1.4.4. La Résistance nande face aux nouveaux occupants (1887-1935)

Face à l’occupation étrangère les Nande auraient adopté le plus souvent une attitude de perdants. Le Père Lieven Bergmans, missionnaire assomptionniste au Congo, semble expliquer ce phénomène en se basant sur la vie culturelle du peuple. Selon lui, les Nande, peuple d’agriculteurs, n’avaient pas intérêt à engager la guerre à cause de leur attachement à leurs familles et à leurs groupes d’appartenances qui sont souvent individuellement structurés. Ainsi, préfèrent-ils vivre dans la paix à l’abri des querelles 177 .

Cette affirmation du Père Lieven Bergmans ne s’accorde pas avec celle du Père Déhonien Modeste D’Hossche qui qualifiait les Nande de réfractaires à l’occupation coloniale et de belliqueux réfugiés dans les montagnes 178 . Cette attitude des Nande explique le fait qu’il ait fallu plus de quarante ans (1894-1938) pour qu’ils soient soumis aux agents de l’Administration coloniale. L’administrateur territorial de Beni, M. Maenhout, dans son commentaire de 1940 sur le Rapport de 1938, le souligna quand il rappela que les « anyotos » ne se manifestaient plus 179 .

À partir des années 1990, la soumission des Nande est différemment interprétée par la population locale. Les Nande s’interrogent sur l’occupation militaire de leur contrée et les guerres de rébellion qui s’en suivent (1980-1996). Pour les personnes nées après les années 1970, les Nande ne pouvaient guère résister à l’occupation à cause de leur l’armement trop précaire. Il était constitué d’une lance (eritumo), une hache (embasa), un bouclier avec un arc et des flèches (engavo n’emisali) et une serpette (ekisara) devant une arme à feu.

Par contre, les générations avant les années 1970 attribuent la faiblesse militaire des Nande aux missionnaires qui ont détruit, en collaboration avec les colonisateurs, la classe des guerriers (Ngavo) 180 . C’est pourquoi, disent-elles, la résurgence des May-May est une forme de récupération de la puissance guerrière des ancêtres. Quand les anciens allaient à la guerre, le chef seul se battait avec l’adversaire. Ses sujets intervenaient quand ils estimaient que leur chef était en danger.

Engager la guerre était une question d’une épreuve des forces des puissances ancestrales entre les belligérants. Ainsi les anciens expliquent-ils comment le territoire de Lubero fut épargné de la rébellion (1964) grâce au mwami Biondi Inoghoverya II Joseph des Baswaga (1886-1968). Il aurait conjuré les rebelles lors de leur avancée vers son territoire 181 . Dans la même perspective, le mythe de l’invulnérabilité des May-May gagne l’esprit de la population locale.

Les premières formes de résistance furent donc passives, le peuple trouvant une paix illusoire mieux exprimée par l’expression latine salus in fuga : le salut dans la fuite Elles consistaient, aussi, à laisser le vide à l’arrivée de l’ennemi grâce aux informations des éclaireurs et surtout des troubadours qui se laissaient capturés en se comportant comme des hébétés. Ces derniers jouaient un double rôle. Pour protéger leurs congénères, ils embrouillaient les desseins de l’ennemi et allaient communiquer tous les plans d’attaque de l’adversaire afin que la population locale prenne les dispositions nécessaires avant l’attaque ennemie.

La stratégie d’opposition à l’occupation coloniale fut d’abord indirecte : les autochtones brûlaient les camps et les postes des européens ainsi que de leurs collaborateurs et de leurs transporteurs. Ils pouvaient aussi empoisonner les sources où ils s’approvisionnaient en eau. Ce fut surtout le boycottage des instructions reçues, le refus catégorique des ordres donnés, et la lutte armée qui furent opposés aux colonisateurs.

Ainsi pouvait-on rendre la région inaccessible en coupant toutes les voies de communication, en abattant des arbres sur le chemin, et en coupant les ponts. Ces endroits devenaient dangereux pour l’adversaire car les guerriers y étaient le plus souvent positionnés pour attaquer l’ennemi en embuscade. Ce fut dans ce contexte qu’en 1902 survint la mort de Demagnée, un sous-officier de l’armée belge, qui voulait établir une liaison entre Beni et Makala. La colonne des soldats qu’il commandait fut massacrée par les autochtones dirigés par Makiro et le sorcier Mambero à Vuvo dans le Mwenye 182 .

Toutes ces tentatives de résistance active justifiaient, aux yeux des Belges, l’intensification de l’occupation militaire qui s’assouplit, en 1935, quand les chefs traditionnels finirent par présenter progressivement leur soumission à l’envahisseur colonial. À partir des années 1920, l’occupation profita de certains représentants des clans qui se montrèrent favorables à la pénétration coloniale dans la contrée. Pour l’amour de la paix dans leurs villages et pour éviter l’occupation militaire, ces chefs promettaient une collaboration effective avec les Européens 183 .

Les prétendants au pouvoir traditionnel étaient aussi de la partie. Ces usurpateurs offrirent une forte collaboration aux agents de la colonisation et les policiers, à leur service, se livraient à des actes de barbarie en ravissant les terres comme celle de Kaliro, en 1922, qui est encore disputée entre les Baswagha et les Batangi dans la zone de Lubero 184 .

Bien plus, aidés des soldats, ils exécutaient les personnes qui contestaient l’autorité coloniale, et réquisitionnaient, par force, les jeunes au service militaire qui est encore actuellement détesté par la population locale Ces agissements obligèrent les vrais chefs coutumiers, menacés et lésés dans leur droit, à se présenter, à leur tour, auprès de l’agent de l’administration coloniale pour dénoncer et démentir leurs rivaux, et par conséquent pour donner acte de leur soumission.

En réalité, lors de la conquête coloniale, les vrais chefs ne voulaient pas se livrer à l’envahisseur, soit par souci de sauvegarder la tradition ancestrale, soit aussi, par crainte d’être tués comme des traîtres par leurs sujets. Pour d’autres encore, ce fut carrément le refus de la pénétration coloniale dans la contrée, surtout que chaque matin, après le don de la nourriture destinée aux agents de l’Etat, le chef était battu pour ne pas être venu avec ses sujets réfractaires, et était contraint à une corvée au service de l’administration.

Ce fut dans ce contexte que certains chefs, dont celui des Bambumba, perdirent leurs pouvoirs. Ce dernier, cherchant à éviter le mauvais traitement matinal, indigne d’un chef, délégua Moera, un Mutangi du sud dans le territoire de Lubero, arrivé dans le zone de Beni, à la poursuite de son gibier. Rendu esclave, il se présentait au poste de l’Etat à la place du chef des Bambuba et recevait le mauvais traitement réservé aux chefs.

Ainsi, les fonctionnaires de l’Etat reconnurent Moera comme chef de la contrée et l’investirent chef médaillé des Bambumba au détriment du vrai chef dont les réclamations ne furent pas prises en considération. Ce chef Moera est à l’origine de l’institution de deux chefs chez les Batangi composés, par conséquent des Batangi-nord, dans la zone de Beni et de Batangi-sud, dans la zone de Lubero. Cette situation de fait met en coexistence le pouvoir coutumier et le pouvoir administratif colonial 185 .

Dans ce contexte, en 1924, les chefs Mungulumba et Rupande du Mwenye se présentèrent auprès des autorités territoriales de Lubero pour signer leur acte de soumission. Cet acte fut mal reçu par leurs sujets qui firent périr à Malende 36 hommes. Les habitants de Kirao justifièrent ce massacre en le présentant comme le résultat d’une vengeance dirigée contre le chef Makiro qui avait tué plusieurs de leurs frères. En réalité, cet acte avait pour dessein d’empêcher les chefs de Mwenye et de Manzia de collaborer avec l’Européen.

Ces meurtres occasionnèrent dans cette région l’occupation militaire dirigée par l’adjudant Buyart. Il livra la contrée aux exactions et aux violences qui coûtèrent la vie à plusieurs autochtones. Face à cette situation, le chef Sebe, régent du Ngulo, démissionna et se cacha sur ses propres terres. Par contre, en 1924, Biondi, le grand chef des Baswagha en collaboration avec le chef Wehya déclarèrent leur soumission devant les autorités coloniales de Lubero. Ils espéraient que leurs territoires respectifs Ngulo dont dépendaient le Mwenye et le Manzia connaîtraient la cessation de l’occupation coloniale 186 .

Entre temps, l’adjudant Buyart ternit sa renommée et celle des Belges, considérés par la population locale comme les amis des usurpateurs du pouvoir. Il tua cinq hommes pour libérer May, un chef bandit et tyran, soumis en 1922. Pour une autre infraction, ce chef fut relégué à Irumu Par ce fait, l’espoir des chefs usurpateurs d’avoir l’appui des Belges en collaborant avec eux fut dissipé.

Parmi tant d’autres, en 1926, le chef Wehemba dans le Masiki, situé dans la zone actuelle de Beni, devint célèbre pour s’être catégoriquement opposé à l’occupation coloniale. Il présenta son acte de reddition aux anciens de son entourage, se retira de la vie politique traditionnelle de la contrée, et désigna son fils Muhindo comme responsable de son clan vis-à-vis du pouvoir colonial. Interrogé sur les raisons de sa résistance, il répondit : « Parce que les Blancs m’ont dépossédé d’une partie des terres dont j’avais hérité de mes ancêtres 187  ». Ces terres furent transformées en Parc National Albert.

La résistance la plus active à l’occupation coloniale se manifesta dans les années 1930 avec l’apparition du mouvement kima, en 1932 dans la zone de Lubero, et celui des « Anyota : hommes-léopards 188  ». Pour revendiquer la réhabilitation du pouvoir des chefs traditionnels, ils s’emparaient de leurs victimes choisies parmi ceux qui collaboraient avec les agents de la colonisation et avec les missionnaires. Mais ces hommes furent brutalement réprimés, en 1935, par les soldats et le pouvoir colonial. Les réfractaires se retirèrent, jusqu’aux années 1970, dans la clandestinité dans la zone de Beni 189 .

Dès lors, les souvenirs de ces contacts engendrent chez les Nande des attitudes de méfiance et de défiance à l'égard de l'étranger. Cette défiance nous fait comprendre la persistance des formes de résistance de la classe guerrière (ngavo) bien que ses pouvoirs soient fortement limités à cause du déracinement culturel sous l'influence religieuse des missionnaires et de la modernité 190 .

Néanmoins, vers 1935, les Nande amorcèrent un processus de négociation avec la colonisation après la pacification de la contrée. Ils adoptèrent de nouvelles cultures commerciales et maraîchères. Bien plus, ils apprirent à vivre dans des agglomérations en dehors du cercle familial et ancestral dans le village avec d'autres peuples dans des mines et les plantations où leur travail sera désormais rémunéré ; ainsi la monnaie remplaça le système d'échanges commerciaux fondé sur le troc..

Par ailleurs, ils combinèrent l'écriture avec la tradition orale, la législation ancestrale avec la législation politique coloniale, et la médecine traditionnelle avec la médecine moderne. Enfin, ils adoptèrent progressivement le christianisme et s'ouvrirent à la culture occidentale au risque parfois du déracinement pris par certains comme une libération du joug traditionnel ancestral. Ce contact avec le monde occidental depuis la fin 19ème siècle marque le début d’une nouvelle ère de l’histoire des Nande ainsi que des peuples d’Afrique marqués par l’interférence culturelle africaine, occidentale et asiatique ainsi que des différentes religions que ces civilisations véhiculent.

Notes
177.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Kivu, op. cit., p. 11.

178.

Modeste D’HOSSCHE, « Une mission dans les Montagnes Bleues », dans Le Règne du Sacré-Cœur de Jésus 5(1924), p. 169.

179.

AIMO, 45, 8, 7 : M. Mænhaut (AT), Rapport annuel, 1940. Beni, le 1er janvier 1940.

180.

Entretiens informels avec certains dirigeants de la communauté des Nande à Kinshasa et avec un docteur en médecine à Kinshasa en juin 1997.

181.

Les générations avant l’année 1970 racontent qu’il a quitté sa résidence pour aller à la rencontre des rebelles. Arrivé à Kasongomi (village qui porte le nom de district) il traversa la route en urinant et en conjurant les troupes rebelles. C’est pourquoi, les rebelles furent anéantis dans la ville de Butembo à quelques mètres de cet endroit où il vida sa vessie.

182.

AOAP, CP, 1 : Historique du territoire de Beni. Beni, le 17 septembre 1970.

183.

Lieven BERGMANS, Biundi, nova et vetera, op. cit. p. 8-11.

184.

Témoignage d’Angelus Kashauri dans ses récits royaux lors des entretiens libres à Kinshasa (19995).

185.

Informations reçues du chef coutumier Kapupa et d’Anselme Athsongia, chefs de Mbao en 1987 lors de notre ministère paroissial.

186.

Lieven BERGMANS, Biundi, nova et vetera, op. cit., p. 9-11.

187.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Kivu, op. cit., p. 12.

188.

Henri PIERARD, « La mission assomptionniste au Congo », dans L’Assomption et ses oeuvres n° 398, p. 552 ; Henri PIERARD « L’anyoto ou homme-léopard, la terreur des Wabali au Congo Belge », dans L’Afrique ardente 2(1937), p. 20-21 ; « Au pays des hommes-léopards », dans Afrique ardente 1(1936), p. 10-11 ; MASHAURY, K.T., Dynamique de l’action missionnaire catholique chez les Yira occidentaux (1906-1959). Méthode apostolique, mutations sociales et interactions culturelles. Lubumbashi, Université de Lubumbashi, 1983, p. 188-193. Nous reviendrons sur cet aspect en parlant des résistances à la christianisation.

189.

Nous reviendrons sur cette secte quand nous analyserons les formes de résistance au christianisme dans ce travail.

190.

Témoignage reçu en 1997 à Kinshasa lors de nos entretiens informels sur la culture avec un médecin qui expliquait le phénomène actuel des milices non armées les « May-may ».