1.5.2. Enseignement public (1885-1910)

Dans la première conquête du Congo, le gouvernement colonial belge n’avait pas une politique scolaire bien définie. Sa plus grande préoccupation était plutôt son devoir de civilisateur du peuple car « le vrai moyen de prendre de l’influence est de le rapprocher de lui et de chercher à savoir ce qui se passe, suivant la pittoresque expression anglaise, ‘on the back of the black man’s mind’, ce qui se traduit d’une manière affaiblie par ‘pénétrer la mentalité du noir 218 ’ » pour mieux le connaître

C’est pourquoi, il pouvait affirmer que « En matière d’éducation, nous ne devons pas faire du Noir un Blanc, mais tâcher de faire un bon Noir (…). L’instruction mal appliquée risque de faire des indigènes des déclassés malfaisants et dangereux 219  ». Une autre question portait sur la langue dans l’instruction scolaire, le français ou le flamand. Le gouvernement aboutit à la conclusion selon laquelle l’enseignement en langue européenne aurait pour conséquence que :

‘« Les fonctionnaires et agents coloniaux, (« indolents en matières linguistiques ») en prendraient un prétexte pour ne pas apprendre la langue des ‘administrés’ : ‘les nègres n’ont qu’à aller à l’école et apprendre le français’. Ce phénomène perpétue les abus des interprètes, il empêche les rapports de confiance de s’établir entre Noirs et Européens, obstacle à la diffusion de l’influence civilisatrice (pas de compréhension réciproque). En un mot, le fonctionnaire doit apprendre la langue de ses administrés, les administrés ne doivent pas apprendre la langue du fonctionnaire. Il en résulte, par voie de conséquence directe, que d’une manière générale, l’enseignement primaire doit être donné dans la langue indigène 220  ».’

L’important était d’apprendre aux autochtones à lire et à écrire dans leur propre langue et de les initier à une profession de charpentier, de forgeron, de tailleur, de cordonnier, voire même d’imprimeur. En ce qui concerne les mots qui n’existaient pas dans leurs langues, il fallait les leur inculquer pour qu’ils se fassent comprendre des Européens. Cette situation est à l’origine de l’introduction des mots techniques chez les Nande : rudefe (hors-d’œuvre) en matière culinaire, ekere (equerre), nifo (niveau d’eau), sapate (charpentier), sitoro (silleur de long), dans le domaine de la maçonnerie et de ceux qui manipulent le bois.

Cette orientation permet de comprendre la rencontre tenue à Boma, (Bas-Congo), le 18 janvier 1914, à l’issue de laquelle les Commissaires des districts définirent la nature et le but à atteindre dans l’enseignement en général. Le rapport de cette rencontre exposait qu’il fallait avant tout que l’enseignement soit professionnel car ‘le Noir reste un grand enfant vaniteux qui se prendrait l’égal de l’Européen avec un vernis de civilisation’, et refuserait le travail manuel.

Dans le cas où il serait bien instruit, il prendrait du prestige auprès de ses congénères, critiquerait les Européens et exciterait les Noirs au mépris des Blancs en majorant leurs défauts. C’est pourquoi le rapport conclut en traduisant ces craintes :

‘« Un instruit est une nuisance et un danger (…). Il faut donc qu’il travaille, et c’est à la moralisation du nègre par le travail, savoir par le travail manuel que doit tendre l’enseignement que nous lui donnons. Mais des intelligents, nous pouvons en faire des clercs, commis, proposés pour des maisons de commerce, et des auxiliaires. On en a plus besoin au fur et à mesure que se développe le pays tandis que le nombre des clercs est limité : un peu d’instruction, beaucoup d’éducation, mais surtout de la profession. Former avant tout des artisans, ensuite des clercs noirs pour l’Administration et le commerce, enfin préparer un certains nombre des fils des chefs à leur futur métier, pour succéder à leurs pères et l’instruction leur donnera un prestige sur les indigènes qu’ils dirigeront, pour leur faire accepter les règles d’une vie plus civilisée et plus morale qui leur auront été inculquées à l’école 221  ».’

Après l’école primaire, l’élite pourra être admise à l’étude du français, de manière à être mise à même d’embrasser une carrière libérale et se préparer à devenir commis ou clerc dans l’administration ou encore employé pour les maisons de commerce. Néanmoins, suivant les fluctuations des besoins, il faudrait préalablement les éprouver. C’est alors qu’on pourrait faire du Noir un auxiliaire des Blancs 222 .

De même, les enfants des chefs suivront l’enseignement primaire, apprendront à lire et à écrire, mais ne seront pas préparés à un métier manuel. Cette disposition de Kisangani pour les futurs chefs s’explique car ils recevaient une formation administrative dans leurs villages sous la direction d’un agent de l’État. La formation d’enfants de chefs ou des notables cherchait, à élever leur niveau, à les responsabiliser dans leurs nouvelles tâches au service des agents de l’Administration, et à favoriser la collaboration avec eux 223  .

La formation des écoles professionnelles n’a pas eu beaucoup de succès à Stanley-Falls. En 1913, Wahis, Gouverneur général adressa un rapport au Secrétaire d’État, sur les causes de cet échec et préconisa des solutions pour attirer l’intérêt des autochtones aux travaux professionnels :

‘« La répugnance que le noir a manifestée jusqu’à présent pour les professions manuelles émane de sa nature paresseuse ; mais surtout du régime inférieur appliqué jusqu’en cers temps aux artisans. Ce régime a été modifié en ce qui concerne le côté pécuniaire ; les salaires des artisans ont, en effet, été notablement relevés et cette amélioration amènera un revirement favorable à l’apprentissage des professions manuelles 224  ».’

En réalité, l’attente des autochtones en matière d’écoles était incompatible avec le retour à la vie traditionnelle en pratiquant des travaux manuels. Leur aspiration était de s’en émanciper. Cette attitude engendra une réception négative des écoles professionnelles. Néanmoins, cette orientation scolaire ne fut pas partagée par tous les agents de l’Administration.

La correspondance du Commissaire général, du 6 décembre 1911, avec le Directeur de la justice, donne un autre point de vue : « À mon avis, il serait désirable de donner une large place à l’étude du français de façon à arriver dans un avenir plus ou moins rapproché à ce que cette langue remplace petit à petit le swahili. J’estime que c’est un des moyens le plus sûr et le plus efficace pour assurer le respect des Européens et la stabilité de nos institutions coloniales 225  ».

Déjà, en 1910, selon l’analyse d’Edward Peeters, dans son fascicule, L’instruction publique au Congo Belge, on rencontrait une double tendance dans l’enseignement public : pour les uns, il fallait « développer l’intelligence de nos frères noirs », et pour d’autres, il fallait « préconiser d’abord la culture morale ». Son étude aboutit à ces conclusions commandées par une perspective morale :

‘« Le seul but du colonisateur doit être de rendre plus heureux les aborigènes soumis à son protectorat ; il ne lui est certes pas défendu d’avoir encore d’autres visées, sociales ou commerciales, mais les intérêts de la civilisation doivent avoir le pas sur tous les autres (…). L’orgueil, la présomption, l’ambition irraisonnée, tous ces défauts ne sont que trop souvent les suites de ‘trop peu’ de culture intellectuelle. Car plus on sait, plus on est convaincu de ne rien savoir. Et ce n’est que la culture morale qui peut donner naissance à l’amour du prochain, à la compassion pour les infortunés et les souffreteux ; c’est elle aussi qui fait frissonner à l’idée de porter atteinte au bonheur du prochain, de s’approprier ce qu’il possède, c’est elle qui inspire l’horreur du mensonge et de la duplicité 226  ».’

Pour lui, le véritable bonheur provient uniquement de la culture morale et des sentiments du cœur. La culture morale, de concert avec la culture intellectuelle, parviendront à faire « de ces races si longtemps vouées à l’esclavage » des hommes libres, conscients de leurs devoirs et de leurs droits 227  ». Cependant, cette culture morale et intellectuelle n’était pas répandue. Déjà, en 1909, « les écoles existantes n’étaient qu’un oasis dans un désert sans limites ». Fallait-il créer des écoles dans les villages ? Certaines écoles rudimentaires, dirigées par des instituteurs noirs, avaient en effet éveillé le désir d’instruction 228 .

La clef de compréhension de ces tergiversations concernant l’enseignement public et le nombre restreint des écoles se trouve dans cette note introductive au dossier sur les écoles coloniales.

‘« Sous l’État Indépendant du Congo, à l’époque, sinon de la conquête, au moins de l’occupation de son immense territoire, le Gouvernement ne s’est guère occupé de l’enseignement : il avait des soucis plus graves et courait au plus pressé. Au surplus, il n’avait ni le personnel ni les moyens financiers pour l’organiser et il préféra se décharger presque entièrement de cette fonction sur les missions. Ainsi, cette dévolution d’attribution est consacrée par le traité conclu entre l’État Indépendant du Congo et le Saint Siège, le 26 mai 1906, qui stipule comme condition d’octroi de terres aux missions que ‘chaque établissement de mission s’engage, dans la mesure de ses ressources, à créer une école où les indigènes recevront l’instruction’. C’est un hommage à rendre aux missions, qu’elles n’ont pas failli à cette tâche. Aujourd’hui encore, les missions collaborent, généreusement, à cette œuvre d’enseignement que le gouvernement ne pourra développer que progressivement 229  ».’

Ce commentaire aide à comprendre les différentes approches des autochtones placés entre les agents de l’Administration et les missionnaires. Il explique, par la suite, que les premiers missionnaires, tant protestants que catholiques, ont voulu dès leur arrivée au Congo, non seulement évangéliser les indigènes et soigner leurs maladies mais aussi se consacrer à l’instruction. Ils fondèrent des écoles libres où ils dispensaient un enseignement, tantôt très élémentaire, tantôt professionnel ou normal.

Ces écoles n’étaient, en principe, soumises à aucune surveillance, et le Gouvernement ne leur connaissait aucune existence légale quoiqu’elles constituent un véritable service d’enseignement public. Cependant, il considérait comme son devoir de favoriser, par tous les moyens, l’œuvre d’éducation chrétienne poursuivie par les missionnaires 230  ».

Par conséquent, la Convention avec le Saint-Siège, du 26 mai 1906, fut la consécration de cette politique de collaboration étroite entre le Gouvernement et les missions. Elle souligne, en ce qui concerne l’enseignement, que « chaque établissement de mission s’engage, dans la mesure de ses ressources, à créer une école où les indigènes recevront l’instruction à condition toutefois que des terres leur soient octroyées 231  ».

Ce souci de collaboration se concrétisait par des subsides et des allocations accordées aux missionnaires pour fonder, construire des écoles, et les entretenir. Certains Préfets apostoliques pouvaient demander du matériel didactique, la fourniture des livres classiques, « une cloche assez forte avec une chaîne nécessaire pour le fixer au mur, des ballons de football, et des balles pleines de caoutchouc 232  ».

Les missionnaires, de leur côté, ne faillirent pas à une tâche qui dépendait du Gouvernement. Pour ce faire, selon la méthode des Pères Blancs, ils engagèrent et s’associèrent des collaborateurs : les religieuses et les autochtones 233 . Cette méthode fut, à peu près suivie par les autres missionnaires catholiques qui inclurent des religieux-frères dans leurs œuvres d’enseignement.

Avec les instituteurs indigènes, ils dispensèrent l’instruction primaire dans leurs résidences et les chapelles-écoles. Les instituteurs étaient souvent des instructeurs chrétiens avant le service. Il leur était demander de fonder d’abord un ménage chrétien, et certains Pères favorisaient le choix d’une épouse parmi les filles des Sœurs. Cette pratique avait une visée pastorale afin de développer parmi les indigènes le mariage chrétien.

Par ailleurs, en épousant les filles en compagnie permanente avec les religieuses, ils s’élevaient dans la hiérarchie sociale, ainsi que leurs épouses qui pouvaient devenir institutrices pour les filles des écoles succursales. Dans le cas où le personnel enseignant serait insuffisant, elles pouvaient dispenser des enseignements dans les écoles centrales qui étaient proches de la résidence du missionnaire. Cet aspect accroissait le prestige de l’institutrice auprès des autochtones. Pendant que dans les écoles succursales, qui étaient en réalité des chapelles-écoles, l’enseignement était donné dans les langues vernaculaires, le français était de rigueur dans les écoles centrales.

Le ménage chrétien des instituteurs permettait enfin l’instruction des deux sexes car, à l’époque coloniale, il n’existait pas d’écoles mixtes ni d’instituteurs pour s’occuper des filles. Le mari de l’institutrice ne pouvait entrer dans une classe de filles que pour le catéchisme.

Les Sœurs de Notre-Dame d’Afrique étaient aussi impliquées dans l’enseignement. Elles avaient en général un double rôle. Elles recueillaient les enfants pour les conduire dans les écoles maternelles, et choisissaient des monitrices parmi les grandes. Celles-ci assuraient la bonne tenue en classe et expliquaient aux enfants les leçons apprises. Ensuite, les religieuses donnaient l’instruction primaire aux filles dont l’horaire du travail intellectuel et manuel était le même que les garçons. Le programme scolaire consistait dans l’instruction primaire, le catéchisme, quelques notions de lecture, d’écriture et de calcul. L’instruction scolaire était aussi un moyen de christianisation 234 .

À défaut d’instituteurs, les missionnaires faisaient provisoirement la classe aux enfants. Les instituteurs ont été les vulgarisateurs de l’enseignement. Le succès des écoles dépendait de leur valeur et de leur formation. Hommes assez instruits, ils devaient rester assez humbles et modestes pour s’appliquer aux travaux de la terre et supporter la direction « paternelle » des missionnaires. De leur côté, les missionnaires présentaient leurs instituteurs à la population locale comme des exemples de personnes instruites mais capables de travailler manuellement.

Par ailleurs, les missionnaires fondaient les écoles et payaient les instituteurs. La question des manuels leur revenait aussi. Il fallait suffisamment connaître les langues vernaculaires pour composer des ouvrages de première nécessité pour l’enseignement. En outre, ils formaient les instituteurs, édifiaient et entretenaient les locaux, fournissaient les instruments nécessaires à l’instruction, et maintenaient la jeunesse dans les classes en faisant l’inspection et l’appel.

Bien que mal reçue par les instituteurs, cette inspection était pour le Père un moyen de redresser les défectuosités de la méthode suivie par les enseignants et de mettre, en même temps, une dernière main à la formation des élèves au point de vue de l’instruction scolaire, de la connaissance de la morale et de la religion 235 . Cette manière d’exercer une influence sur les enfants servait aussi à maintenir la jeunesse en classe car, selon les vœux des missionnaires au Gouvernement, la fréquentation scolaire était obligatoire et des sanctions infligées à leurs parents étaient à prévoir 236 .

Le travail des missionnaires fut apprécié par le Gouvernement de l’État Indépendant du Congo qui n’avait ni le personnel ni les ressources nécessaires pour supporter une entreprise scolaire. M. Van Gricken et M. Dandoy, éditeurs de l’Inventaire des Fonds missionnaires (1885-1940), Historiques des Missions catholiques, reprenant la Lettre de E. Van Eetvelde au Gouverneur Général, écrite à Bruxelles, le 4 mai 1897 dégagent clairement ce succès des missionnaires en face de l’échec du Gouvernement.

‘« Le gouvernement, dans les conditions actuelles, n’est pas à même d’assurer pareille tâche car, à supposer qu’il réussisse à former des centaines d’instituteurs indigènes suffisamment instruits, comment pourrait-il les répartir convenablement, les surveiller étroitement et les empêcher de commettre des abus ? Les missions, au contraire, ont réussi à créer un grand nombre de ces écoles parce qu’elles ont formé partout des instituteurs, sous les modalités diverses, allant du simple catéchiste qui donne classe dans une paillote jusqu’à l’instituteur sorti d’une école normale après six ans de préparation. Le rôle du Gouvernement se réduit aujourd’hui à agréer certaines écoles normales 237  ».’

Ce constat n’est pas modifié avec la colonisation belge. Le Gouvernement colonial belge considérait les Missions comme des facteurs importants de l’œuvre civilisatrice entreprise au Congo. C’est pourquoi, il favorisait leur développement et exhortait, par le biais du Secrétaire d’État, Van Eetvelde, les agents de l’Administration à servir, à la fois, les intérêts de la civilisation et ceux de l’État, et à coopérer aux travaux d’évangélisation des missionnaires 238 .

Après la Seconde guerre mondiale, les jeunes gens ne désiraient plus rester dans leurs villages respectifs. Ils affluaient dans les centres extra-coutumiers à la recherche de l’emploi qui était obtenu après l’école primaire ou professionnelle. Ils pouvaient ainsi devenir des clercs ou des commis. L’attrait du salaire d’un clerc, généralement supérieur à celui d’un ouvrier, incitait les jeunes à préférer ces centres. Par ailleurs, dans le nouveau monde, le travail manuel qui pourtant était la source traditionnelle du revenu familial perdait son prestige aux yeux de la population locale qui avait adopté le salaire ou la monnaie.

Le succès des écoles fut amplifié par les anciens élèves qui devinrent les propagateurs et recruteurs de nouveaux élèves. Ce fut dans la population locale une réelle transformation. L’école qui était suivie ‘manu militari’ devint un lieu d’accès libre pour un travail rémunérateur 239 . La situation poussa les autorités scolaires à améliorer l’enseignement dans les écoles rurales et à admettre les écoliers sortant de ces écoles, sans prestige aux yeux de la population locale, dans les écoles centrales, estimées de tous 240 .

En vue du respect des coutumes de la population locale et pour ne pas compromettre la stabilité des milieux coutumiers, l’autorité coloniale décida de s’opposer au départ et à l’admission d’enfants dans les écoles des centres européens. Cette mesure légale était temporaire ; elle était prise au nom de l’équilibre à maintenir dans la société. C’est pourquoi, les responsables des écoles évitèrent la création d’un second degré d’instruction scolaire. Ils promurent des études identiques jusqu’au niveau de l’école primaire de Belgique en laissant les élèves dans leur milieu coutumier, sans les soustraire à l’influence de leurs parents.

Néanmoins, ce souci de la stabilité du milieu coutumier ne supprimait pas le besoin de la formation de futurs commis ou d’ouvriers spécialisés au service des Européens. L’équilibre des emplois dans le milieu ne sous-estimait pas le besoin urgent d’artisans dans les villages qu’il fallait développer. Sans eux, le succès escompté dans l’amélioration des mœurs et l’élévation de leur standing de vie serait illusoire.

C’est pourquoi, une formation ‘spécialisée’ de maçons, de menuisiers, de charpentiers, d’instituteurs fut promue et encouragée dans les secteurs ruraux à Musienene, Kyondo, Bingi, Beni, malgré le fait qu’ils furent confiés aux missionnaires. Ces institutions devaient pallier le manque de conscience professionnelle reproché par les Européens aux autochtones, lacune qui provient parfois de l’enseignement reçu 241 .

Cette perspective semble avoir connu le succès dans les années après la seconde guerre mondiale (1945) car les responsables des écoles voulaient former des personnes compétentes en améliorant les écoles rurales et en donnant la possibilité aux élèves sortant dans ces écoles d’être admis dans les écoles centrales.

Bien plus, la loi de l’offre et de la demande régularisa l’équilibre entre le milieu traditionnel et extra coutumier dans les domaines de l’habitat, de la santé, et scolaire. Elle encouragea l’Administration à souhaiter la compétence pour tous dans divers domaines quand il soulignait dans son rapport de 1946 :

‘« Lors de la crise économique, j’ai vu quantités de bons artisans rentrer au village et je les ai vus se mettre au travail au profit de la communauté indigène. C’est alors qu’on a vu surgir dans de nombreux villages de coquettes maisons en matériaux définitifs, de bonnes écoles, de bons dispensaires ; la fabrication des mobiliers convenables a transformé les conditions d’existence de nos populations rurales 242  ».’

Ce projet de former des personnes compétentes provenait aussi de l’évolution rapide du Congo qui nécessitait la réforme de l’enseignement. Dans plusieurs contrées, on cherchait « les meilleurs éléments sans lesquels la machine de l’administration indigène ne fonctionne pas ». On souhaitait que le Gouvernement Général intervienne dans la construction des écoles rurales en matériaux durables.

La réforme scolaire projetait d’exclure des centres européens les enfants des milieux ruraux. Cette mesure ne serait efficace que si l’enseignement dans les écoles rurales et centrales dans les stations de missions était de qualité. Dans les milieux kimbanguistes, hostiles aux Européens, la réforme visait à exercer une influence scolaire sur la jeunesse pour modifier la mentalité d’une région.

Enfin, on remarqua que les fermes-écoles étaient peu fréquentées et que les inscriptions s’opéraient à la suite d’une pression. L’Administration réussit à « créer quelques paysans », mais elle ne parvint pas à faire aimer l’agriculture. C’est pourquoi, elle exigea que les deux premiers degrés soient identiques jusqu’au niveau de l’école primaire en Belgique. Quant aux élèves incapables d’études supérieures, ils seraient automatiquement dirigés vers le troisième degré qui serait en même temps agricole et professionnel. De ces écoles, on recruterait alors des futurs paysans et des ouvriers.

Dans la même orientation, l’administration coloniale souhaita que la grande masse des indigènes deviennent des fermiers ou des paysans-éleveurs formés pour remplir diverses besognes dont la réparation de l’outillage, des maisons, des étables. Pour la mise en œuvre et la réussite de ce projet, l’Administration se proposa d’aider les futurs fermiers en leur donnant des fermes équipées. Elle envisagea, pour ce dessin de former des gardes-forestiers et des Assistants Agricoles Indigènes 243 .

Dans une note du 10 novembre 1944, l’Administration résolut de renforcer l’enseignement moyen en vue de la formation d’une élite indigène. Elle créa alors des collèges dont l’admission exigeait une épreuve difficile afin d’en limiter le nombre. Elle voulut aussi introduire l’étude du flamand dans la mesure où cette langue pouvait avoir des résultats pratiques dans divers services. Mais, vu que dans la métropole on n’employait pas le néerlandais dans les affaires publiques ou privées, l’essai de cette langue ne s’étendit pas sur toute la colonie.

Dans l’enseignement moyen, il fut aussi question de l’étude dans les « langues indigènes ». Dans le vicariat apostolique de Beni, à l’école normale de Mulo, cette proposition fut prise comme une manière de ne pas émanciper les élèves de leur milieu traditionnel. D’une manière générale, les Africains étaient désireux d’un enseignement en langues européennes. Certaines écoles des missionnaires furent abandonnées pour s’être opposées à l’enseignement en françaix. L’Administration se persuada qu’il fallait tenir compte des conditions locales et de l’évolution des populations locales.

Néanmoins, par réaction à l’attitude des Africains, elle interdit les langues locales pour favoriser un rapprochement avec l’Européen. Les élèves recevaient des enseignements en français, et la discipline scolaire exigeait qu’on remette une médaille à un étudiant qui parlerait en langues locales en milieu scolaire afin qu’il soit sanctionné. Mais, entre eux, les étudiants communiquaient dans leurs langues maternelles, sauf auprès des personnes étrangères à leur groupe 244 .

Cette situation entraîna l’exode vers les centres urbains. Dans les cités indigènes, les Blancs ne connaissaient pas la langue des Noirs. Bon nombre de Noirs refusaient d’engager une conversation en langues vernaculaires. C’était pour eux « déchoir !» Cette situation aboutit au fait que la plupart des Européens n’apprirent pas, à fond, les langues locales. De ce fait, il en est résulté un malentendu quand les Européens s’adressent aux Africains. Les mots appris par les Européens n’ont pas toujours le contenu culturel entendu par les Africains 245 .

La motivation profonde pour renforcer l’école moyenne fut le souci de « former des hommes », d’agir autant sur le caractère que sur l’esprit, d’arriver à créer chez le Noir, le sens de la responsabilité, le sentiment de l’honneur, la conscience professionnelle ». Les cours devraient donc être organisés de manière à intervenir efficacement dans ce domaine. Pour y parvenir, il faudrait que les jeunes soient soustraits de l’influence de leur milieu et placés dans les internats.

Cette formation donnerait accès à l’enseignement moyen supérieur à la quelle les élèves participeraient, pour une part importante, aux frais de leur entretien. Pour cela, il faudrait créer « un fonds de prêt » tel que la fondation universitaire qui entraîne l’engagement d’honneur de rembourser cette somme dès l’obtention d’un emploi. Cependant, pour les étudiants doués, une bourse d’études pouvait être offerte.

Cette formation du futur personnel enseignant conduisait aussi les candidats à un engagement pour une longue durée et leur ouvrait la possibilité d’un stage dans les domaines de la médecine, et comme assistants agricoles. Elle garantissait aussi les intérêts des candidats, stimulés par un certificat d’études subordonné au diplôme, pris en considération après cinq ans de pratique du métier 246 .

La formation de l’élite n’excluait pas l’enseignement professionnel. Ce dernier était destiné aux élèves afin qu’ils puissent être à même d’effectuer certains petits travaux courants pour leur bénéfice personnel. Cette formation fut plutôt confiée aux missionnaires qui voyaient les besoins urgents en maçons, menuisiers et charpentiers. Les élèves les plus méritants pouvaient avoir accès à une formation de degré supérieur après un concours rendu difficile comme pour les écoles moyennes supérieures.

La réforme de l’enseignement ne donna pas lieu à de remarques particulières au sujet des cours d’adultes. Mails elle examina la question des écoles pour les filles. La formation proposée portait sur les travaux pratiques de couture pour éviter de recourir à tout instant aux offices du tailleur. Il fallut créer et installer des écoles ménagères-agricoles, non seulement auprès des missions mais aussi dans certains villages bien choisis 247 .

L’école moyenne ménagère leur était nécessaire mais elle exigeait des pensionnats afin de retirer les filles du mauvais milieu des centres coutumiers. Dans ces écoles moyennes, avec parfois des sections spécialisées, la couture-mode, l’enseignement pour infirmières ou accoucheuses, la méthodologie constituaient les éléments centraux de leur formation qui avait pour finalité de permettre aux jeunes filles d’occuper un emploi avant leur mariage 248 .

En définitive, la politique de l’instruction scolaire pour la colonie belge est résumée dans ce Rapport du 3 mai 1945, élaboré par F. Peigneux, chef de service des AIMO, et Commissaire de district de première classe à Léopoldville : « La matière de l’enseignement pour indigènes est une de celles qui touchent de plus près la politique indigène et qui sont susceptibles d’avoir une répercussion considérable sur l’évolution des peuples 249  ».

Notes
218.

Enseignement colonial, p.4.

219.

Ibid., p. 4.

220.

Enseignement colonial, p. 5.

221.

M, 615, 44, 1082/1620. Enseignement. Généralité. Boma, le 18 janvier 1914.

222.

Enseignement colonial, p. 7 ; Edward PEETERS, L’instruction publique au Congo-Belge. Paris, Librairie Henry Paulin et Cie, 1910, p. 7.

223.

AANC (Archives Africaines Non Classés) : Bebaets, Rapport général sur la zone de l’Ituri pour 1911 au Gouverneur Général.

224.

M, 614, 720-44, 1437,b. Instruction publique, Caractère des écoles. Ecoles professionnelles. Boma, le 28 août, 1913.

M, 574, 66-67, 320 : Culte et missions. Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus. Baron Wahis, Gouverneur Général à Monsieur le Secrétaire d’État. Bumba, le 18 décembre 1905.

225.

M, 615, 44, n° spécial 18b, 8872 : Instruction publique. Divers. Correspondance. Henri, Commissaire général à Monsieur le Directeur de la JusticeStanleyville, le 6 décembre 1911.

226.

Edward PEETERS, L’instruction publique au Congo-Belge. Paris, Librairie Henry Paulin et cie, 1910, p. 2.

227.

Ibidem, p. 7.

228.

. Enseignement colonial, op. cit., p. 7.

229.

Ibidem, p. III (notes introductives).

230.

A, 5, 122 : ; Lettre de E. Van Eetvelde au Gouverneur Général. Bruxelles, le 4 mai 1897, M. Van GRICKEN et M. DANDOY, Inventaire des Fonds missionnaires (1885-1940), Historiques des Missions catholiques, op. cit., p. X-XII.

231.

Ibidem, p. XV.

232.

M, 616, 44,3 : Instruction publique. Subsides et allocations aux écoles.

233.

M, 615, N.C. Bouchout, le 16 juillet 1913.

234.

M, 615 : Bouchout, le 16 juillet 1913.

235.

M, 615 : Bouchout, le 16 juillet 1913. Cf aussi le témoignage de M. Kataliko Gaston dont le papa a été giflé en classe auprès de ses élèves par un inspecteur missionnaire dans les 1959.

236.

M, 628, I, 3, 2 : Missions catholiques. Vœux exprimés par les Missions catholiques.

237.

Enseignement colonial, p. 17.

238.

A,5, 122 : M. Van GRICKEN et M. DANDOY, op. cit., p. X.

239.

Témoignage de Mgr Emmanuel Kataliko qui était obligé par ses parents, le chef du village et les policiers pour se rendre à l’école. Mbau, fin mai 1988.

240.

La dépréciation des écoles rurales provient du fait de la sélection. Les élèves mons doués étaient envoyés dans les écoles succursales où parfois les enseignements étaient négligés, les instituteurs échappant à l’inspecteur, et le salaire presque absent.

241.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Education des indigènes Instructions. Généralités., p.2.

242.

Ibidem, p. 2.

243.

Ibidem, p. 3.

244.

Expérience de l’auteur de ce texte durant ses études secondaires (1972-1978).

245.

Dans les relations, la terminologie : cousin, neveu, oncles paternelles ou maternelles et autres se traduisent par frères, sœurs, papa ou oncles. Le sens de la famille élargie était souvent incompris des étrangers.

246.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Education des indigènes Instructions. Généralités., p. 4-5.

247.

Nous pouvons nous référer aux foyers sociaux organisés par les religieuses dans ce travail.

248.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Education des indigènes Instructions. Généralités, p. 6.

249.

AIMO, D, 18 bis, 1 : F. Peigneux, Rapport annuel, 1945, Léopoldville, le 3 mai 1945, p.7.