1.3.4. Ethique traditionnelle nande

La vie de participation et de communion se concrétise chez les Nande dans un comportement éthique. La conscience indique le mal (ekivi) qui est ressenti et vécu comme une brisure d'harmonie ou un péché (erilolo) que la culture inventorie sous ces quatre formes 130 : le péché contre soi-même, contre son semblable et sa coutume, contre la nature, et contre Dieu-Nyamuhanga.

Le premier « péché de l'homme contre Dieu » était celui de la désobéissance à Dieu. Une légende relate que Dieu habitait avec les hommes sur la colline de la création et de l'immortalité. Il y organisa un festin et tous les êtres dansaient à son tambour. Mais les hommes fabriquèrent d'autres tambours et s'éloignèrent de Dieu. Les autres créatures les imitèrent : la lune et les étoiles se décidèrent à danser la nuit et le soleil pendant le jour.

Afin de mettre fin à ce désordre, Dieu convoqua ses créatures sur la colline de la création. Les reptiles vinrent les premiers et Dieu les récompensa par un rajeunissement perpétuel. Le cinquième jour, l'homme dont les cheveux étaient devenus blancs, vint en retard et Dieu, indigné de ce comportement se sépara du monde.

Pour punir cette inadvertance et désobéissance (ovutowa) de l'homme, le python, roi des reptiles, emplit sa bouche de venin et se décida à mordre mortellement l'homme toutes les fois qu'il le rencontrerait. A partir de ce jour, l'homme, dans ses vieux jours, épuisé et essoufflé rentre à la colline de la création et seul son esprit retourne à Dieu.

Hormis ce péché originel qui a un caractère communautaire, les Nande connaissent le péché contre Dieu 131 , « eritengula omutatengulwa » c'est-à-dire provoquer ‘l'improuvable’. Il consiste à aller à l'encontre de Dieu et de ses droits. En fait, les Nande ont une crainte révérencielle à l'égard du Dieu-Nyamuhanga dont le nom est ineffable et indicible. Ils préfèrent plutôt son attribut Hangi (providence).

La raison pour laquelle on ne peut prononcer vainement le nom de Dieu vient du fait qu'appeler une personne par son nom, c'est avoir pouvoir sur elle. C'est pourquoi une épouse ne peut prononcer le nom de son mari. Elle l'appellera : « le papa de tel enfant » ou encore mon ami ou enfin oghomwaghe c'est-à-dire « celui (l'homme) de ma maison ». À plus forte raison, l’expression erina lya Nyamuhanga siryehulaw'okomuyi (le nom de Dieu ne doit pas évoquer dans village) relate qu'il est formellement interdit de prononcer le nom de Dieu.

La profanation du temple de Dieu (ovuhima), - unique hutte construite en un jour en l'honneur de (Muhima), la divinité protectrice du village -, l'irrévérence à l'égard de l'officiant de ce temple (omuhima), la maltraitance du mouton de Dieu (ekiyibungya), la transgression du grand jour annuel du sacrifice solennel à Nyamuhanga étaient autant d'offenses au Dieu-Nyamuhanga.

Celui qui péchait contre Dieu était considéré comme un incrédule (omuhuni), un ingrat à l'égard de Dieu et un inhumain, c’est-à-dire l’homme vivant sans Dieu et qui s’écarte de la tradition ancestrale. C'est pourquoi le pécheur était puni d'exil ou d'être brûlé vif. La réparation de cette offense contre Dieu exigeait de tout le village une purification et un sacrifice de deux moutons blanc et noir.

Par ailleurs, les Nande traditionnels connaissent le péché contre les personnes sacrées (amalolo oko vatsumulwa) considérées comme une « présence mystérieuse » de Dieu. Il s'agit notamment des ancêtres, des chefs du clan, des parents, des enfants et même du fœtus 132 . Ils ont droit à leur dignité et ne peuvent pas être expropriés.

Ce respect s'étend à toutes les vies humaines quand on emploie l'expression « celui qui ne respecte pas l'autre se moque de Dieu ». De cette façon, le meurtre (erita), le vol (eriva), l'adultère (erisingira), l'inceste (erikwini), le mensonge (eriteva), le manque de respect (ovutakenga) et la désobéissance 133 sous toutes ses formes (ovutowa) sont fortement réprimés.

Il existe aussi chez les Nande le « péché contre le village et la vie communautaire (amalolw'eka) 134  ». Dès les origines, le Dieu-Nyamuhanga avait institué la vie communautaire à partir des trois Ancêtres fondateurs Kakama, Kahima, Kayira. La défaillance à la vie commune brise la communion clanique, ne promeut pas la personne humaine, empoisonne les relations interpersonnelles, et contrecarre le dessein du Dieu-Nyamuhanga.

L'homme dans sa vocation communautaire est appelé à cultiver des vertus de solidarité et de partage. Le péché contre la communauté concerne aussi tout ce qui a rapport avec elle. L’irrévérence à l’égard du chef, la profanation des objets destinés au culte, la destruction de la case des hommes, la véranda (ekyaghanda) sont autant d'actes qui portent atteinte à la vie commune dans le village 135 .

Les « péchés contre le pays(amalolo okokihugho) » se rapportent à l'univers qui est sacré parce qu'il a été créé par Dieu et légué aux Ancêtres pour le bien de la communauté. La terre appartient à Dieu et ses produits, comme dans la doctrine chrétienne, ont une destination communautaire. Les propriétaires terriens, les chefs et les notables ne sont que des intendants de la terre de Dieu et du bien commun. L'expression « la terre n'appartient à personne (ekihigho sikya mundu) » implique que l'univers appartient à Dieu. C'est pourquoi, il lui est réservé des bosquets sacrés.

Pécherait contre le pays, celui qui refuse de payer son tribut annuel (omuhako ou engemu). De même, un jeune couple qui continuerait à vivre sous le toit paternel (eritendikwik'amhigha). Par ailleurs, celui qui calomnierait son chef et ses parents ou qui, par égoïsme, s'exile ou s'isole de sa famille (ngesera) tombe sous le poids de ce péché. Enfin, le paresseux (omughata) qui ne met pas à profit sa force pour rendre fructueux la nature et ne contribue pas par son travail au développement de son pays. Les calamités, les épidémies, les orages, la sécheresse, la famine, les inondations sont autant des signes de châtiments des ancêtres qui punissent les transgressions non réparées contre le pays. Un sacrifice d'expiation est exigé du coupable 136 .

Les « péchés contre soi-même (amalolw'omuhanya n'eriyitsandirya) » ont trait aux péchés capitaux de la religion chrétienne 137 . Il s'agit de la rancune (ekinigha), de l'avarice (ovukuku ou ovuhemu), de la jalousie (eritsuro), de la paresse (ovughata), de la colère (ovuhitane), de la haine, de l'alcoolisme (etamiro), de la transgression des interdits alimentaires (amatsiro) dont les totems, et des interdits sexuels (amatsikimane n'amakwinikwini).

Enfin, les « péchés du sorcier (amalolw'omuloyi) » portent atteinte à la vie de l'autre et à la désagrégation de la vie sociale. Le sorcier est considéré comme un homme foncièrement mauvais qui refuse la solidarité humaine. Il est habité par une puissance maléfique qui l'incite à agir par pure méchanceté et avec le plaisir de nuire. Asocial et immoral, il est animé d'une volonté de puissance et d'un amour propre qui le poussent à asservir ou à assujettir autrui sans pour autant vouloir subir le même sort. Le sorcier s'oppose à l'homme juste, hospitalier, bienveillant, poli, respectueux envers tous et leurs biens, discret dans son regard, son langage, sa démarche, et sa façon de manger. À cause de ces méfaits, il n'a ni droit à l'enterrement, ni aux rites funéraires, ni accès au village des Ancêtres 138 .

Somme toute, il serait difficile de fixer des limites justes entre ces catégories de péchés qui s'enchevêtrent. Le péché ne manque pas d'affecter l'homme, la société, l'univers, les Ancêtres et même Dieu. Le péché rend l'homme coupable (erihekalo) et impur (mughesera) devant Dieu, les Ancêtres, les hommes et la nature. Il est contagieux (kihondo) pour la société et l'en exclue (Kyavise). Le péché, même personnel, est à éviter car il peut avoir des conséquences néfastes et désastreuses sur la communauté en entraînant un malheur collectif (oluhunda).

Le degré d'impureté de l'homme varie selon la gravité de son péché. Il sera ainsi appelé Kalayi, s'il est hypocrite ou impur pour des fautes cachées aux hommes. Un fautif de ce genre est généralement puni par les Ancêtres d'une mort brutale. L'homme devient nyakavule pour avoir commis des péchés graves contre le village. Par ailleurs, le coupable est jugé omusingo quand il est coupable d'un péché entraînant une peine capitale. Celle-ci concerne les profanateurs des droits divins et du temple de Dieu (ovuhima), les meurtriers et les voleurs qualifiés. Il est appelé omukumbira quand il est impur des fautes très graves contre le pays, exclu ou exilé temporairement de la communauté pendant une durée maximale de douze lunes.

La réparation des péchés (erilusy'amalolo) s'opère par un rite sacrificiel d'expiation et de purification (erilolya) qui comporte cinq étapes : l'aveu de la faute (eriysing'oluvanza), la décision de la peine par le conseil à huis-clos des sages du village (erivuly'akasyakulu ou eriy'akasyakulu), la réparation du dommage (embanulo), et un rite sacrificiel aux Ancêtres (ovuhere) suivi de la fête de la réconciliation qui est un repas communautaire (erisuv'omovughuma) traduit littéralement par retrouver l'harmonie et l'unité.

Cette vie éthique a une dimension verticale et horizontale : l'homme juste, le vertueux, est celui qui a triomphé du mal et a vécu conformément à la coutume ancestrale. Un tel homme peut entrer dans le village des Ancêtres car il a escaladé les cinq collines de Dieu qu’Athanase Waswandi synthétise en ces termes :

‘Celui qui deviendra un jour Ancêtre escalade toute sa vie cinq montagnes que Dieu-Nyamuhanga a créées sur terre : la colline de l'adoration du créateur Nyamuhanga; la colline de la rencontre de l'autre dans la famille, la colline du travail réussi, promoteur de l'homme ; la colline de la coutume ancestrale et du respect de son chef; enfin la colline du secret initiatique. Compte tes cinq doigts de la main et tu entendras les cinq montagnes te parler respectivement pour mieux habiter sur terre avec Dieu et les hommes engendrés de nos ancêtres 139 .’

Un tel homme reçoit en hommage la vénération et culte des ancêtres qui est non seulement un devoir pour l'homme, mais aussi un enseignement. Ils ne consistent pas en un souvenir historique dévitalisé de l'Ancêtre, mais dans un appel normatif à imiter ces héros pour la survie de l'homme et de sa communauté. Dans ce contexte le professeur Bénezet Bujo explique cette vénération et ce culte des ancêtres quand il relate :

‘« L'Africain n'oublie pas ses morts. Il sent en lui le besoin de vivre en communauté et en communion avec des hommes dont la mémoire est un passé qui doit être raconté de génération en génération, car justement ce passé constitue une expérience de vie qui doit être transmise comme une instruction et comme chance unique pour la survie de la génération d'aujourd'hui 140  ».’

En définitive, les Nande, ainsi que d'autres croyances africaines, ont cette conviction que celui qui se conforme aux valeurs traditionnelles prospère ici sur terre et celui qui s'en révolte en subit des conséquences et des sanctions négatives, non seulement en ce monde mais aussi dans le monde à venir 141 .

Notes
130.

Le Père Lieven BERGMANS donne une casuistique de ces péchés dans son ouvrage, Les Wanande, t. 2. Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 93-124. Nous en avons dégagé le sens.

131.

Athanase WASWANDI, "Langage harmatologique 'erilolo' dans la société africaine et le sens chrétien du péché", in Revue de Théologie Africaine 12 (1988) n°23-24, p.153-155.

132.

A titre d'exemple, on ne peut enterrer deux personnes dans une même fosse. Même dans le cas où une mère de famille mourrait enceinte, cette femme doit subir une intervention chirurgicale pour éviter de les enterrer ensemble. Ce qui serait encore pécher doublement contre les personnes et contre la nature qui les accueille.

133.

Il n’existe pas un mot nande qui traduit la désobéissance. En swahili, ce vocable est traduit par « ne pas obéir (kutotii) ». Le kinande associe l’obéissance à l’écoute et la mise en pratique de l’ordre ou du conseil reçu. Dans ce sens, la désobéissance signifie « ne pas mettre en œuvre ce que l’on écoute (écouter = erihulikirirya) ». Cette écoute est aussi proche de comprendre (eryowa). Ainsi, la désobéissance est aussi le manque de compréhension qui entraîne à la méconduite.

134.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 2, Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 104-119.

135.

Athanase WASWANDI., « Langage harmatologique 'erilolo' dans la société africaine et le sens chrétien du péché », dans Revue de Théologie Africaine 12 (1988) n°23-24, p.153-155.

136.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 2., Croyances et pratiques traditionnelles, op. cit., p. 100-103.

137.

Pour les catéchistes et les responsables des communautés chrétiennes, ces péchés contre soi-même affectent aussi la vie commune car ils marginalisent les coupables.

138.

Athanase WASWANDI, "Langage harmatologique 'erilolo' dans la société africaine et le sens chrétien du péché", op. cit., , p.156-163.

139.

Ibidem, p. 143.

140.

Benezet BUJO, « Nos Ancêtres, ces saints inconnus », dans Bulletin de Théologie Africaine 1(1979) n°2, p. 177.

141.

S.J., TRIMINGHAN The influence of Islam upon Africa. London, Longman, 1980, p. 55-56.