c’est-à-dire, littéralement, « la chèvre dont on peut consommer de petits morceaux lors de la cuisson ». Cette expression fait allusion à l’ambiance dans la cuisine où les mamans ainsi que les jeunes filles peuvent goûter le plat pour apprécier si la cuisson est prête.

Dans le même sens, ce cadeau était en quelque sorte une demande de permission « de goûter les plats », car, au retour, la future-mère pouvait de nouveau manger avec ses propres parents. En effet, depuis le rite du mariage et de la bénédiction du nouveau foyer dans la case de son mari (ovukwik’amahigha), la jeune mariée restait dans sa belle-famille pour éviter qu’elle aille se plaindre auprès de ses parents qui pouvaient parfois donner des conseils de nature à déstabiliser l’harmonie conjugale avant qu’elle ne s’habitue à son foyer.

Le cinquième jour, qui clôturait l’initiation, était préalablement annoncé. La famille de la jeune fille se rasait la tête pour marquer la nouvelle vie qui se prépare pour la fille qui va devenir mère. Pour la circonstance, on préparait une hutte de passage dans laquelle la future-mère séjournait avec ses compagnes jusqu’au lendemain. Elles retournaient alors chacune dans la belle-famille de la future mère avec un panier de farine, et une chèvre 52 . Ces signes, qui renforçaient l’alliance matrimoniale entre les deux familles, servaient pour la fête quand l’épouse regagnait son toit conjugal.

Ce jour marquait aussi la fin de la continence sexuelle dans les familles du mari et de l’épouse. Il était culturellement cru que le manquement à cette abstinence engendrait des troubles physiologiques chez la future-maman durant le temps de la grossesse et lors de la mise en monde de l’enfant. Ce même jour, le mari offrait en cadeau une houe et une faucille à son père, instruments qui lui servaient pour les champs qui donneront la nourriture à l’enfant attendu.

En réalité, dans la culture, ce signe signifiait que les relations de père à fils venaient d’être, en quelque sorte, inversées. Comme les grands-parents s’identifient à leurs petits-fils ou leurs petites filles, dans leurs relations de plaisanteries, le grand-père peut considérer son petit-fils comme son frère. Inversement, la petite-fille devient comme « l’épouse du grand-père » par rapport aux relations que la grand-mère a avec elle.

Par conséquent, en dehors du témoignage de respect, il arrive que les grands-parents, suite à cette situation, appellent leur fils, « leur papa (tata) », ou leur belle-fille « leur maman (mama) ». C’est pourquoi, les relations entre petits-fils et grands-parents sont toujours harmonieuses. C’est aussi la raison pour laquelle, un papa peut appeler sa fille ou son fils, sa mère ou son père, en fonction de la relation que les petits-fils entretiennent avec leurs géniteurs 53 .

Les rites d’ouverture des cérémonies de l’initiation féminine étaient aussi pleines de sens. Les fleurs que la future maman portait dans son panier et dont elle se ceignait les hanches, ainsi que les onctions reçues symbolisaient la beauté de la femme et sa fécondité à la manière des plantes, qui grandissent et se répandent facilement. La farine sur les seins symbolisait le lait qu’elle procurera en abondance à ses enfants. Enfin, l’anneau de fer et les bouquets de fleurs symbolisaient la richesse. Ces bouquets de fleurs que la novice portait dans le panier véhiculaient comme message le fait qu’une femme doit toujours avoir une réserve de nourriture, et ne doit jamais laisser son panier vide pour l’amour et la survie de son foyer, de la famille, et de la communauté.

C’est pourquoi, parmi les recommandations que l’on donne à la jeune épouse figure celle de préparer beaucoup de nourriture afin qu’il y ait du reste dans la casserole. Ce reste pourra être utile, plus tard, au long de la journée, pour les enfants ou les visiteurs de passage. Elle doit aussi réserver à son mari une quantité suffisante de nourriture car il peut arriver que dans la véranda la nourriture soit insuffisante pour tous. Ce fait est à l’origine du nom omusambira ngingo, c’est-à-dire un repas réservé pour le mari avant de dormir, littéralement « avant de monter au lit ». En fait, les hommes mangent ensemble dans la véranda (ekyaghanda), la case des hommes, réservée au initiés. Ce lieu communautaire sert pour la détente, le repos, les conseils à se donner, la prise de décisions pour les nouvelles directives du village, et aussi pour la palabre. Il peut arriver que quelqu’un soit en retard et qu’il n’y ait plus rien à manger. Il peut alors compter sur la réserve prévue par son épouse.

Cette réserve de nourriture peut aussi souligner la communion avec les mânes des ancêtres familiaux. La culture nande croit que les ancêtres veillent sur la famille qui dort et qu’à leur passage, ils prennent un peu de nourriture. En réalité, cette nourriture est une forme de provision pour les visiteurs qui arrivent la nuit, et pour les enfants dans le cas où ils auraient mangé toute la nourriture de la veille.

C’est pourquoi, quand un enfant se sert de ce plat, si ce n’est pas par gourmandise, il n’est puni. Il est généralement dit que ce sont les ancêtres qui ont consommé cette nourriture car l’enfant est une représentation d’un ancêtre. Il porte habituellement le nom d’un ancêtre familial 54 . Ces divers aspects sont évoqués dans les expressions suivantes que nous traduisons par « il faut qu’il y ait toujours quelque chose à manger dans la maison durant la nuit » ou « la maison ne doit pas rester sans nourriture », (enyumba siyirikesaya yitemo kindu et enyumaba siyevitya).

En définitive, le rite erihinga ou erihek’ekitiri (aller au champ, porter ou procession du panier) honore les conjoints, futurs géniteurs. Ce rite prénatal permet à la femme de prendre conscience de sa nouvelle personnalité et de son rôle dans la transmission de la vie, dans l'harmonie du foyer. A cette occasion, les jeunes filles sont initiées aux coutumes du village, au secret de la maternité, de la vie conjugale et de la sexualité. Elles apprennent aussi comment elles peuvent se dévouer à la famille et s'initient aux nuances du langage et de la vie afin de la rendre agréable 55 .

Notes
47.

Informatrices : Kavira Siviholya, Sœur Marie de Montfort Salali,, Kavugho Christine et Kahambu Victonrine(infirmières). Musienene, août 1996.

48.

Notes personnelles. Addenda, Kinshasa, novembre 1996, p. 7-9.

49.

La vie séparée dans les groupes s’étend sur tous les aspects de la vie. Ces exemples peuvent servir à voir l’étendue de cette mentalité. Les garçons préfèrent avoir leurs propres champs que de travailler avec des filles. Pour un même champ, il y aura des travaux réservés aux femmes : planter, sarcler, récolter, pendant que les hommes abattent et débroussaillent la forêt pour préparer de nouveaux champs. Il est interdit aux hommes de s’asseoir dans la cuisine, comme il est interdit aux femmes d’entrer dans la véranda, la case communautaire des hommes. C’est rare que l’on rencontre un homme à côté de sa femme. Il est aussi difficile pour les jeunes gens qui ne restent pas dans leurs groupes d’avoir un fiancé ou une fiancée car ils n’ont pas le comportement attendu d’un jeune homme ou d’une jeune fille dans la société.

50.

Lieven BERGMANS, op. cit., p. 79-83.

51.

La chèvre plusieurs significations dans la culture nande. Les noms qui l’accompagnent indiquent le motif pour lequel cette chèvre est donné. Ainsi, on peut avoir, une chèvre pour la dot (embene yomutahio), pour remercier (embene y’erisima), pour l’indemnité annuelle (embene y’omuhako), pour la paître ou littéralement pour la garder ou nourrir (embene y’eritsunga ou eyerilisya), pour payer une amande (embene y’embanulo), à vendre (embene y’erighulya).

52.

Narrations du soir de Kaswera Marie (78 ans) devant ses petites qui lui demandaient comment vivaient les femmes quand elle était jeune. Kahambu Victorine (infirmière) et Kitsapu Sophie qui donnait les mêmes récits lors de la visite de leurs petites-filles.

53.

Témoignages des Kighemba Cosmas, Butembo, Septembre 1996 et de Katembo Hilaire, Musienene, août 1997.

54.

Conseils reçus lors de l’initiation masculine. Entretiens circonstanciels des parents avec leurs fils ou leurs filles.

55.

Athanase WASWANDI, op. cit., p. 85-95.