1.4.3. Occupation coloniale belge (1885-1935)

L’Afrique équatoriale est entrée tardivement en contact avec le continent européen 151 . La position géographique de cette contrée est un des facteurs qui contribuèrent à la maintenir en dheors de la colonisation et du christianisme. Ces zones se trouvent dans la forêt équatoriale et sont éloignées de deux mille kilomètres de part et d'autre des côtes des océans Atlantique et Indien.

En 1876, Léopold II, le roi des Belges, fonda l'Association Internationale Africaine 152 (AIA) en vue de civiliser les contrées d'Afrique centrale récemment découvertes par l'explorateur missionnaire protestant Livingistone (1876-1877). Il fut suivi par Henry Morton Stanley qui traversa la région de Beni en 1879. Ses récits de voyage firent connaître cette région au monde occidental. Effectivement, en 1897, l’administration coloniale établit son poste à Beni.

En 1885, la Conférence internationale de Berlin (25 novembre 1884-26 février 1885), convoquée par le chancelier allemand Bismarck, réunit quatorze nations européennes, l’empire Ottoman et les Etats-Unis d’Amérique. Elle avait pour but de faire accéder à la civilisation occidentale les pays d’Afrique récemment découverts par les explorateurs, et de faciliter le commerce à l’intérieur de l’Afrique. Cette conférence internationale est aux origines du partage de l’Afrique entre les puissances coloniales.

Les objectifs de la colonisation se trouvent mieux définis dans l’article six de la Conférence de Berlin qui stipule :

‘« Toutes les puissances exercent des droits de souveraineté ou une influence dans les territoires du bassin conventionnel du Congo, l'amélioration de leurs conditions morales et matérielles d'existence (...), elles protégeront et favoriseront, sans distinction, des œuvres scientifiques ou charitables créées ou organisées à ces fins, ou tendant à instruire les indigènes et à leur faire comprendre les avantages de la civilisation 153  ».

Les puissances signataires de l’acte de Berlin confièrent à Léopold II, l’État Indépendant du Congo (EIC). Le roi devait organiser l’administration coloniale et l’évangélisation des peuples rencontrés.

Avec cette présence occidentale, les pays africains étaient censés bénéficier de la suppression de la traite des esclaves, de l’amélioration des conditions matérielles et morales des autochtones, de l’instruction scolaire et religieuse chrétienne. Par ailleurs, à l’issue de cette conférence naquit l’Etat Indépendant du Congo ( EIC), confié à Léopold II, roi des Belges. Ce dernier se rendit progressivement maître de l’Afrique équatoriale, à tel point que, neuf ans après la Conférence de Berlin, il établit à Beni, en 1894, par le biais de ses agents, le chef lieu du territoire de la plaine de la Semliki.

Comme on l’a vu, les Nande qui constituent dans la région la population la plus nombreuse, sont originaires de Muhulungu de la rive droite proche de la Semliki et de la côte Ouest du lac Edouard. Bien avant leur installation dans ces montagnes, ils vinrent de Toro par le Busongora, vers la fin du XVII° siècle. Victimes de la famine, ils durent abandonner leurs montagnes pour s’installer dans la plaine jusqu’en Ouganda, près de Katwe, le lac du sel (ekighuntura).

Ainsi, ils ne restèrent pas longtemps libres car, vers 1809, éclata au Nord et à l’Est, dans le Toro, une guerre de succession à la suite de laquelle le grand chef Malambo se réfugia vers le Sud avec ses partisans 154 . Il trouva cette terre très bonne pour l’élevage du bétail et parvint à la conquérir dans toute son entièreté, de l’Ouest de la Lubilia jusqu’aux environs de Beni où il s’établit. La région était couverte de forêt et occupée par les Pygmées qu’on appelait ‘Vasumba’, et par les Bapakombe, qui furent refoulés vers le Nord.

À part les guerres avec Kabanga dont souffrirent les habitants des montagnes de la Ruwenzori et de la plaine, les Nande furent tranquilles jusqu’à l’arrivée des Arabes, guidés par les Babera. Les Nande reculèrent vers Kasindi jusqu’au lac salé de Katwe. Pendant le séjour des Arabes à Beni, une trentaine de leurs partisans fut massacrée chez le chef Kyambi 155 . Malgré cette perte de guerriers, les Arabes et leurs alliés se rendirent maîtres de toute la région, et semèrent la terreur et la mort au milieu d’une population sans armes à feu. L’arrivée des Européens dans la contrée, vers 1890, soulagea la population qui jouit d’une certaine liberté.

Le premier européen du Gouvernement belge arrivé à Beni, le lieutenant Van der Wielem, fut surnommé Mafutamingi (c’est-à-dire, celui qui a beaucoup d’huile dans le corps), car il était gros et robuste. Il fonda un premier poste à Karimie, vers 1894, dans la plaine de la Semliki, en collaboration avec le chef Mbene, qui est à l’origine du nom Beni, par erreur de prononciation et de transcription de la langue 156 .. À cause de la mouche tsé-tsé, vecteur de la maladie du sommeil, le poste de Beni déménagea, en mai 1895, à Karimie que les rebelles Batetela, en 1897, saccagèrent ce poste qui fut transféré à Beni.

Mafutamingi vécut en bon terme avec le chef traditionnel et ses sujets. Néanmoins, avec son collègue, le lieutenant Sannacs, qui vint le rejoindre, ils ne cessèrent de se confronter avec les Arabes et leurs alliés. Quand Manara, un des chefs important des alliés des Arabes, résolut de les tuer, ils se replièrent sur Katwe. Quelques temps plus tard, le lieutenant Mafutamingi succomba à la maladie qui l’entraîna à la mort (1895). Le commandant Josué Henri prit la relève. Il pacifia la région contre les Arabes et leurs alliés, et les anciens chefs reprirent leurs propriétés.

Le commandant Sillye prit, vers 1897, la succession de Josué Henri. Ce fut à cette époque qu’il rencontra la résistance des Nande à l’occupation coloniale. Son sous-officier Damaque, surnommé Lufukaribu (c’est-à-dire, la mort est proche, en swahili), fut massacré avec ses soldats, et « passa à la marmite 157  », quand il faisait une visite de reconnaissance dans les montagnes conquises avec le dessein d’entreprendre le tracé d’une route qui relierait Beni à Kilimamansa. Par la suite, Syllye ouvrit cette route avec celle d’Irumu 158 .

Mais, vers 1911, la mouche tsé-tsé, vecteur de la maladie du sommeil, ravagea la plaine de la Semliki, la population locale ainsi que le bétail. Elle rendit la vie impossible aux habitants du village Karimie, qui dut être abandonné après 16 ans d’occupation coloniale (1895-1911). Cet abandon de l’emplacement donna un nouveau nom à ce lieu, Matongwe qui signifie village abandonné.

C’est pourquoi, l’Administration coloniale décida de déplacer le chef-lieu du territoire de la Semliki, à l’actuel emplacement Beni, qui continua à appartenir au district de Kibali-Ituri dans la Province Orientale (Irumu et Bunia). En 1922, Beni fut de nouveau transféré à Mutaka dans la Pantanguli. L’année suivante, le 1er mars 1923, la contrée de Beni, territoire de la Semliki, passa administrativement au district de l’Ituri 159 . En 1923, Beni fut érigé en territoire de Beni et commença, depuis 1924 à dépendre administrativement district du Kivu.

Le territoire de Lubero ne fut pas, non plus, épargné par les transferts successifs de ses chefs-lieux. En 1912, avec le lieutenant Brochard, l’Administrateur territorial, Terlinden, fonda le poste d’occupation militaire de Luofu. Ce fonctionnaire chercha à imposer un nom à toutes les populations ayant une commune origine mais qui se distinguent par les noms de leurs tribus. A cet effet, il donna aux populations du territoire de Luofu le nom collectif 160 des Baholu qui, à son tour, reste péjoratif et restrictif. Cette désignation ne fait pas seulement penser aux populations lacustres ; il comporte aussi l’idée des populations arriérées, et fait fi des Nande qui résident dans le territoire de Beni.

Il est aussi probable que ce fut Terlinden qui changea l’expression « Tuli vahanda » c’est-à-dire nous sommes de la même famille (clan, lignée, tribu, ethnie) en Wanande (Nande) par mauvaise audition d’une langue qui lui était inconnue et incomprise. Les Nande traditionnels ne faisaient pas de différence entre eux ; ils se disaient « Tuli vaghuma » (nous sommes un) avec une connotation de consanguinité, de relations d’alliances ou de pactes de sang. En fait, pour les Nande, le clan est considéré comme les racines de « shinda » qui, à force de s’entremêler, sont difficiles à scinder et à dissocier. Les distinctions régionales et ethniques sont très récentes et accentuées avec la zaïrianisation en 1972. Elles comportèrent à la longue une attitude d’autoaffirmation.

Dix ans après son établissement, en 1923, le poste de Luofu fut successivement transféré à Matwa dans le Luholu, ensuite à Lubango, en août 1924, pendant que Lubero devenait une cité qui attirait Grecs, Hindous, Américains et Sud-africains. Deux ans plus tard, le 1er octobre 1926, le Gouvernement belge confirma officiellement l’organisation existante depuis le 1er juin 1924 des territoires de Beni et de Luholo, devenu Lubero (1924).

Les deux territoires de Beni et de Lubero, situés à l’extrême nord de la province du Kivu, furent juridiquement administrés par le métropole du district du Kivu dont la capitale était Constermansville (Bukavu) 161 . Dès lors (1924), les Nande, avec ces deux territoires de Beni et de Lubero, se situent entre les rivières Semliki et Luholu 162 . De part sa position géographique, la contrée de Beni et de Lubero, frontalière à l’Ouganda, était mieux située pour réaliser les desseins de la Conférence de Berlin. Ce poste devint un lieu stratégique pour lutter contre les Arabes et les Arabisés esclavagistes qui venaient d’en faire leur fief.

D’autre part, ce poste militaire contrôlait la frontière imprécise entre le Congo et de l’Ouganda. C’est pourquoi, ces contrées connaissent les mouvements migratoires de population : la limite ethnique ne correspond pas aux frontières de la colonie à tel point que l’Administrateur était incapable de chiffrer l’importance des mutations 163 . La frontière entre les deux pays ne fut définitive 164 qu’en 1915. Cependant, comme les subdivisions administratives coloniales des terres africaines dépendaient en grande partie des limites géographiques naturelles comme les montagnes et les rivières, cette délimitation scinda en deux groupes les frères de sang : les Nande au Congo et les Bakonjo en Ouganda.

Dès lors, ces frères connurent des évolutions presque parallèles du point de vue politique, administratif et linguistique en adoptant la langue française sur le territoire congolais, et l’anglais en Ouganda. Néanmoins, l’unité culturelle demeure, bien que les va-et-vient entre les deux pays soient fortement limités à partir des années 1970 à cause de l’insécurité des frontières.

De ces transferts successifs des chefs-lieux des territoires du Congo-Belge est née, une certaine régionalisation au sein d’un même peuple en sorte qu’on parle des Noro et des Sude, c’est à dire les ressortissants nande du Nord (Beni) et les montagnards nande du Sud (Lubero). Ces dénominations ont parfois une connotation péjorative qui laisse croire que les Sude sont un peu en retard, en matière de civilisation occidentale, et que les Noro, selon l’estimation des fonctionnaires de l’Administration coloniale et des missionnaires, sont des paresseux 165 .

Cette attitude trouve son fondement dans le fait que Beni connut l’influence des Arabes et Arabisés ainsi que celle des Batetela et des premiers européens belges de l’administration coloniale. Ce complexe de supériorité régionale alla jusqu’à l’adoption du swahili comme langue régionale, adoption favorisée par l’hétérogénéité des ethnies dont le brassage, par les alliances matrimoniales, fut à l’origine des banyandandu.

Cette désignation est rarement employée pour ne pas blesser les sensibilités nées du complexité de supériorité ou d’infériorité ethnique. Quoi qu’il en soit, l’expression « Celui qui est en dessous de toi, est votre mupiri » (Owali endenia okwiwe yona mupiri wagu) fait référence aux Nande qui, lors de leur implantation dans la contrée ont repoussé les bapere, les bapakombe, les balese, et autres ethnies dans la forêt.

Par contre, les peuples du Sud, par leur homogénéité, restèrent attachés au kinande d’autant qu’ils n’avaient pas connu d’amalgames d’ethnies, et étaient plus fidèles aux us et coutumes ancestrales 166 . Ces distinctions ne les empêchent de collaborer dans les divers services qu’exige le peuple et de maintenir l’unité culturelle entre les personnes. L’occupation du territoire fut aussitôt accompagnée par l’établissement d’un nouveau système de gouvernement avec un nouveau code pénal prévoyant, au nom du redressement moral du peuple, des matraques, des chicotes et des fouets avant d’être mis en prison. Le système de portage forcé et même imposé aux femmes 167 par des chefs de districts, de collectivités et même des missionnaires apparut au soleil.

Ces déplacements sur de longues distances dans la forêt devenaient pénibles surtout qu’il fallait aussi transporter les femmes des agents, leurs chiens et chats, leurs tables et chaises, leur nourriture et celle de la caravane 168 au milieu du mépris, des insultes, des humiliations morales et même de la maltraitance physique 169 .

Avec la colonisation, les produits vivriers qui servaient aussi de produits d’échanges dans le système commercial du troc furent enrichis par les différentes sortes de bananes (amakamata, amatimo, amavugu, ehilole, amatsipa, evisubi), les haricots(ovuhoti ou mahalagi), les colcases (amahunu, amanyangwa, emimboghu, mahole ya baba), les patates douces (evirivwa), les ignames (evikene), et les courges (evyove).

De nouvelles semences de produits agricoles initialement utilisés comme produits de commerce, le manioc (omuhoko), le riz (omutsere ou mchele), les arachides (akalanga), le maïs (ekikusa), le blé (engano), l’orge, les pommes de terre (evitsungu), les petits pois (petpois ou evitipwa, evitsali ou manjekile). Puis, des légumes furent introduits : les choux (eswa) et les choux-fleurs (suflere), les choux de Bruxelles (suburusele) et les artichauts (tiso), les différentes sortes de poireaux (eporo), oignons (onyo), la célérie (selelia) , les carottes.(akaroti), furent introduites dans la contrée. Ces légumes sont devenus la richesse des régions maraîchères. Bien plus, la population locale fut initiée à la culture des produits industriels dont certains noms ont été traduits littéralement en swahili : le thé (chai ou etsayi), café (akawa), pyrèthre (ekilatere), le quinquina (ekingina), qui sont répandus dans la zone de Lubero.

Dans l’environnement immédiat, la brousse et la forêt cédèrent la place aux plantations d’eucalyptus (eviratusi), de blackwattle (ekilima) pour le chauffage et la cuisson des briques et le cyprès (ekilaghu) fournissant soit des planches pour divers services. Enfin, le sous-sol, non plus, ne fut pas épargné à cause des exploitations minières d’or (ehoro), de pyroclore, et de phosphore.

Ce contact avec le monde occidental nécessita une adaptation à la situation nouvelle. Du point de vue politique et social, il fallait adopter une nouvelle méthode d’administration qui incorporait entre autre le recensement du peuple, les taxes, les impôts, et la justice coercitive différente de la palabre qui cherchait plutôt à réconcilier les personnes qu’à les sanctionner. Ce système d’administration supposait au préalable la soumission au nouvel occupant et la connaissance de l’écriture.

C’est pourquoi, dans les villages, il pouvait exister des chefs traditionnels à côté des chefs imposés puis investis par l’administration belge. Ces derniers étaient parfois des prétendants au pouvoir. Pour assouvir ses desseins politiques, ils s’alliaient au nouvel occupant pour évincer leurs rivaux, militairement faibles devant l’arme à feu 170 . Ce sont ces alliés qui seront, en 1938, à l’origine de la « paix coloniale » et de la pacification 171 apparente des tribus belligérantes.

Par ailleurs, l’introduction de nouveaux produits exigea de nouvelles méthodes de cultures et de nouveaux rapports d’échanges commerciaux. Le système économique de subsistance traditionnellement basé sur le troc fut remplacé par la monnaie qu’il fallait par le biais d’un salaire, si on travaillait avec les agents de l’Etat ou des mines, ou la vente des produits de commerce nouvellement introduits dans la contrée. Mais, ces produits exigeaient une nouvelle méthode d’agriculture : la culture en terrasse protégée par des haies dans les régions montagneuses et pluvieuses.

Néanmoins, de prime abord, la population ne voyait pas la nécessité de ces produits. Bien plus, la présence d’un surveillant, d’un moniteur ou d’un agronome pour appliquer les nouvelles techniques d’agriculture et sanctionner les récalcitrants devenait de plus encombrante, surtout que cette présence s’intensifiait à la nouvelle saison où l’on changeait les semences. C’est pourquoi, la journée, le travail marchait bien ; la nuit, les semences étaient détruites pour faire croire qu’elles ne convenaient pas pour le sol afin de s’en libérer 172 .

En face de cette situation, l’administration coloniale employa la contrainte pour veiller à l’application rigoureuse de la nouvelle méthode d’agriculture, pendant que l’initiation à ces nouvelles cultures faisait son chemin dans les écoles, les chapelles-écoles et les fermes-écoles qui étaient l’apanage des missionnaires. Les bénéficiaires de cette influence missionnaire furent les propagateurs de ces produits car ils prospéraient. Par imitation ou par contagion, et par crainte de sanctions ou d’amandes, le peuple finit par accepter la situation de fait.

Bien plus, les nouvelles cultures exigeaient plusieurs champs. En vue de trouver des terres arables, l’administration coloniale obligea les populations à se regrouper par agglomération. Mais les familles nombreuses manquaient d’espace. C’est pourquoi, la colonie belge organisa la Migration Indigènes des Populations (MIP) dans les centres de Luofu, au Sud, Biambwe à l’Ouest, et Maboya, au centre 173 .

D’une manière générale, au Congo comme dans d’autres États africains, durant cette période de la colonisation, les droits des Noirs étaient combattus, et même niés. Ils n’avaient que des devoirs bien définis incorporés dans le système de la colonisation. Ainsi avaient-ils l’obligation de servir dans les armées, de s’astreindre aux travaux forcés dans les entreprises, dans les mines, dans la mise en valorisation des riches terres de plantations, dans le tracé des routes et l’entretien des bâtiments administratifs, les bureaux, les logements des Européens, les hôpitaux et les maternités ainsi que les écoles.

En outre, dans les agglomérations imposées, les indigènes devaient vivre sous une autorité et un chef inconnu qui donnaient des ordres qui sont loin du système des villages. Ces ordres consistaient en une obligation d’entretenir les cimetières et de travailler dans des champs collectifs d’arachides, de coton, de produits d’exportation et des Camps Pour Semences Agricoles (CAPSA). Enfin, par manque de moyens de transport, les autochtones réquisitionnés devinrent des victimes du système de portage forcé 174 .

Du point de vue social, cette situation fut à la naissance d’un esprit de détachement physique de son milieu familial. Bien plus, il engendra le goût d’émigrer à la recherche de terres arables et éviter ainsi les problèmes familiaux autour du partage des terres déjà fortement réduites à cause de la forte densité démographique dans la région. Ce système ouvrit les autochtones à ce que l’on appellerait aujourd’hui « l’interculturation » des peuples dans les mines et dans les plantations. Il pouvait créer, chez certaines personnes, un désir d’affranchissement qui se manifeste par le désir d’échapper à la vie sociale faite de soumission aux anciens et d’exigences culturelles, d’esprit d’entraide et de soutien mutuel, et une soif de liberté pouvant aller jusqu’au laxisme moral 175 .

Enfin, dans le domaine de l’élevage et de la pêche un nouveau système d’exploitation fut mis en place. La création de la Coopérative de Pêcherie Industrielle du Lac Edouard (COPILE) se situe dans ce sillage. Toutes ces structures n’étaient pas seulement en faveur du peuple mais aussi de la collectivité. Ainsi, les nouveaux produits agraires et industriels exigeant aussi des routes pour les écouler sont à l’origine des travaux obligatoires collectifs pour le bien commun, et des corvées 176 .

Selon les besoins de l’administration coloniale, la communauté des indigènes changea de stratification sociale. Elle comportait de chefs traditionnels en conflit avec les chefs médaillés imposés par les agents de l’Etat, des agents de l’Etat, collaborateurs des colonisateurs, des moniteurs et agronomes (avanitere n’avogronome), des instituteurs d’écoles (avaghalimu va kalasi, ‘classe’), des infirmiers, (avaferemye ou avangnaga), des maçons et des menuisiers, (avamaso n’avasermala), des ouvriers (bufundi), de cantonniers et de policiers (avatokonye na vapolisi), des lépreux (evuhagha), l’isolement (eyisolome) des malades souffrant de maladies contagieuses dont la tuberculose, et le camps des catéchumènes (evulomba).

Les membres de ces groupes créèrent entre eux de nouvelles formes d’appartenance et de solidarité, jouissaient de certains privilèges et d’une certaine protection de l’Etat ou de la mission, et avaient une certaine notoriété au milieu des « indigènes » et païens demeurés « villageois », sans statut social reconnu dans le nouveau monde et le nouveau mode de vie. Ces situations furent à la source de l’insoumission à l’occupation coloniale jusqu’à la pacification relative survenue en 1938.

Notes
151.

U. ROUZIÈS, «Africa», dans Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Écclésiastique, vol. 1. Paris, Letouzey et Ané, 1912, p. 686.

152.

AL, CA,19, 47 : Copie de l’AIA, texte corrigé, 1876.

153.

D.F. De MEEUS et D.R. STEENBERGHEN, Les missions religieuses au Congo Belge. Anvers, Editons du Zaïre, 1947, p. 32.

154.

AOAP, CP, 1 : Historique du territoire de Beni. Beni, le 17 septembre 1970. Ce document, non classé dans les Archives des Oblates de l’Assomption, reprend, en quelque sorte, la tradition orale du territoire de Beni telle qu’elle nous fut racontée par le chef Atshongya Stephane, ancien chef de collectivté de Mbao-Kaninama, et du chef coutumier Kapupa, à Mavivi, dans la paroisse de Beni, lors de notre ministère pastoral à Mbao (1986-1991).

155.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 4. Histoire des Bashu. Butembo, Éditions ABB, 1973, p. 5-10.

156.

Chez les Nande, les villages porte le nom du lieu ou parfois celui du chef. Ainsi, dans le langage courant, ils disent facilement, « je vais chez Mbene », qui signifie dans l’entendement de l’interlocuteur « le village dont Mbene est le chef ».

157.

On raconte que Lufukaribu, après sa défaite, a été saisi, et découpé en morceaux. Sa chair fut bouillie et consommée par les Nande, en colère.

158.

AOAP, CP, 1 : Historique du territoire de Beni. Beni, le 17 septembre 1970. Cf. Récit du chef Atshongya Stephane, ancien chef de collectivté de Mbao-Kaninama, et du chef coutumier Kapupa, à Mavivi.

159.

Les anciens du troisième âge ont encore un souvenir vivant de cette connexion de Beni à l’Ituri. Pour avoir emprisonné le mwami Biondi à Djugu, les Nande croient que cette région leur appartient car il y aurait planté une tige du muhati qui délimite souvent les possessions des terres. Cf. aussi, Lieven BERGMANS, Biundi, nova et vetera, op. cit., p. 11.

160.

Charles MBOGHA, op. cit., p. 43.

161.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Kivu, op. cit., p. 98-99 ; Charles MBOGHA, op. cit., p. 39-45.

162.

AOAP, CP, 1 : Historique du territoire de Beni. Beni, le 17 septembre 1970.

163.

AIMO, 127 : Province du Kivu: Rapport annuel 1944, p. 36.

164.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 4 : Histoire des Bashu, op. cit., p. 45.

165.

AIMO, 127 : Province du Kivu : Rapport annuel 1939, p. 16.

166.

Informations des abbés Philippe Mulyatsenge, Athanase Waswandi, et du Frère de l’Assomption, Martin…..

167.

AIMO, II, D, 3, c 1 : portage des femmes, 1940.

168.

Le Père Léon Farinelle des Prêtres du Sacré-Cœur de Saint-Quentin avait, à lui seul, en 1908, une caravane constituée de 60 personnes composées de soldats et des transporteurs.

169.

À Musienene, le papa d’un religieux fut fatigué en cours de route lors du portage d’un agent de l’Etat. Il fut si cruellement battu qu’il en est sorti à moitié invalide. Cette scène racontée parmi tant d’autres ternit l’humanité des Européens et incite, encore actuellement, à la xénophobie.

170.

Epiphane Casimir SANDWIBE, Histoire de l’Eglise au Burkina Faso : Traditio, Receptio et Re-expressio (1899-1979)., op. cit., p. 75-78 ;

171.

AIMO, 127 : Province du Kivu. Rapport annuel 1939.

172.

Conversations habituels des anciens dont la moyenne d’âge est d’environ 70 ans lors de leur évocation du souvenir de la période coloniale (1885-1960).

173.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Kivu, op. cit., p. 99 ; Charles MBOGHA, op. cit., p. 42.

174.

Isidore è Niem NGAYWEL, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique du Congo. Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1998, p. 367-410.

175.

Témoignage de chrétiens dans les causeries du soir, en forêt, dans la paroisse de Mbao, lors de nos randonnées pastorales (1986-1991) en brousse.

176.

Charles Mbogha, op. cit., p. 124.