1.3.2. Culte des ancêtres

La vie de participation et de communion ainsi que la croyance que la mort n'a pas le dernier mot sur la vie humaine, - omundu syehola, la personne ne meurt pas -,fondent le culte des ancêtres. Avant qu’ils ne rendent un culte à leur défunt, les Nande lui offrent un dernier hommage en présence de son corps et effectuent les rites funéraires ultimes. Ils ont pour but de demander aux ancêtres d’accueillir le défunt auprès d’eux, de le promouvoir comme ancêtre, forme sublimée de la vie humaine, et de lui assurer un sort heureux 110 .

Ce culte implique l’expression d’un sentiment religieux en la croyance dans la survie des hommes dans l’au-delà. Les défunts, morts physiquement, continuent de vivre spirituellement. C'est pourquoi, on peut déposer sur leur tombe les objets et les outils qui leur étaient familiers afin qu'ils continuent de s'en servir dans l'au-delà pour le bien des survivants. Après la mort physique, la vie humaine s’épanouit dans le village des ancêtres qui appartient au monde invisible du divin. Elle demeure toujours en interaction avec le monde des vivants qui lui restent intimement uni.

Leur présence au milieu des hommes se manifeste plus intimement dans les divers aspects de la vie, les repas sacrificiels, et quand ils peuvent apparaître à certains vivants. Les ancêtres partagent toute la vie des hommes et aucune activité humaine ne leur échappe : la vie agraire, la chasse, la forge, l'élevage, le voyage, les événements heureux et malheureux de la famille. Nul ne peut se passer d'eux.

C'est pourquoi les vivants entretiennent avec les ancêtres des relations pour s’assurer leurs faveurs, consolider la force active du clan, et pour obtenir leur protection contre les mauvais esprits (evirimu). Une goutte d'eau ou de boisson, une nourriture qui tombe par terre lors du repas sont toujours considérés comme dédiées aux ancêtres : « les ancêtres eux aussi partagent le repas avec nous (avasyakulu nava vakanywa n'erirya)»!

Dominique Banlène Guigbile, parlant des bantous en général, formule le mode d'existence spirituelle des ancêtres quand il relate qu'ils continuent de vivre des relations profondes et intenses de parenté avec leurs descendants dont ils partagent et même dirigent la vie humaine calquée sur la leur dans le monde invisible. Ils mènent, poursuit-il, une vie semblable à celle des vivants et entretiennent des relations pareilles à celles que les vivants ont entre eux. Ils ont des voisins, des amis, s'entraident, s'invitent pour partager ce que leurs descendants leur offrent en sacrifice 111 .

L'offrande en nourriture ou les prémices d'une activité lucrative, des champs, de l'élevage, des produits de la chasse, exprime une survivance mystérieuse des besoins biologiques chez les défunts et les ancêtres dont ils ont besoin pour réaliser leur destin dans l'au-delà et leur dessein bienveillant pour les vivants.

Ainsi, ils sont reconnus comme des vivants authentiques et sont inclus dans un processus et une dialectique sans fin de relations de réciprocité qui culminent dans les rites et cultes des ancêtres. Le sacrifice qui leur est offert est une « reconnaissance symbolique 112  » de leur pouvoir et de leur statut d'anciens, de gardiens des traditions et des institutions en faveur des vivants.

Pour maintenir leur mémoire et leur présence au milieu des vivants, la famille conserve une réserve de nourriture dans la cruche dite des ancêtres (akalegh'akavasyakulu ouencore akalegh'akavalimu). Elle peut aussi construire une hutte (ovuhima) pour le sacrifice à leur intention. Elle s'attache enfin à le terre sur laquelle réside leur tombe (amaheru). C'est pourquoi les vivants entretiennent avec eux des relations pour s’assurer leurs faveurs, le renforcement de la force active du clan et leur protection contre les mauvais esprits (evirimu).

Cependant, les ancêtres sont difficiles à identifier. Les Nande parlent d'eux d'une manière générale, anonyme et indistincte. Ils les désignent comme « nos arrières-grands-parents (ovosokulu) » aussi loin possible que la mémoire puisse remonter dans le temps le plus reculé dans le passé. Ce temps se confond parfois avec l'éternité en Dieu-Nyamuhanga.

Sacralisés et revêtus de puissance et de mythe, ils sont considérés comme les fondateurs des clans et sont parfois confondus avec les esprits bons qui portent les attributs de Dieu à tel point que le culte rendu aux ancêtres s'adresse immédiatement à Dieu. Ils sont vénérés parce qu'ils sont considérés comme des héros qui ont réussi à triompher des vicissitudes de la vie terrestre, et parce qu’ils ont obtenu un nouveau statut, celui d’être intermédiaire et instrument de Dieu. Cet égard dû aux ancêtres fonde leur culte.

Ce culte est ordinairement célébré par la famille étendue une fois l'an après la grande récolte (ekirimo). Il comporte trois grandes parties : la prière introductive qui est une action de grâce pour la vie et les récoltes de l'année écoulée ; l'immolation ; et le repas communautaire familial. Ce repas festif commence après l'offrande à Dieu, aux esprits et aux ancêtres énumérés avec leurs vertus. Le partage du repas entre les commensaux est se termine dans une joie exprimée dans la danse familiale (ekila), c’est-à-dire la bandoulière 113 , présidée par les aînés suivis des plus jeunes.

La bandoulière est une pièce d’étoffe dont les femmes se ceignent pour maintenir ensemble les divers pagnes qu’elles portent. Elle donne le nom à la danse à cause de sa relation avec la progéniture qui devient dans un chaînon interminable, représenté par la vitalité de la jeune qui suivent les anciens. Cette danse est aussi une expression et un désir d’unité familiale, de cohésion, et de solidarité.

La place accordée aux enfants (abalembesa) dans cette cérémonie, présidée par le chef de la famille étendue (isevandu), mérite une attention particulière. Après la prière d'ouverture, les enfants partagent la chair d'une poule de couleur blanche. La relation qui existe entre les enfants et cette poule blanche qui n'a encore pondu aucun œuf (omusu) symbolise la pureté d'intention des ancêtres 114 .

Ensuite, avant le repas communautaire, les enfants consomment la part d'offrande offerte (amatolero) aux ancêtres. Dans la culture nande, l’enfant se sert de la nourriture après l’aîné ou après leur permission explique des parents quand ces derniers veulent manger plus tard. Cette brisure ponctuelle de la coutume donne une place centrale à la cérémonie du culte des ancêtres.

La relation de l’enfant avec l’ancêtre a toujours la même connotation dans la culture nande : l’enfant est une manifestation (une incarnation) de l’ancêtre. Il perpétue la présence de l’ancêtre dans la famille. Cette conception fait que l’enfant peut partager avec les ancêtres la part qui leur est réservée, et fait de lui le nœud des cérémonies du culte des ancêtres.

Par ailleurs, les ancêtres sont toujours considérés comme de bons esprits (avalimu), opposés aux mauvais esprits (evirimu) 115 . C’est pourquoi les cérémonies du culte rendu aux ancêtres peuvent être indistinctement appelées : la « fête de la garde des enfants (obulemberi) » ou « la fête de donation aux esprits(obuh'avalimu)».

Cette célébration familiale est une action de grâce à Dieu, aux esprits et aux ancêtres protecteurs de la vie humaine énumérés sous les attributs divins dans les formules d'offrande 116 sous forme de litanies :

‘« O Dieu d’avant les siècles,
Toi le géniteur des géniteurs, Nyamuhanga, voici ta part.
Refrain : Qu’il soit loué (Bere)!
Toi la Puissance, Muhima., voici ta part. R.
Toi le Pacificateur, Mulekya, voici ta part. R.
Toi, le Gardien des enfants, Mulemberi, voici ta part. R.
Toi, le Sauveur Musavuli, voici ta part. R.
Toi, la Déesse de l’abondance Nyavingi, voici ta part. R.
Toi, la Providence, Hangi, voici ta part. R.
À vous nos Ancêtres qui avaient enfanté nos pères et nos mères,
Venez partager le repas avec nos enfants ».’

Ce culte s’apparente en même temps à une fête de la généalogie des ancêtres car tout au long de la cérémonie on invoque et on énumère les ancêtres claniques en commençant par le dernier défunt en date c’est-à-dire l’arrière-grand-parent. Ainsi, le repas communautaire symbolise la communion familiale avec les ancêtres tandis que la danse ekila qui termine les cérémonies et qui se joue en spirale en commençant par les plus anciens exprime la joie, l'unité, et solidarité clanique appelée à s'ouvrir aux autres membres de la société.

C’est une manière de répondre au désir inassouvi de l’homme de vivre en harmonie et en paix avec Dieu pour obtenir de lui les faveurs divines dont la vie pleine et épanouie, l’intégration familiale et sociale, la fécondité, la richesse, la capacité de maîtriser la nature, la dignité personnelle, la rencontre de l’homme avec les ancêtres 117 .

En définitive, le désir d’une vie sans fin pousse les Nande à soigner les rites funéraires et le culte des ancêtres car ceux-ci sont des bienfaiteurs pour les vivants, leurs protecteurs, leurs défenseurs contre les aliénations. Du point de vue social, pour avoir défendu les grandes causes de la communauté clanique, l’ancêtre est le modèle de la famille par sa vie vertueuse de solidarité, de travail, de conformité aux us et coutumes du clan et du village, de justice, de sagesse, et par sa progéniture.

Sa vie exemplaire est une interpellation mais aussi une source d’espoir. Elle demande des réajustements du comportement des vivants par rapport aux us et coutumes ancestrales. Ce modèle de vie devient le but poursuivi par toute la communauté des vivants qui accordent leur vie à celui de l’ancêtre.

Du point de vue religieux les ancêtres, vivant en paix auprès de Dieu, sont les porteurs des bénédictions divines auprès des hommes 118 . De cette façon, les Nande ne vivent pas seulement des relations horizontales avec le monde visible mais aussi des relations verticales avec le monde sacré des ancêtres, des esprits et du Dieu-Nyamuhanga.

Notes
110.

FRANS THIEL Joseph, « L'aspect sociologique du culte des ancêtres chez les Yansi », dans Mort, funérailles, deuil et culte des ancêtres chez les populations du Kwango. Rapports du compte rendu de la 3 ème Semaine d'Etudes Ethno-pastorales. Bandundu, 1967, p. 198-202;

.Athanase WASWANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 115-119.

111.

Dominique BANLENE GUIGBILE, op. cit., p. 97.

112.

FRANS THIEL Joseph, « L'aspect sociologique du culte des ancêtres chez les Yansi », dans Mort, funérailles, deuil et culte des ancêtres chez les populations du Kwango. Rapports du compte rendu de la 3 ème Semaine d'Etudes Ethno-pastorales. Bandundu, 1967, p. 198-202.

113.

Explications données lors des célébrations familiales et les instructions préparatoires au mariage.

114.

Athanase WASWANDI, Dieu Nyamuhanga chez les Nande du Zaïre, op. cit., p. 46.

115.

Nous avons déjà spécifié ces esprits dans les paragraphes qui précèdent.

116.

La prière de donation est une litanie de louange récitée en chœur avec un refrain. Elle est adressée à Dieu et à ses messagers, les esprits et les ancêtres. Elle peut subir une légère variante selon les officiants.

117.

H GRAVAND, op. cit., p. 154.

118.

Athanase WASWANDI., « Nyamuhanga, La conception de Dieu chez les Nande du Zaïre », dans CRA 19 (1985) n°38, p. 115-119.