1.3.1. Situation de l’homme par rapport au monde

Il est difficile de dissocier, chez les Nande, l’homme et le monde, compris comme l’univers ou le milieu culturel où habite l’être humain. L’homme et le monde sont étroitement liés. Le Père Placide Tempels, dans un contexte bantou observe que: « Le monde est une immense toile d’araignée dont on ne peut toucher un fil sans la faire vibrer tout entière 98  ».

Dans ce contexte, le monde visible et invisible 99 est d’un seul tenant. L’homme y occupe une place centrale et cherche à y réaliser sa destinée ultime, à savoir l’harmonie avec son milieu de vie, la nature, sa communauté humaine, et l’harmonie avec le monde invisible des morts, des ancêtres, des esprits et de Dieu.

Le cosmos est pour les bantous un lieu d'expérience humaine et religieuse où il est appelé à cohabiter et à se confronter harmonieusement avec l’univers et le monde du divin 100 . La vocation de l’homme est donc un appel à une « vie participative, englobante et communionnelle ». Celle-ci s’exprime par son aspiration à vivre en harmonie avec le visible, l’invisible, le sacré, le transcendant dans une conception spiritualiste de l’univers 101 . L’homme, à cet effet, participe à tout l’univers comme le définit Vincent Mulago :

« La participation est cet élément de communion, cet élément qui unit, sans confondre, des êtres différents, des substances ; elle est le pivot des relations des membres d’une communauté, le trait d’union qui relie les individus et les collectivités, la raison dernière de l’unité, non seulement personnelle à chaque homme, mais de cette unité dans la multiplicité, de cette totalité, de cette unité concentrique et harmonique du monde visible et du monde invisible 102  ».’

Ce phénomène de participation et de communion s'étend sur plusieurs éléments de la nature selon les différents types de rapports entretenus avec eux. Dans le règne animal, les Nande considèrent comme sacré un mouton, noir ou blanc, ekiyibungya destiné au grand sacrifice annuel au Dieu-Nyamuhanga. Nul ne peut le tondre ni couper l'extrémité de sa queue afin qu'il croisse rapidement comme les autres moutons.

Ce mouton jouit d'une liberté totale, à tel point qu'il ne peut être chassé quand il vient à paître dans un potager ou dans un champ. Ces « moutons consacrés » servaient, lors des rites de purification, pour l'expiation des fautes du peuple qui le chassait dans la forêt où il mourrait d'une mort naturelle ou dévoré par une bête sauvage. Dans la même perspective de communion, les Nande peuvent identifier leurs clans à certains animaux par des totems 103 . Sont exprimées par-là des relations d'affinités entre l’homme et certaines espèces animales ou végétales sensées être investies d’une force anonyme et impersonnelle.

Sans pour autant se confondre avec ces espèces, les totems constituent un principe d’unité, un lien d’identification et de différentiation entre les lignages. Ils sont considérés comme des clans extériorisés. Emblèmes du groupe tribal, ils comportent des tabous (ekitsira) et des interdits alimentaires pour ces clans. Ces derniers les considèrent alors comme des aliments impurs et une source de malheurs parce qu'ils sont maudits par l'ancêtre-fondateur de ce groupe 104 .

Hormis les éléments de la nature, les Nande entretiennent aussi des rapports appropriés avec leurs semblables. Certaines personnes comme le chef (mwami), le forgeron (omuhesi), qui exercent un rôle religieux dans les rites agraires, le devin (omulaghuli), qui révèle les secrets du monde invisible du divin, sont sacralisés, ou mieux, revêtus d'une certaine signification spirituelle.

Avec les autres personnes, les Nande recherchent une vie communautaire et sociale pacifiée » 105 , sous diverses formes exprimant l'unité et l'unicité des personnes : « la famille est une unique corde continue (ekihanda nikalikiliki), l’inconnu est le meilleur bienfaiteur (oyoghutasi yomundu), la famille est comme une toile d’araignée (ekihanda kiri nge nyumba eyekisengula) ». Ces aphorismes sont des appels à l’unité, à la solidarité, à l’hospitalité, à l’entraide et à faire alliance.

Par ailleurs, l’homme et le monde sont étroitement liés et unis au transcendant, à l’Être suprême qui en est la source, l’origine, le créateur. Le Nande a le sentiment de vivre constamment avec le monde invisible et tout lui semble être un langage divin : le rêve, un bruit d’insectes ou de feuilles, un tourbillon, le murmure de l’eau sont autant d’esprits et de messages du monde invisible 106 . Ces phénomènes portent à une « vie liturgique » permanente qui peut se traduire par différents rites qui sont, selon Vincent Mulago, des réponses de l’homme à la présence de « l’épiphanie de Dieu » dans le monde 107 .

Le Nande se retrouve ainsi dans un univers sacralisé. Tous les lieux mystérieux, la forêt, les hautes montagnes dont le Kyavirimu (montagne des Esprits ), les tourbillons des rivières, les gouffres, les chutes d’eaux, les bosquets sont souvent perçus comme des demeures des esprits invisibles. Avoir le bonheur ou le malheur de rencontrer l’un ou l’autre de ces génies implique une obligation de l’honorer et de le servir, de sceller une alliance avec lui ou de chercher une protection auprès lui 108 .

Ces génies sont distincts des mauvais esprits. Ces dernières sont des personnes exclues de la communauté des ancêtres et des vivants. Elles n’ont plus d’autres raisons de vivre que de venger leur sort en hantant et en ennuyant la communauté des vivants. Elles errent dans la nature, sans lieu ni résidence fixe. Avec elles, les rapports sont conflictuels et redoutés car demeure la crainte d'être possédé par les mauvais esprits (alikovirimu).

Cette possession compromet la destinée humaine qui est de devenir ancêtre car elle signifierait que la personne ne mourra pas d'une mort naturelle. Une fois de plus, dans ce cas comme celui de l’envoûtement, les Nande recourent aux devins et à leurs amulettes. Ils offrent même des sacrifices afin d'apaiser les esprits malveillants. C'est pourquoi les prières, le culte et les sacrifices adressés à Dieu et aux ancêtres comportent aussi une demande d'écarter l’action maléfique des mauvais esprits.

Par contre, avec les bons esprits, les vivants recherchent des effets positifs en entretenant de bons rapports avec eux. Invisibles, les bons esprits sont parfois confondus avec les ancêtres. Ils continuent de participer à la vie, aux joies et aux peines de leurs descendants ou des vivants. On ne peut entrevoir aucune activité sans les avoir consultés et sans avoir recueilli leur avis favorable par l'intermédiaire du devin : construire une maison, voyager, cultiver les champs pour une bonne récolte, aller à la chasse, se marier et toutes les autres activités humaines 109 .

Cette croyance permet de saisir le sens de la hutte des esprits (omusaka). Elle est un signe de leur présence au milieu des hommes, un lieu d'entrée en contact avec eux, et un lieu des sacrifices dans lesquels les vivants entretiennent des relations avec le monde invisible.

Notes
98.

T.K.M. BWAKASA cite le Père Placide Tempels dans "L’impact de la religion africaine sur l’Afrique d’aujourd’hui :Latence et patience", "Religions africaines et christianisme. Colloque internationale de Kinshasa du 9-14 janvier 1978", dans CERA 2(1979), p. 23

99.

LievenBERGMANS Les Wanande, t.2. Croyances et pratiques traditionnelles, op.cit., p. 32 ; KIPIANGA M., "Les religions traditionnelles africaines et l’Évangile : Vers un point de départ et d’accrochage entre le christianisme et l’expression culturelle zaïroise", dans Évangélisation de l’Afrique d’aujourd’hui. Actes de la Dixième semaine théologique de Kinshasa du 12-26 juillet 1975. Kinshasa, 1970, p. 60-61.

100.

Oscar BIMWENYI, « Le Dieu de nos ancêtres », dans CRA 8 (1970) n.4, p. 137-139 ; L-V. THOMAS, « La religion négro-africaine dans son essence et ses manifestations », dans Religions africaines et christianisme, dans CERA 1(1979), p.75-85.

101.

Henri GRAVAND, « Les religions africaines traditionnelles, source de civilisation spirituelle », dans Cahiers de Religions Africaines 8 (1970) n.4, p.154.

102.

Vincent MULAGO, « Éléments fondamentaux de la religion africaine », dans CERA (1979) n°1, p.5.

103.

Totems des clans Nande : Baswagha, l'éléphant (nzoghu), Bahera, antilope (ngabi), Banyisanza, le merle (ekisuva), Bakira, le facochère (mpunu), Bahombo, le crocodile (nzeri), Bamate, le buffle (mbogho), Batangi, le passereaux (kasundi), Basukali, le moineau (kisukali), Bakumbule, le gorille (kipetsu), Banyavitu ou Bito, le varan (mbayi), Balenga, le roitelet (kasinimbira), Bamoro, le héron (kavingande).

104.

« Totems et Tabous », dans Afrique ardente (1935) n.4 , p. 16-17.

105.

Parmi tant d’expressions qui expriment cette harmonie nous voulons signaler un seul qui dit littéralement « autant me priver de tes biens que de me les donner avec un mauvais cœur ou en me grondant : « mwanya wanyima utanembwira kinywa ».

106.

Pour empêcher aux enfants de médire les uns des autres, les mamans peuvent naturellement dire à leurs enfants : « toutes ces plantes sont des personnes (eviti ne vandu vasa vasa) » avec la connotation que tout être vivant est habité par une force invisible.

107.

Vincent MULAGO, « Éléments fondamentaux de la religion africaine », dans Cahiers de Religions Africaines 1 (1979), p. 5.

108.

Charles MBOGHA., op. cit. p. 293-294.

109.

Dominique BANLENE GUIGBILE, op. cit., p. 194-195.