1.2.3. Grande initiation masculine (olusumba)

Ce rite est précédé par deux grandes étapes du début de la vie adulte. Durant l'enfance (obwanana) (0-5ans), l'enfant vit pratiquement avec sa maman et les femmes. Il se sépare de ce groupe quand il commence à avoir le sens de la pudeur accompagné de réprobation et de honte (esisoni). Il devra progressivement s'intégrer dans le groupe des adolescents (ovusuko) (6-15ans) qui vivent une période de croissance physique dans leurs maisons communes (ekirimba).

Vivant séparés avec une formation spécifique dans des groupes de filles ou de garçons, les adolescents quittent cette vie à leurs fiançailles après une formation spécifique et adaptée à leurs futures responsabilités dans la société. Les adolescents quittent alors définitivement la catégorie des enfants et reçoivent une dénomination générique omumbesa ou omusika pour la jeune fille et omulwana pour le jeune garçon.

Loin du regard des adultes, les adolescents peuvent discuter entre eux, se disputer entre bergers des différents villages et même organiser des luttes. Ces jeux finissent à la longue par développer l’endurance, l’adresse, l’agilité, la force musculaire, la fierté pour son village et une de patriotisme, et l’esprit de compétition. Dans ce groupe d’adolescents, la traîtrise, la démission, la fainéantise, le manque de combativité lors des compétitions sont souvent sévèrement sanctionnés.

Le repas du soir auprès des parents clôture les activités des adolescents et des adolescentes qui doivent se rendre dans leurs huttes communes (ekirimba) autour du feu. Ces cases sont des lieux par excellence d’apprentissage de l’éloquence, d’initiation à la solidarité clanique, à l’éducation sexuelle, aux proverbes, contes et devinettes qui agrémentent la fin de la soirée.

Cette étape de vie pubertaire est très favorable à l’éducation personnelle et communautaire car elle est menée avec beaucoup de fermeté, de caractère et selon une rigoureuse discipline. En effet, la discipline peut manquer dans la famille à cause du climat affectueux, clément, tendre et tolérant créé par les sœurs et la mère de l’enfant. Ce temps de sevrage durant la période pubertaire est un temps crucial et important pour l'enfant qui acquiert une certaine indépendance vis-à-vis de ses parents. Il se situe par rapport aux autres enfants de son âge auxquels il se confronte, ressent le besoin du groupe, se met sous la responsabilité et l'austère discipline de ses aîné(e)s dans la famille, ce qui lui ouvre des horizons plus élargis à la famille étendue dans différents milieux 56 .

Éloigné symboliquement de ses parents, l’adolescent est invité à prendre sa vie en main. L’adolescence se termine pour les garçons par la grande initiation (olusumba) qui comporte trois étapes : les cérémonies des préparatifs, la circoncision proprement dite et les cérémonies de clôture 57 . La grande initiation se déroule une fois l’an, lors de la saison pluvieuse. Cette période est propice car elle met à disposition les provisions nécessaires pour la durée de la réclusion en forêt, loin des villages. Cet éloignement manifeste symboliquement la mort à la vie de l'enfance et de l'adolescence et l’accès à la vie d'adulte.

L’initiation masculine est constituée de trois grandes étapes 58  : le rite d’ouverture, la circoncision et la cérémonie de clôture. Dans la phase introductive à l’initiation, le maître de l’initiation (ekipite) offre une poule aux divinités pour demander la protection du grand initiateur, l’esprit katonda. Cette offrande prépare le sacrifice du bélier noir dont le sang est aspergé sur les futurs initiés. On demande la protection du Dieu-Nyamuhanga et des ancêtres, et la force de pouvoir affronter et surmonter les épreuves.

À cette occasion le maître de l’initiation maudit la jaunisse, la paralysie et les sorciers qui peuvent contribuer à l’échec du séjour dans la forêt lors de la réclusion. Ensuite, des masques affreux et des statuettes sont montrés aux néophytes, sans commentaires, afin de les maintenir dans la crainte de l’initiation. On implore alors l’esprit kapipi, qui a un double rôle : il protège les initiés, et il punit ceux qui vont à l’encontre de l’esprit de l’initiation.

La seconde étape est celle de la circoncision (erivania). Elle est constituée de neuf épreuves 59 éducatives (amakatsi w’erivania) qui correspondent aux différents « mode d’être ». Leur but ultime est de former les adolescents aux différents types de rapports sociaux, et à développer leur intelligence. Ces épreuves cherchent à amener l’initié à prendre conscience des grandes orientations de la vie d’un homme adulte.

Ainsi, la première épreuve ngungutsya consiste à tirer à la flèche. Elle vise à éduquer à la sagesse et à l’esprit à l’intelligence pratique. Un adulte ne peut pas tirer en l’air, il doit atteindre un but. Au sortir de cette épreuve, les initiés reçoivent des noms qu’ils porteront tout au long de la période de réclusion.

La seconde épreuve (kaputa) est un exercice qui consiste à sauter plusieurs fois une flamme de feu ou à passer sous les étincelles d’une paille épaisse suspendue entre deux arbres. À chaque saut comme à chaque passage sous les étincelles, le néophyte répète cette profession : « le feu de Dieu me purifie, mon père ne m’a jamais donné un si grand bien ». À la fin de ces épreuves, on brûle les anciens habits, et on porte de nouveaux vêtements (emilumba), enduits de couleur blanche. C’est alors que le maître de l’initiation (ekipite) offre en sacrifice une chèvre et une poule qui constituent le repas de communion des initiés avec Dieu-Nyamuhanga et avec les ancêtres.

La troisième épreuve est celle du travail à la chaîne (lusava). Ce travail consistait à aller chercher le bois de chauffage dans la forêt. Il était interdit de le transporter sur la tête ou les épaules. Il fallait faire une tracée de chemin afin que chaque bûche passe de main à main jusqu’au dernier. Ces tas de bûches étaient continuellement repris pour qu’ils parviennent jusqu’au camp de l’initiation. Cet exercice presque quotidien était, dans l’esprit des maîtres de l’initiation, une éducation à la vie commune, au don de soi, au soutien mutuel, et à l’entraide (ovuwatikania). Chacun était donc appelé à contribuer à la construction de la communauté.

Dans la quatrième épreuve (kikoko), le tuteur administrait un coup fort au genou du néophyte. C’était une éducation à la souffrance physique ou morale. L’enseignement qui était donné consistait à apprendre aux néophytes que les souffrances morales et physiques sont un entraînement à une endurance silencieuse dans les difficultés, au courage de prendre un conseil auprès des sages car eux seuls connaissent le secret du monde, et à la compassion.

Par ailleurs, nul ne peut être abandonné dans son malheur. Il doit recourir à un sage ou trouver un secours auprès des siens. C’est pourquoi, une personne doit nouer des amitiés et sceller des alliances qui peuvent l’aider à supporter les différentes épreuves de la vie. Elle doit, à son tour, être solidaire des malheurs et des joies des autres 60 .

La cinquième épreuve (mughusughusu) consistait à faire passer le fer couteau ou un morceau de fer rougi au feu autour du sexe du néophyte. Il ne s’agit pas seulement de favoriser la cicatrisation de la plaie (sécher la plaie : erymya ekironda) mais surtout d’apprendre aux néophytes que toute parole est brûlante comme le fer rougi au feu. Ainsi, il ne faut jamais trahir le secret, mais être digne de sa parole. Toutefois, il faut parfois être méfiant à l’égard de certaines personnes. Celles-ci peuvent retourner ce que vous leur avez dit contre vous. Outre ce conseil, les néophytes recevaient des explications sur les instruments ancestraux et les symboles culturels. C’était leur éducation au goût esthétique.

Arrivé à ce stade, le néophyte pouvait espérer terminer les grandes étapes de l’initiation, car certains en mouraient. Les épreuves physiques et morales qu’il fallait endurer dans le silence, car « un homme ne pleure pas, il avale ses larmes (omulume sy’elira, akamer’emisonia), étaient accompagnées des conditions difficiles de vie dans la forêt,et des maladies. Il arrivait que cette petite « intervention chirurgicale » ne réussisse pas.

Ces facteurs faisaient des victimes qui n’étaient pas signalées aux familles. Ces familles le remarquaient, par elles-mêmes, au retour des initiés dans le village. L’unique explication que les parents pouvaient donner était la transgression des coutumes ancestrales de l’initiation suivie de la sanction de l’esprit kapipi et des ancêtres. Les autres épreuves sont plutôt des conseils pratiques données aux néophytes. Ainsi, la sixième épreuve (mulyanyenze) ou « mangeur de cancrelats » était une initiation aux danses traditionnelles en vue de pouvoir savoir créer une ambiance de joie autour de soi.

Hormis cet aspect festif de la vie, le maître de l’initiation apprenait aux néophytes à lutter contre le mépris et le mal, à « combattre » l’avarice. En tout, c’est l’esprit du partage qui prédominait dans les instructions lors de cette étape. Dans le langage ordinaire, l’appellation « cancrelat » est devenue une insulte. Non seulement la personne lésée se sent humiliée, considère les risques d’une marginalisation sociale à cause de son égoïsme, mais aussi comprend le mépris que la société manifeste à l’égard de cet insecte. En fait, quand on trouve qu’un cancrelat est auprès de la nourriture qu’on a gardée comme provision, l’unique attitude adoptée est de jeter cette nourriture. Mais, l’expression, « un grand cancrelat » (enynze ngulu), est ambivalente : elle traduit le savoir-faire comme la malice 61 .

La septième épreuve kapipi était plutôt une danse au rythme du kapipi, protecteur des initiés. À ce stade, les initiés apprenait aussi la danse de la liberté (endera) accompagnée par les sons du xylophone. Cette danse populaire peut être exécutée par le roi avec ses sujets dans une même séance. Elle est appelée « danse de la liberté » parce qu’elle est ouverte à tout le monde. Danseur réputé ou maladroit, adultes ou enfants, notables ou chefs, chacun se trémousse selon qu’il le peut. Elle l’est l’unique danse nande dans laquelle tout le monde est considéré comme un bon danseur (endara siyiriko mulimba).

La huitième épreuve endanda ou « provision » consistait à retrouver l’anneau que le maître de l’initiation aurait enfui dans le lit de la rivière. Cette épreuve avait aussi une variante : celle d’attacher un petit anneau sur l’initié. Ce dernier devait garder le secret pour ne pas encourir la malédiction du kapipi ou même la mort. Cette recherche de l’anneau, qui durait des heures, n’aboutissait pas. Une fois de plus, les néophytes étaient appelés à recourir aux sages, à les écouter, et à leur demander conseils avant toute entreprise.

Enfin, la dernière étape enyunyu ou « l’oiseau » consistait en une révision des différents aspects de l’initiation. Les néophytes apprenaient à manipuler et à jouer les instruments de musique. L’enseignement donné durant cette étape tournait autour de l’oiseau qui symbolise la liberté. Analogiquement, un adulte est un homme libre comme l’oiseau au firmament.

Le maître de l’initiation insistait ensuite sur l’irréversibilité de l’initiation : « la liberté ou la vie est un ‘non-retour’ ». Il faut toujours avancer. Ce langage énigmatique appelait les néophytes à prendre en considération ce qu’ils ont appris, car cette expérience de l’initiation ne se répète pas. Elle est unique. Ainsi, à la fin de l’initiation, la personne devient l’unique responsable de sa vie.

C’est pourquoi, le maître de l’initiation interrogeait le néophyte : « es-tu circoncis » ou « as-tu vu les choses, -aspects-, de l’initiation ( unavwene») ? Il administrait en même temps un coup fort au genou. La moindre hésitation dans la réponse valait un prolongement de son séjour dans le camp des néophytes. La réponse affirmative était décisive. L’initié recevait alors un tatouage sur l’épaule (enyunyu), et sur le ventre (erisenge). Ces tatouages avaient des formes d’oiseaux, symboles, dans ce cas précis, de la victoire 62 .

En dernier lieu, la troisième étape était constituée des cérémonies de clôture. La coupe des cheveux et des ongles, l’onction d’une huile parfumée (ovwaka), et les nouvelles étoffes en raphia symbolisaient que les initiés sont devenus des créatures nouvelles, des hommes adultes. Comme au départ, ils rentaient silencieusement au village au rythme du tambour produisant les sons du mukumo. Au milieu du village, ils dansaient et exécutaient publiquement des chants qui exaltaient leur héroïsme. Ils recevaient enfin un festin dans la véranda (ekyaghenda), où ils étaient reçus pour la première fois. Par ce fait, ils étaient intégrés dans le groupe des adultes.

En définitive, de cette formation à la vie adulte, nous remarquons avec Épiphane Sanduigbe que « chaque épreuve de l’initiation masculine exprime un mode d'être et un type de rapports sociaux et intellectuels d'un adulte par rapport à l'enfant. Elle est un moyen traditionnel de prise de conscience des orientations d'un homme adulte 63  ». La grande initiation masculine (olusumba) est ainsi une école d'apprentissage à la vie sociale, et à la vie culturelle nande.

Au niveau personnel, l’initiation incitait à l’amour du travail, au sens de l’effort, au patriotisme, à l’amour de la paix et au goût esthétique. Bien plus, l’adolescent était appelé à être capable de juger par lui-même le monde qui l’entoure en interpellant le passé ancestral, l’histoire et le présent. L’initiation façonnait ainsi le caractère et éduquait à l’endurance lors des épreuves physiques ou morales. C’est pourquoi, il était interdit de pleurer dans les camps d’initiation. De là provient l’expression, « l’homme ne pleure pas, il avale ses larmes, (omulume sy’elira akamera emisonia) ».

Au niveau social, l’initiation est la voie d'intégration de l’adolescent dans la vie humaine adulte qui requiert un certain nombre de vertus comme la prise de conscience de sa responsabilité, la docilité à la communauté des hommes dans l’écoute des sages, le respect de l’autorité, l’intelligence pratique, l’esprit de solidarité, l’équilibre sexuel, la maîtrise de soi, le respect de la femme. Enfin, dans une ambiance religieuse, l’initiation était une éducation à la vie selon la tradition et les coutumes ancestrales.

Notes
56.

Ntambwe Beya NGINDU, "Éducation tradionnelle. L'initiation en tant que vecteur de socialisation chez les Luluwa", dans Kerygma, Vol 43, (1964) n°18, p.145-150.

57.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 3. Une peuplade aux pieds des Monts de la Lune, op. cit., p. 65-81.

58.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 3, op. cit., p. 65-81.

59.

Athanase Waswandi, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 99-112.

60.

Ibidem, p. 102-108.

61.

Observations de l’auteur de ce texte.

62.

Témoignages de Charles Sekeraviti, accompagnant la nuit les nouveaux circoncis dans leurs camps. Dialogues informels entre les initiés pour montrer leur fierté d’avoir surmonté les épreuves auprès des incirconcis (evitsule).

63.

Dominique Guigbile et Perre ERNY, Vie, mort, et ancestralité chez les Moba du Nord du Togo. Paris, L’Harmattan, p. 132.