1.3.3. Conception de Dieu chez les Nande

Dans la conception culturelle des Nande, on ne peut parler de Dieu sans invoquer ses rapports avec l’homme. Le nom de Dieu, Nyamuhanga, traduit un rapport réciproque de l’homme dans son vécu existentiel avec Dieu, et une reconnaissance de l’Être suprême intervenant dans l’histoire de l’homme et de l’univers. Dieu-Nyamuhanga est ainsi perçu par rapport à son mode d'existence, à la création, au gouvernement du monde, à la vie quotidienne des hommes, et par rapport aux événements du monde 119 .

Par rapport à son mode d'existence, le Dieu-Nyamuhanga, ne relate pas la complexité et la substance de son contenu. Il exprime celui qui est la source, l’origine ou la mère (Nya) de l'homme ou de la personne (mu), et celui qui existe ou soutient par en haut tout ce qui est créé (hanga). Ce nom de Dieu ne se définit pas. Dieu n'est pas objet de spéculation, il est vécu. Il est celui qui n’entre pas dans la structure sémantique de la langue et dans les catégories humaines et qui n’a pas d’homonyme. Il est l’Être absolu, le Tout Autre sans aucune mesure avec les créatures et libre par rapport à elles. C'est pourquoi les Nande, cherchant à l'identifier, le révèlent comme le Grand Esprit ou l'Esprit suprême (Mulimu Mukulu), « celui qui mange en haut (Kalirighulu) », « l'homme d'en-haut, du ciel, dans les nuages (Owembyani ou Owomovitu) ». Ces expressions connotent une vie dans un monde surnaturel et impliquent l'ancienneté dans la primauté, la dignité et la grandeur.

C’est une offense grave (erilolo) contre Dieu que de prononcer en vain son nom. Ce blasphème méritait une réparation immédiate et occasionnait le déménagement du village pour éviter la malédiction que Nyamuhanga frapperait sur le coupable et le lieu où il a été profané. Pour réparer ce « péché contre Dieu 120  », le devin immolait un mouton noir et une poule noire le long d’un cours d’eau afin que l’eau écoule le mal loin du village (evitsivu vilola omwivanda !). Dieu-Nyamuhanga, le Grand-esprit (Mulimu Mukulu), ne peut être invoqué en dehors du culte. On ne peut évoquer Dieu qu’en tremblant. Et quand on l’invoque c’est pour le louer, le prier ou l’adorer.

Les Nande sont plus éloquents sur Dieu-Nyamuhanga dans ses rapports avec la création où il est perçu comme le créateur ou mieux le géniteur des géniteurs de tout ce qui existe (omuhangiki), celui qui possède la totalité de la sagesse (Owobwenge) par son intelligence pratique du savoir-faire et le parfait « qui ne souffre d'aucune infirmité(Omulime) 121  ». Il est surtout invoqué par cet attribut lors de l'inauguration d'une maison ou de l'installation d'une épouse dans son foyer. L'œuvre de la création révèle qu’il est le Tout-Puissant (Owobutoki), avec des vertus corollaires évoquant, en swahili, la victoire (ushindi) l'intelligence (akili) et le pouvoir (uwezo). Il est le Maître de la réussite dans la création.

Par ailleurs, Nyamuhanga est considéré comme un Ordonnateur (Katonda), celui qui arrange la vie, redresse, rassemble, et dispose en ordre toute la création dont il est le façonneur, le potier par excellence, le modeleur (Muvumbi), artiste agissant avec tendresse, délicatesse, agilité, habileté et méticulosité (Mukengereghetania).

En relation avec la vie quotidienne des hommes 122 , Nyamuhanga est appréhendé comme le Vieux (Omusyakulu) c'est-à-dire le géniteur des géniteurs, le père des arrière-grands-pères (Tatakulu wovotatakulu) aussi loin que nous puissions remonter dans l'éternité, l'Ancien à qui reviennent l'antériorité, la primauté, la paternité, la sagesse l'honneur, la dignité, l'obéissance, le respect et la crainte révérencielle.. C'est pourquoi, on ne peut évoquer vainement le Dieu-Nyamuhanga sous peine de réparation.

Cet attribut divin, qui comprend aussi une relation avec l'univers, laisse percevoir Dieu comme le créateur (Omuhangiki) c'est-à-dire celui qui tient dans sa main tout le créé ou encore celui de qui procède la seigneurie et la maîtrise sur la création en appelle au Dieu-providence, créateur du grand bonheur, de la chance (Hangi) et de la bénédiction. Hangi est l’attribut le plus usité quand les Nande parlent de Dieu. Il est employé pour exprimer la reconnaissance envers Dieu pour ses bienfaits. Les hommes n'hésitent pas à avouer « qu'ils ont rencontré Hangi » (mongahindana Hangi) pour signifier qu'ils ont eu de la chance, du bonheur ou une bénédiction (muyisa) divine. Dieu est source de bénédiction et de tout événement heureux dans la vie de l'homme!

Les bénédictions divines ne sont pas ponctuelles, elles sont permanentes au milieu des hommes, où Nyamuhanga se révèle comme Nyavingi, la reine ou la source de l’abondance ; Mulemberi, le Gardien par excellence des enfants ; Mulisya, le maître des troupeaux ou le Bon Pasteur du bétail et de l'homme. Il se dévoile encore comme Nyavawire, c’est-à-dire celui qui se penche sur les malheurs des hommes et qui éloigne toute misère, et Mukirania, le consolateur fidèle.

Nyamuhanga peut aussi se manifester comme Mulinidirwa, celui qui attend le moment propice pour manifester sa générosité aux hommes patients, et comme Mughovolya en suscitant des souvenirs, en les rectifiant, en promettant une vie à naître, et en précédant l'homme dans toute activité (Katuli ka nzira) : le défrichage des champs, l'immigration, la victoire dans les difficultés. Il se présente enfin dans la vie des hommes commesolidaire de l’amour et de la tendresse familiale, le maître de la jeunesse masculine (Lusenge) et féminine (Mbolu), et comme le sauveteur et le sauveur (Musavuli) qui retire l'homme du danger.

Nyamuhanga n’intervient pas seulement dans le quotidien des hommes mais aussi dans les événements de leur histoire et dans le gouvernement de l’univers. Il paraît ainsi tour à tour comme le justicier 123 (Kihara), le vaillant guerrier (Matumo), le pacificateur (Mulekya), et comme Muteluli qui change le cours des événements pour le bien de l'homme. Il peut se montrer aussi comme le maître des éboulements (Mutwangwangwa), et des eaux (Ndioka) 124 .

Par rapport au gouvernement de l’univers, Dieu préside aux destinées de l’univers et de tout ce qui existe. Il est le grand roi de toute la contrée (Mukama), le seigneur de la terre, le bienfaiteur des agriculteurs et souverain universel (Mwami). Le Dieu-Nyamuhanga est enfin le victorieux du tambour (Isengoma), père du tambour, dont personne ne peut dire un dernier mot, indicible et indéfinissable 125 .

Le qualificatif du Dieu-Nyamuhanga qui contient plusieurs de ses attitudes est Omunyayitwangaghetseghetse. Il pourrait traduire l’expression biblique « Je suis », et liturgique : « Celui qui est, qui était et qui sera ». Cet attribut évoque l’aspect attrayant du Dieu-Nyamuhanga qui dirige le monde, le soutient, et qui intervient dans tous les aspects de la vie pour le bonheur du genre humain 126 . Cette vision de Dieu incite ainsi le peuple à l’adoration et au sacrifice en reconnaissance des bienfaits de Dieu dans la vie des hommes.

Il est surprenant que les Nande, malgré la richesse culturelle de leur religion traditionnelle, n’aient pas développé le sens des sacrifices dédiés spécifiquement à Dieu. Il n’y avait qu’un grand jour du sacrifice annuel (ovuhere vukulu) 127 , mis à part les rites et les cultes organisés au niveau de la famille, du village et du royaume par la hiérarchie sacerdotale. Celle-ci était composée du chef religieux (mukulu), du grand devin (muhima), du devin (mukumu ou mulaghuli), du thérapeute ou guérisseur (musaki), et du chef de famille (ise vana).

La fixation de la date du grand sacrifice annuel en l’honneur de Dieu-Nyamuhanga revenait au chef religieux (mukulu). Cette date dépend du cycle des travaux agraires qui se subdivisaient en périodes de récoltes et en périodes de semailles de l’aliment sacré, les éleusines (ovulo). La solennité était célébrée au temps des moissons et était présidée par le grand sacrificateur (Muhereri) accompagné des anciens dont un ‘Muheri’, le prêtre chargé de l’abattage de l’animal du sacrifice. A ces personnages, on adjoignait deux acolytes un jeune de douze ans et une jeune fille encore vierge. Cette fête nationale était précédée par une continence conjugale et une purification rituelle. Partout des échos de xylophones (endara ) résonnaient et chantaient Dieu, le grand Roi de l’univers.

Le sacrifice proprement dit se faisait le matin, très tôt, à « l’ouverture du jour » (aube), car « c’est Dieu qui a ouvert l’univers et a tout créé ». Le grand sacrificateur immole le mouton blanc après avoir prononcé une longue litanie de paroles rituelles, et asperge avec un peu de sang de l’animal toute l’assemblée.

Quelques bons morceaux du mouton immolé sont brûlés sur l’autel du sacrifice. Le reste est partagé pendant le repas communautaire durant lequel chaque participant est personnellement présenté au Dieu créateur par le grand sacrificateur en ces termes : « O Dieu créateur, celui-ci est notre tel ». Puis une danse populaire clôture la cérémonie 128 . D’une manière générale, pour les Nande comme pour les bantu, l’aspect sacrificiel intervient dans toutes les démarches de la vie. Les sacrifices qui concluent les rituels des cérémonies des célébrations de la vie humaine comportent trois moments importants : la prière, l'offrande et les repas sacrificiels 129 .

La prière introductive est une invocation du Dieu créateur, Maître de la vie et de l'univers, des ancêtres concernés selon les circonstances, l'exposition de l'enfant au soleil (erihukya), la grande initiation masculine (olusumba), les rites agraires (ovusanyo, erihamula et erin'embula), les différents cultes rendus aux ancêtres (ovuhavalimu ou ovulemberi). Cette invocation est accompagnée d’une action de grâce pour les bienfaits reçus et à recevoir, et d’une formulation de l'intention pour laquelle le sacrifice est offert.

Cette intention peut être une demande, une supplication, une conjuration du mal, des imprécations comme aussi une promesse. Ces prières débouchent sur des offrandes en nourriture et en immolation des victimes animales, poules, chèvres ou le mouton bouc émissaire (ekiyibungya). L'offrande est destinée au Dieu puissance souveraine et absolue, Créateur, de tout ce qui existe, aux esprits et aux ancêtres, intermédiaires entre Dieu et les hommes.

Elle est plus qu'une immolation mais un sacrifice de marchandage destiné à trouver grâce auprès Dieu qui octroie la vie et assure la survie dans l'état d'ancêtre. Le repas sacré et une danse populaire s'en suivent sont signes de communion vitale entre le monde visible et invisible, de réconciliation, d'unité et de solidarité, et exprime un désir de conformer sa vie selon la vie ancestrale.

Notes
119.

Ibidem, p. 250-264.

120.

Nous parlerons des différentes sortes de péchés dans la vie éthique nande dans la section suivante.

121.

Notes personnelles des Sessions jubilaires de l’an 20000. Cet attribut n’apparaît pas dans le langage quotidien.

122.

Athanase WASWANDI., « Nyamuhanga, La conception de Dieu chez les Nande du Zaïre », op. cit. p. 250-255.

123.

Nous reviendrons sur ces attributs divins lors de la comparaison de la doctrine chrétienne avec la vision culturelle nande de Dieu, lors de la réception du christianisme.

124.

Les participants à la session du jubilé l’an 2000 éprouvent des réticences à employer ce nom pour Dieu à cause de son influence néfaste sur la vie de la population. Ce point reviendra dans les paragraphes qui relatent l’évolution des mentalités lors du contact des cultures autochtones avec la civilisation occidentale.

125.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t.2. Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 10.

126.

Notes personnelles lors de l’animation des carrefours de la session jubilaire (2000) sur le thème : Dieu le Père dans les paroisses urbaines de la ville de Butembo avec les catéchistes, les responsables des communautés (septembre 1999) et avec le clergé ainsi que toutes les congrégations religieuses du diocèse (octobre 1999).

127.

Lieven BERGMANS, .Les Wanande t.2, Croyances et pratiques traditionnelles, op.cit., p.65-67

128.

Athanase WASWANDI., op. cit., p. 266-268.

129.

.Dominique BANLENE GUIBBILE, op. cit., p. 196-235