1.2.5. La maladie, la guérison et la mort

La vieillesse est non seulement le signe des bénédictions divines, mais un passage de ce monde au monde divin composé du Dieu-Nyamuhanga, des esprits, des ancêtres et des défunts. L’accès au monde du divin se fait par le passage obligé de la mort 73 qui comporte souvent une cause supranaturelle, l’action maléfique du sorcier (omuloyi). Le sorcier est essentiellement un misanthrope et un antisocial. Il s’oppose à une vie épanouie. C’est la raison pour laquelle il n’est pas pleuré lors de sa mort.

Il faut toujours se prémunir contre les actions maléfiques du sorcier en consultant le devin ou le guérisseur magicien (omusaki). Par les rites autour de la naissance jusqu'au culte des ancêtres, les Nande recherchent une vie épanouie. Toute infortune, pauvreté, accident, maladie et même la mort proviennent d'une cause extérieure, les forces maléfiques du sorcier. Ce dernier est détenteur d'un pouvoir occulte dont la finalité est de nuire aux autres par des maléfices et des sortilèges. Agissant toujours de nuit, il peut à dessein se métamorphoser pour ne pas se faire identifier. Il est réputé être un « jeteur du mauvais sort ».

Le sorcier se distingue des autres personnes par ses états d'âme. Ceux-ci commandent ses agissements mus par la haine (ovukine), la méchanceté cynique (ovutsivu), un esprit de destruction (eritsikya) et de jalousie (eritsuro). Sans pitié (omuloyi syekwa vulighe), il peut rendre le mal pour le bien reçu (omuloyi syalikuhavwa). Par analogie, dire de quelqu'un qu’il a le cœur d'un sorcier (awity'omutima womuloyi) c'est traduire sa méchanceté et son cynisme, son manque de pitié et de compassion à l'égard de la souffrance des autres.

Le sorcier possède un pouvoir occulte dont la finalité est de nuire aux autres en agissant par des sortilèges sur le double (ekirimu) de sa victime. C'est pourquoi, s'il est pris en flagrant délit ou même suspecté d’agissements mauvais, le peuple brûle sa maison et ses biens et l'exile dans la forêt afin d'écarter le danger permanent qu'il représente dans le village. Bien plus, s'il venait à mourir au village, il ne serait pas pleuré lors de son enterrement, car sa mort est reçue comme un soulagement.

Il arrive toutefois qu’en certaines circonstances, indépendamment du prestige, né de la peur qu'il sème autour de lui et du pouvoir maléfique qu'il transmet à sa descendance, le peuple reconnaisse ses bienfaits. Il peut guérir ou prévenir certaines maladies. Il dénonce souvent les ennemis de la cour royale ou les embuscades nocturnes tendues à la population 74 .

Ces cas de bienfaisance sont rares, car le sorcier reste toujours perçu comme un danger omniprésent auprès du peuple et la source de tous les malheurs. Dans le cas où il est traduit en justice, il est soumis à diverses épreuves variant selon les régions : l'épreuve du poison (ovwenda) ou du feu (akavevu), et du nzondo qui consiste à tirer les intestins du ventre du sorcier par la voie anale. Ces peines entraînent la mort immédiate de la personne.

La proscription du sorcier lui donne des chances de vie car il restera sorcier toute sa vie contrairement à la sorcellerie féminine (ovuli), improprement appelée cannibalisme, guérie par des rites d'exorcisme et de purification suivis d'un vomitif (erislyavo). L'expression ovuli ne signifie nullement la manducation de la chair humaine, elle est une métaphore qui exprime l'envoûtement ou la possession (alikovakali) du double de la victime.

Le cannibalisme varie d'une région à l’autre et les sages ne savent pas concrètement l'exprimer actuellement. Tous se rejoignent quand ils affirment que les jeunes filles et les femmes pratiquaient cette forme de sorcellerie par vengeance ou par jalousie 75 . Elles s'emparaient du double de leurs victimes et exerçaient différentes formes de tortures morales qui entraînaient d'extrêmes faiblesses physiques des personnes attaquées.

Cette forme de sorcellerie est ambiguë : hormis les personnes réellement envoûtées, il arrivait que certaines personnes souffrent psychologiquement, moralement ou même physiquement. Au moment des délires, l’entourage du patient pensait spontanément au cannibalisme. Dans les années 1970, les soins médicaux donnés à ces malades qui, pour la plupart souffraient de la malaria (paludisme), dissipèrent ces soupçons 76 ..

Tandis que le sorcier est conscient de ses actes, les jeunes filles et femmes pouvaient être des cannibales sans le savoir. Il s'agissait alors des vraies cannibales qui mettaient en avant le double des innocentes pour s'emparer de leurs victimes. Bien que l'exorcisme 77 démasque leur ruse, ces innocentes devaient subir des rites de purifications et d'exorcisme pour être délivrées des éventuelles exactions des cannibales.

La croyance à la sorcellerie et à l'envoûtement engendre des mécanismes d'autodéfense auprès du féticheur (omukumu), du guérisseur (omusaki) ou du devin (omulaghuli) 78 . Le guérisseur est doué des pouvoirs surnaturels capables d'agir contre le mauvais sort provenant du sorcier. Herboriste ou homéopathe, il détient le secret des plantes et des animaux pour en tirer du médicament pour la vie de l'homme.

En relation avec le monde invisible, dans toutes ses consultations, il invoque d'abord la puissance divine Ndutuli, prescrit des ordonnances de miel ou de plantes médicamenteuses (amariranga) qui neutralisent ou contrecarrent les desseins des sorciers, et donne certaines recommandations et interdits à ses patients. Cependant, dans l'esprit du peuple, le guérisseur inspire une certaine crainte car « celui qui peut guérir peut aussi nuire ». Par contre, le devin (omulaghuli ou omuhima) jouit de l'estime du peuple parce qu'il est en relation directe avec le monde invisible de Dieu, des esprits et dans ancêtres 79 . Il connaît les secrets du monde invisible qu'il peut révéler aux vivants. Bien plus, le devin régularise la vie ordinaire du peuple. Incontournable, la vie des hommes ne lui échappe pas.

Homme central de la communauté, aucune démarche sociale, aucune entreprise dans la vie quotidienne ne peuvent se faire à son insu car ses conseils peuvent réduire la zone d'incertitude concernant l'avenir individuel et collectif du peuple. Médiateur entre le monde visible et invisible, il est consulté en toute circonstance pour s'assurer de la volonté des esprits et des ancêtres de qui dépend la bonne marche de l'univers et de la société.

Son pouvoir d'appréhender les possibilités pour opérer un choix judicieux dans les circonstances de la vie, notamment la naissance, la maladie, l'infortune, les rites de passages, les rites agraires, l'intronisation du chef, les mariages, lui permet de lire dans le cosmos des messages adressés aux hommes de son entourage, de prophétiser, et même de prédire des attaques ennemies.

Régulateur de la vie de ses consultants, le devin ajuste leur conduite en fonction des contextes favorables et défavorables par le dévoilement du passé, du présent et de l'avenir en révélant l'origine et le sens des événements afin d'éviter le pire. Sa mission de veiller sur la bonne marche de la société l'établit comme un défenseur des intérêts moraux et quotidiens du village, comme un pacificateur, un réconciliateur, et un psychologue 80 .

Il peut apaiser l'homme de tout ce qui l'accable du point de vue physique, moral, personnel, et social. Jouissant ainsi de la crédibilité de tous, le devin est incontournable dans toute entreprise humaine. Il est l'homme le plus écouté, respecté, obéi, et consulté. Ne pactisant pas avec le mal, il ne peut nuire à personne.

Les devins sont parfois des guérisseurs (omukumu) qui ont une connaissance approfondie des préoccupations, de l'organisation familiale, de l'évolution de la santé de leur clientèle et du mode de vie des hommes dans son milieu. Leur don est de révéler la volonté des habitants du monde invisible, prédire l'avenir, dire ce qui se passe dans le cœur du patient. Ils peuvent enfin avoir une connaissance confidentielle provenant des consultations de leurs patients 81 .

Ce don fait d’eux des hommes exceptionnels, à tel point que la tradition ancestrale leur applique l’expression « des personnes qui peuvent connaître le secret de leurs parents (omukumu akaminya nebiri okomusoni) ». Cette expression fait allusion à l’intimité d’une personne à qui l’on doit une piété filiale. Cependant, ce rôle de devin appliqué à une femme (omukumukali) revient au traitement des maladies relatives à la fécondité ou à la stérilité.

Le féticheur, le guérisseur, et le devin recourent aux amulettes pour les donner à leurs patients. Les amulettes sont des objets doués d'un pouvoir surnaturel. Elles émanent d'un esprit ou d'un ancêtre et jouent un rôle de protection pour les patients. Elles sont utilisées en diverses circonstances soit pour repousser les influences néfastes provenant du sorcier, soit pour s'attirer l'influence bienveillante de Dieu, des esprits, et des ancêtres.

Parmi les amulettes les plus courants nous rencontrons : enyasa qui est une corde ou un bracelet auxquels sont attachés une coquille, akuhuk'embayi, un morceau de peau de varan en forme de bracelet, erikuvya, une molaire d'éléphant enterré près de la véranda dans lequel on introduit des plantes. Elles peuvent provenir des mollusques pour soigner les maux de ventre, du varan, toujours à la peau douce à force de passer la majeure partie de sa vie dans la boue près des rivières, pour les maladies de la peau, et l'éléphant censé, à cause de masse, effrayer la foudre. D’autres amulettes sont portées comme des préventifs contre la diarrhée et la constipation chez l'enfant, contre la gale et contre la foudre.

Par contre, les amulettes fabriquées par les initiés sont réputées être porteuses de forces magiques. Il s'agit principalement de : ekyose, crin de queue d'éléphant sur lequel on attache un os ou un morceau de bois, protégeant contre toutes les maladies ; erihembe ou omuhata, corne d'antilope ou de chèvre remplie d'ingrédients divers, pour se prémunir contre toutes sortes de maux de poitrine ; et embingu, peau de civette ou de genette, protectrice contre les maladies en général.

Par ailleurs l’amulette erihinda est efficace pour les femmes afin de lutter contre toute maladie de la poitrine, pendant que orwamo, bâtonnet troué de haut en bas et émettant un son rauque de sifflet demeure la propriété des omuhangi ou omwini, c’est-à-dire les détenteurs des pouvoirs de créer le beau temps ou la pluie. Enfin, l’eriranga, est une ficelle contenant une espèce de liliacée dont on se sert pour soigner diverses maladies, les entorses et même les luxations. Ces amulettes ont une force magique et supranaturelle. Cependant, l’ekisambo, dont se sert le sorcier, est un objet porteur d'une force magique nocive 82 .

La croyance à la sorcellerie touche au plus profond la culture nande et bantoue car elle essaie de répondre aux problèmes de la vie. L'aspiration à une vie meilleure faite de bonne santé, d'accroissement, d'épanouissement familial, social, et professionnel ainsi que de prospérité et d'harmonie avec ses semblables hante la vie de tout homme 83 . Les événements naturels tels que la maladie, la mort, dès qu'ils surgissent sont aussitôt l'objet de multiples interrogations, de recherche d'explications de la part des membres de famille de la victime qui trouve un bouc émissaire, le sorcier, auteur du malheur.

La sorcellerie apparaît donc comme un ensemble de croyances et une « lecture symbolique 84  » des relations et des conflits réels ou imaginaires dans les rapports sociaux de proximité, de cohabitation, de commensalité, d'état de tension entre la victime et les membres de la communauté. Les événements malheureux deviennent des prétextes, des occasions, et des lieux d'expression de ces antagonismes.

Les conflits objectifs, les soupçons d'adversité et même les ensorcellements réels sont transposés dans l'imaginaire idéologique social qui peut engendrer une violence organisée et réglementée. Par ailleurs, impuissants devant tout obstacle à une vie pleine, les bantu trouvent des pistes de solution dans les conseils et les recommandations du devin (omulaghuli) et le traitement thérapeutique du guérisseur (omusaki).

Ces personnes sont présumées plus puissantes que le sorcier, peuvent neutraliser sa puissance maléfique (eririgho, eriranga, erihanda). Ainsi, la thérapie reçue des devins et des guérisseurs concourt à retrouver la communion et la réconciliation de l'homme avec lui-même, la communauté, les ancêtres et Dieu, ainsi qu'avec la nature par les plantes curatives.

Pour les Congolais, le religieux et les techniques thérapeutiques sont intrinsèquement liés à tel point que la guérison est perçue comme une faveur divine et ancestrale. La restauration de la vie fait appel à plusieurs acteurs : le malade et son milieu familial et social, le guérisseur (omusaki), le féticheur (omukumu) et le devin (omulaghuli), ainsi que les ancêtres, les esprits et Dieu.

Chacun, selon son pouvoir, sa prière, ses techniques concourent à éloigner mystiquement la maladie et son présumé auteur, le sorcier. Le soin de la maladie réelle s'accompagne aussi du rétablissement moral, psychologique, social et spirituel de l'homme qui désormais devra vivre en harmonie avec lui-même, la communauté, la nature et le monde invisible 85 .

Outre l’aspect maléfique du sorcier, la mort comporte aussi une cause naturelle : la vieillesse ou la maladie. La mort la plus intolérable est celle qui proviendrait d’un accident, d’un meurtre, du suicide ou d’une mauvaise couche. Cependant, il arrivait que pour des malades incurables dont le diagnostic relevait une respiration trop lente et incontrôlée, des palpitations du cœur, le manque d'énergie nécessaire pour les gestes anodins du quotidien, les Nande hâtent l'éventuelle mort imminente du patient 86 .

Ce diagnostic semait un désespoir et un découragement généralisé dans l'entourage du patient à tel point que l'expression « sihakiri ekyerikola : il n'y a plus rien à faire » traduit un sentiment d'échec paralysant devant la maladie et la souffrance. Les soins aux malades se limitaient alors au strict minimum : le veiller et subvenir à ses besoins les plus élémentaires jusqu'à son dernier soupir.

Par ailleurs, quand le malade présentait des attitudes de raidissement corporel, l'entourage, pour ne pas violenter la dépouille du malade, lui donnait la position d'un fœtus dans le sein de sa mère. L'erreur dans le diagnostic pouvait entraîner l'enterrement d'une personne dans le coma. C'est pourquoi les Nande utilisent l'expression « il est rentré, (mwakasuvula) », pour signifier que le malade a présenté des signes de vie avant son enterrement. Ses familiers plantent alors un bananier dans sa tombe préparée rapidement en attendant son dernier soupir, et fournissent de nouveaux efforts pour le maintenir en vie.

Ce vécu traditionnel nous empêche d’adhérer au récit du Père Lieven Bergmans. Il relate que des personnes incurables et âgées étaient assommées par un passant dès que son entourage constatait qu’elles ne mangeaient plus rien 87 . Son affirmation nous semble devoir être mise en doute car, dès que les Nande pressentent la mort d'un des leurs, ils organisent une équipe qui veillera constamment sur le malade. Les travaux champêtres sont presque réduits à la récolte pour approvisionner la famille et les visiteurs.

Dans ce contexte culturel, engager un passant pour mettre fin à la vie du malade, pendant que son entourage, est au champ nous semble improbable, voire impossible. Les Nande ont peur du sang versé à tel point qu’ils déclarent que « le sang pue (omusasi akakumba) » pour signifier qu'un meurtrier ne peut se dissimuler. Bien plus, la crainte d'être qualifié de sorcier et la peur de l'esprit (ekirimu) du défunt qui, obligé d’errer dans la nature car il ne peut pas entrer dans le village des ancêtres, peut se venger de la maltraitance commise à son encontre, révoquent l’affirmation du Père Lieven Bergmans 88 .

Cependant, la mort naturelle d’un malade incurable devient d’une certaine manière un soulagement. Selon le degré d’attachement au malade, l’entourage dira à son sujet : « il venait de fatiguer (abîmer) ceux qui veillaient sur lui, avyamatsandia avatwaniri ». Cette expression traduit la lassitude de l’entourage à l’égard du malade dont le caractère était difficile à gérer. Elle dissimule le souhait inavoué de sa mort, de crainte de ne pas être considéré comme un sorcier. Elle laisse aussi deviner que le patient était devenu un poids pour sa famille. La compassion de l’entourage ne se rapporte plus au malade mais à son entourage familial.

Par contre, les expressions : « il avait déjà ressemblé à la mort, avya inyavirisosa oluholo » ou « il s’est longtemps battu avec la mort, mwalwire noluholu ou mwaluire nalo) traduisent la patience et l’endurance du malade lors de ses souffrances atroces. Dans ce cas, le défunt donne l’exemple d’un caractère paisible malgré les souffrances. Sa mort est ressentie comme une perte et un voyage ou un passage vers l’au-delà.

L’entourage utilise alors les expressions : « il nous a délaissé(quitté), » (aviritusighania) ou « la mort l’a volé » (molukamwiva), ou encore « il est parti » (avirighendi). Ces formules dénotent le regret de l’absence du défunt. Ils laissent aussi percevoir la compassion à l’égard de la famille et les conséquence de ce décès sur son entourage : le veuvage, les enfants orphelins, la famille privée de son soutien, le village sans une personne de référence 89 , etc…

Outre ces attitudes en face de la mort qui réfutent l’affirmation d’une euthanasie violente, les sages-femmes nande, lors de la naissance des jumeaux, pouvaient se débarrasser, en secret, de l’un de ces jumeaux. Cette situation n’infirme pas, chez les Nande, la considération de l’enfant comme une bénédiction divine. C’est la raison pour laquelle ils respectent la vie humaine à partir du fœtus jusqu'à sa mort. Il arrivait toutefois que des femmes accoucheuses éliminent l’un des jumeaux à leur naissance ou conseillent à la mère d'allaiter et de s'occuper plus particulièrement de l'enfant qui présente le plus de résistance et des chances de survie. La même maltraitance était réservée aux nouveau-nés qui présentaient des handicaps perceptibles et des malformations. Leur mort était toujours annoncée et vécue comme une fausse couche (erikushia).

Ces réalités inconnues des missionnaires ont fait qu’ils décrivaient les Nande comme un peuple robuste constitué « de montagnards solides et gaillards, avec une figure parfaitement régulière, et respirant une certaine bonhomie. Ils n’ont pas d’estropiés ni d’infirmes, grâce à la bonne sélection qui se fait depuis l’enfance 90  ». Les mêmes observateurs relatent que « les grandes maladies tropicales étaient inconnues dans la région et que les ravages de dysenterie bacillaire, et des cas de lèpre étaient d’importation étrangère 91  ». C’est pourquoi, le Père assomptionniste Marie-Jules Celis explique la mortalité enfantine par l’imprudence à ne pas se protéger contre le climat, et la « sélection naturelle » par la dureté de la vie des agriculteurs en ces mots :

‘« La population est très saine ; et le travail par lequel elle attache sa nourriture à une terre devenue ingrate l’a rendue robuste ; le froid lui-même, contre lequel on oublie de se prémunir, en faisant de centaines de victimes, surtout parmi les enfants de bas âges, et en éliminant les plus faibles, opère une sélection continuelle qui n’épargne que les sujets les plus résistants 92  ».’

En réalité, le costume traditionnel nande ne se prêtait guère à une protection contre les intempéries. Il consistait à un pagne de raphia ceint à la hanche, (omubindo ou olumbo c’est-à-dire -cache-sexe-), pour les hommes et pour les femmes des pagnes attachés aux hanches et des peaux tannées de chèvre ou des pagnes de raphia pour couvrir le dos et le ventre. Les garçons jouissaient de toute liberté et ne portaient presque rien.

Indépendamment de ces constatations, dans la conception nande, la mort n’est pas le dernier mot de la vie humaine malgré la rupture brutale qu’elle engendre. Elle ne pourra jamais séparer les membres d’une même famille qui est faite des vivants et des morts. La vie humaine n’a pas de fin, l’homme ne meurt pas (omundu syehola) ; il est seulement de passage sur cette terre (omokihogho tulivaghendi) . A sa mort physique, le défunt continue de mener sa vie dans le village des ancêtres. Cette vie se renforce même pour le bien de la famille des vivants, à moins qu’on ne soit un sorcier ou un revenant.

La conviction d’une vie sans fin pousse les Nande à soigner les rites funéraires et le culte des ancêtres car ceux-ci sont des bienfaiteurs pour les vivants, leurs protecteurs, leurs défenseurs contre les aliénations. Bien plus, ayant défendu les grandes causes de la communauté clanique, l’ancêtre est l’honneur de la famille par sa vie vertueuse de solidarité, de travail, de conformité aux us et coutumes du clan et du village, de justice, de sagesse, et par sa progéniture comme aussi par sa fécondité.

La vie exemplaire de l’ancêtre devient le but poursuivi par toute la communauté des vivants qui modèlent sur la sienne leur vie. Les ancêtres, du point de vue religieux, sont porteurs des bénédictions divines ; ils vivent en paix auprès de Dieu 93 . Avant de recevoir le culte rendu aux ancêtres, les Nande offrent à leur défunt un dernier hommage en présence du corps du défunt et lui rendent des cérémonies funéraires, derniers rites de passage. Ils ont pour but de demander aux ancêtres d’accueillir le défunt auprès d’eux, de le promouvoir au titre d’ancêtre, forme sublimée de la vie humaine, et de lui assurer un sort heureux.

Sans ce rite, l’esprit du défunt rôdera autour du village pour tourmenter la famille parce que son esprit n’est ni apaisé ni honoré par les vivants dans les rites funéraires. La tête du défunt, tournée vers l’Est, vers le soleil levant, la famille du défunt consulte le devin pour punir l’œuvre néfaste du sorcier, le responsable de la maladie ou de la vieillesse malheureuse qui a emporté le regretté. Le devin invoque l’esprit Kihara, la divinité judiciaire, pour désigner le sorcier ou le malfaiteur afin qu’il soit sanctionné.

Le temps du deuil est un temps où personne ne peut vaquer à une activité. Ordinairement, dans le village du défunt, les personnes attendent trois jours pour recommencer le travail, pendant que la famille continue à recevoir les visiteurs venus de loin. Le temps du deuil varie donc selon le statut social du défunt. Pour le Mwami, il faut compter un mois à partir du jour où l’on déclare son décès. Au lever du deuil, la famille éprouvée prend un bain rituel pour redonner force aux vivants et au défunt devenu ancêtre. Ce bain matinal est suivi d’un sacrifice de réconciliation avec le mort.

Chaque défunt a droit à un enterrement et aux funérailles selon son statut social, à l’exception des excommuniés (avaukumbira). Ce groupe des marginalisés est constitué des sorciers, des suicidés, le mukumbira, des lépreux, des victimes de berbérie ou d’hydropisie et des exclus 94 . Ils étaient jetés en brousse ou dans une case sans toit, en proie au soleil et aux animaux sauvages.

Le culte des morts comporte une purification, un sacrifice, une danse sacrée 95 , et un repas communautaire festif : « on va à Dieu sans tache et dans la joie ». Le culte des morts vise à favoriser la communion entre les vivants et les défunts, la cohésion familiale, le souvenir du défunt, la continuité de la vie terrestre dans celle de l’au-delà 96 .

Cette vision nande de la mort fait mieux comprendre l'importance accordée aux rites et aux cérémonies funéraires vécus dans plusieurs cultures bantoues. La mort est toujours considérée comme un passage dans le monde du divin, des esprits et des ancêtres. Les rites et les cérémonies funéraires ont pour but de rétablir l'équilibre social perturbé par la mort, de se protéger contre les conséquences néfastes du défunt qui se vengerait sur les vivants pour revendiquer ses droits.

Ces rites permettent aux survivants d'expier leurs fautes réelles ou imaginaires, de se réconcilier pour une vie nouvelle, de rendre un dernier hommage et d'accompagner les défunts dans le monde de l'au-delà, de les honorer, et de se réconforter du secours à recevoir du défunt supposé devenu ancêtre. Ils sont enfin le moyen d'établir une communion avec les trépassés et de demander aux ancêtres d'accueillir les défunts dans leur village dans l'au-delà, de leur assurer un sort heureux, et de les promouvoir à l'état d'ancêtre qui est digne de vénération.

Le culte des ancêtres se fonde sur la conviction que l'homme ne meurt pas et que les défunts ne quittent pas définitivement le monde des vivants. Les ancêtres se manifestent aux vivants dans les rêves, et les songes. Les huttes sacrées (ovuhima, au singulier), qui leur sont dédiées, sont des lieux d'échange verbal unilatéral, de libations, de sacrifices, de prières et d'entrée en contact avec eux. Elles sont des lieux privilégiés d'inspiration pour les devins.

Parmi d’autres modes de présence des ancêtres, on peut signaler les événements bénéfiques pour la communauté, une pluie bienfaisante pour les cultures champêtres, une année de paix, une bonne récolte, une progéniture nombreuse, les alliances matrimoniales, la réapparition de leur phénotype sur les enfants, qui de ce fait portent leurs noms. Ces événements heureux sont autant de signes d’interventions des ancêtres dans la vie des hommes.

À l’inverse, les calamités communautaires : la sécheresse, les maladies, les discordes, la stérilité, les enfants anormaux sont des signes interprétés comme une manifestation du désagrément des ancêtres contre le comportement du peuple 97 . Ces malheurs deviennent une interpellation pour les vivants qui doivent réexaminer leur mode de vie et de conduite pour trouver s'ils n'ont pas négligé les ancêtres ou transgressé les interdits, et les lois coutumières.

Notes
73.

Pour plus de détails autour de la mort et de l’enterrement, on pourra se référer à l’ouvrage du Père Lieven BERGMANS, Les Wanande, t.3 . Une peuplade aux pieds des Monts de la Lune, op. cit., p. 127-144.

74.

Information reçue le 27 novembre 2001 dans la paroisse de Bingi où un sorcier découvrit dans la nuit des Rwandais qui apprêtaient leurs armes dans les fermes pour attaquer le matin la population locale. Il alla les dénoncer auprès de l'armée gouvernementale qui les dispersa.

75.

Parmi les scènes vécues, nous avons trouvé une jeune fille possédée qui aboyait comme un chien, un homme, polygame pouvait être rencontré entre les branches d'un arbre, habillé d'un drap de lit et muni d'une lampe tempête allumée. Aussi, la nuit, sur le chemin, plusieurs racontent qu'ils recevaient des gifles sans voir la personne qui les frappait. On raconte même qu'un missionnaire qui s'attaquait aux cannibales pour les dissuader fut trouvé devant un torrent à Muhangi en train d'éplucher des bananes plantain non mûres avec ses doigts.

76.

Dans les régions forestières et les régions chaudes, les crises de malaria étaient considérées comme un envoûtement. Ces régions connaissent la culture du riz, et la population sylvestre pour traduire le sort de la victime colportait d'une manière métaphorique movakamulir'okomutsere en pensant que les victimes du paludisme servaient de viande prise avec du riz.

77.

Nous avons assisté à un exorcisme durant lequel un homme avec l'aiguille pour coudre les nattes de palmier menaçait de tuer la fille atteinte. Quand il arriva dans la chambre de la victime, cette dernière, avec une voix qui n'était pas sienne siffla et déclara qu'une personne puante venait d'arriver auprès d'elle. Ce dernier attacha un fil de raphia à l'auriculaire et les filles qui possédaient la victime se dénoncèrent avec leurs desseins. Il les menaça de mort en appliquant l'aiguille pour coudre les nattes au cou de la malade. Ces filles connibales implorèrent la pitié et dédommagèrent leur victime.

78.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 2., Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit. p. 37-69.

79.

La vision des personnes en relation avec les forces occultes : les sorciers, les guérisseurs et les devins se rencontrent dans d'autres cultures africaines tels qu'ils sont perçus par GUIGBILE BALENE Dominique, Vie, mort et ancestralité chez les Moba du Nord Togo, op.cit., p.114-129.

80.

G.C MULAGO, La religion traditionnelle des Bantous et leur vision du monde. Kinshasa, Presse Universitaire du Zaïre, 1973, p. 25.

81.

Athanase WASWANDI, Dieu-Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 50-62.

82.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 2, Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 21-26.

83.

MWENE-BATENDE, "La sorcellerie comme pratique sociale chez les Kumu et l'opposition du Kitawama", Social Compass Vol. XXVI, n°4 (1979), p.449-506; BERGMANS Lieven, .Les Wanande t.2, Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p.65-67. Dominique BANLENE GUIGBILE., op.cit., p. 196-235.

84.

MWENE-BATENDE, "La sorcellerie comme pratique sociale chez les Kumu et l'opposition du Kitawala", op. cit., p. 504.

85.

Athanase WASWANDI, Dieu-Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 197.

86.

BERGMANS Lieven, Les Wanande, t. 2. Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 78.

87.

Ibidem, p. 78.

88.

Informateurs : Kangitsi, catéchiste à Pabaota, Taluliva, menuisier à Mulo, Takindika, vieux du village Vulogho à Kaina, et Vangahi, ex-cantonnier de Lubango.

89.

Un village peut avoir son nom propre. On peut dire le village Tanda. Dans le cas où une personne émerge de ce village, on dira pour désigner cet endroit, le village de Kihelele (okowa Kihelele) pour indiquer le chef du village Tanda. Pareillement, le village où une famille a une notoriété désigné comme le village où habite la famille Vyambwera (okoghovo Vyamwera) ou enfin les personnes connues de tous (ohoghovo Kanyinyi ou Hege).

90.

Lieven BERGMANS, Les Wanande t.1. Histoire des Baswaga, op. cit., p. 6.

91.

Monulfe BASTIANS, « Les premières années d’un nouveau missionnaire », dans L’Assomption et ses oeuvres (1933) n° 386, p. 355.

92.

Marie-Jules. CELIS, « Le Noir tel que je l’ai vu », dans L’Afrique ardente (1935) n°1, p. 5.

93.

Athanase WASWANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 115-119.

94.

Brûler la case communautaire des hommes ou maltraiter le bouc réservé pour le sacrifice (ekiyibungya) figurent parmi les fautes dont la sanction est l’excommunication du milieu des hommes. Ordinairement, on est relégué et abandon à soi-même loin des villages dans la forêt. Il arrivait qu’on soit dévoré par les fauves.

95.

Les danses des morts sont de diverses sortes ; pour un homme marié on danse la journée (engwaki) tandis que la nuit on exécutera ovusingiri. S’il est de la famille royale c’est le endara ou omukomo. Pour les femmes et les nubiles on danse le amasinduka tandis que pour hommes et femmes indistinctement on exécutera le ekilayiro ou lisole. Cfr. Lieven BERGMANS, op. cit., p. 145 -157.

96.

Athanase WASWANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 119-123.

97.

Dominique BANLENE GUIGBILE, op. cit., p. 194-195.