1.5.3. Protection des populations locales (1885-1955)

En ce qui concerne le maintien des populations rencontrées au Congo lors de la colonisation, la ligne suivie par le Gouvernement belge est définie dans ce document qui souligne une continuité avec l’État Indépendant du Congo (EIC) :

‘« Le Gouvernement belge, après l’État Indépendant du Congo, fait sienne les idées exprimées dans ces diverses instructions. Il place ses devoirs envers la race noire en tête du programme dont il entend poursuivre la réalisation au Congo. La Charte coloniale consacre les principes directeurs de la politique qui sera suivie à cet égard : « Le Gouvernement Général, dit l’article de la loi du 18 novembre 1908, veille à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence. Il favorise l’expansion de la liberté individuelle, l’abandon progressif de la polygamie et le développement de la propriété. Il protège et favorise, sans distinction de nationalités ni de cultes, toutes les institutions et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables, créées et organisées à ces fins en tendant à instruire les indigènes et à leur faire comprendre et apprécier les avantages de la civilisation 250  ».’

Après la seconde guerre mondiale (1945), les agents de la colonisation tournèrent davantage leurs activités, non seulement vers l’occupation du pays mais aussi vers la protection des populations rencontrées en vue de leur développement. Cette politique de l’amélioration de la situation des populations au point de vue moral, social et matériel comportait plusieurs dimensions comprenant entre autres, les problèmes de l’enfant, de la femme, de la famille, les conditions sociales des peuples et les abus des cultures africaines à combattre.

En vue d’étudier ces questions et d’élaborer des propositions de réponses, le Gouvernement, à Bruxelles, en mars 1920, créa le service des Affaires Indigènes et Main-d’Œuvres (AIMO) 251 . Ce service mit sur pied l’organisation du service de l’hygiène dont les recommandations concernent surtout les agents de l’Administration qui devaient porter une attention aux personnes. Ce service visait à lutter contre les maladies épidémiques, à observer scrupuleusement les règles impératives ou les conseils de prudence, à collaborer énergiquement dans l’exécution des dispositions sur la matière, mais surtout à lutter contre les causes de la mort prématurée.

Le but de cette exhortation était d’inciter les agents à éviter tout ce qui peut nuire directement ou indirectement à la santé ou à la sécurité des indigènes, et à se préoccuper de favoriser tout ce qui peut aboutir à conserver la santé et à prolonger leur existence des populations noires. Ce souci de la protection des populations poussa parfois le Gouvernement à dénoncer certaines décisions administratives qui avaient ou pouvaient avoir des répercussions néfastes, parfois inattendues, sur la santé des indigènes et leur vie sociale. Sur ce point, on peut remarquer cette observation d’un Rapport de 1920 :

‘« On a vu des indigènes, inquiétés par l’action des fonctionnaires, se réfugier dans la brousse, ou, encouragés par les agents, se rendre pendant de longues durées en forêt pour récolter des produits exportables. Certaines mesures ont eu pour effet d’appauvrir les réserves en petit bétail en volaille des villages indigènes et de nuire ainsi à leur alimentation. Les départ des hommes vers les centres européens ou comme porteurs nuisent à la vie familiale et ne sont pas favorables à la natalité… Dans les décisions à prendre, il faut tenir compte de ces conséquences ou en supprimer la cause ou faire en sorte d’en prévenir les effets 252  ».’

La vigilance des fonctionnaires, selon le Ministère de la Justice, ne devait pas se limiter seulement aux mesures d’ordre général mais se porter aussi sur les cas individuels des indigènes qui dépendaient des Européens en ce qui concerne le logement, le couchage, la nourriture, l’habillement, l’hygiène et le confort : tels les engagés, les prisonniers, les témoins, les miliciens.

Pour le ministère, « On ne saurait donc être trop soucieux de prévenir la perte ou la maladie d’un seul des membres de la communauté, tant pour soi-même que pour ceux qui peuvent naître de lui. C’est le mot d’ordre qui doit être constamment à la mémoire de nos agents 253  ». Dans la pratique, ces consignes poussèrent le gouvernement à organiser des œuvres sociales en se penchant entre autres sur les questions de l’enfance, des enfants abandonnés, de la natalité, de la délinquance infantile sous les services de l’AIMO. Dans les années 1920, le Gouvernement organisa des primes de natalité aux ménages des travailleurs.

Ce surplus de salaire permettait d’entretenir le personnel indigène. Toutefois, il occasionnait le dépeuplement des milieux ruraux à cause de l’afflux des jeunes dans les villes, les mines, les plantations, et les entreprises européennes 254 . Ce phénomène est à l’origine de la formation des villages industriels, agricoles, miniers. En 1946, le ministère chercha à lutter contre la morbidité des jeunes et la mortalité infantile. Il entreprit l’encadrement des jeunes qui affluaient dans les grands centres où ils devenaient des vagabonds et des délinquants.

En vue de parer à cette situation, le Gouvernement prit à leur égard des mesures d’internement et de redressement. Il les plaçait sous la tutelle de l’État à la manière des enfants libérés après une arrestation policière, des esclaves fugitifs, des orphelins, et des enfants abandonnés parce que devenus inéducables. Tout en évitant une certaine répression, l’État procédait à une rééducation de ces jeunes.

Ce ministère s’attachait à la protection de l’enfance par des mesures répressives en créant des maisons de correction pour les jeunes détenus dans lesquelles les punitions collectives cependant étaient abrogées. Les membres qui s’occupèrent de la protection de l’enfance 255 se constituèrent dans les années 1920 en une ligue qui organisa les premières consultations pour les nourrissons de la colonie. Cette œuvre a survécu à la première guerre mondiale (1914-1918), mais est restée stationnaires en certaines régions à cause de l’incompréhension de ses objectifs.

Dans les années avant la première guerre mondiale, elle portait le vocable « œuvre de la goutte de lait » car elle visait à l’origine les mères malades ou privées de lait qui ne pouvaient plus alimenter leurs enfants. Le but de l’œuvre était, pourtant, plus large : il visait aussi l’éducation des mères indigènes pour les soins hygiéniques à donner à leurs enfants en leur apprenant à abandonner l’habitude, parfois néfaste de gaver intempestivement leurs nourrissons.

Elle voulait aussi inculquer aux mamans de recourir, régulièrement et à temps, à un médecin européen ou à une infirmière. La ligue se proposait, en outre, d’assurer la surveillance médicale des parents de laquelle dépend souvent la viabilité des nourrissons. La ligue voulait combattre, par persuasion, la poursuite de l’allaitement des enfants jusqu’à trois ou quatre ans. La population locale perçut ces objectifs, dans un sens opposé, comme un moyen d’éduquer les parents à l’allaitement précoce des nourrissons et de hâter le sevrage de leurs enfants qui pouvaient alors souffrir de malnutrition (kwoshiokor ou bwaki, en langue vernaculaire, kinande et swahili).

Bien que le bol de lait ait disparu dans les années 1970, les consultations prénatales et celles des nourrissons jusqu’à l’âge de trois ans restent exigées par les médecins, et même sanctionnées, dans le cas où l’enfant perdrait du poids 256 . Pour certains enfants qui présentaient des déficiences remarquables, les responsables leur portaient une attention particulière et demandaient la collaboration de leurs parents en vue de leur évolution physique normale 257 . Dans la même perspective, ce service luttait contre les pratiques d’avortement volontaire en recourant aux dispositions des règles coutumières 258 .

Ce fut dans la même perspective que furent créés les « dons du prince Régent ». C’était un crédit collectif aux œuvres d’orphelinat des Vicariats ou des Préfectures apostoliques visités par les agents de l’Administration. Les missions religieuses qui avaient créé des orphelinats pour indigènes et mulâtres et qui ne recevaient aucun subside du Gouvernement en bénéficièrent après ce contrôle des fonctionnaires de l’État.

Les foyers sociaux, la Ligue nationale pour la protection de l’enfance noire, le home des marais noirs à Matadi, et les Fonds d’assistance aux indigènes infirmes et abandonnés 259 concrétisèrent cette détermination du Gouvernement de protéger l’enfance 260 . Les Fonds d’assistance sociale 261 , créés en 1944, s étaient destinés à soulager et prévenir les misères, à organiser le service hospitalier dont les constructions d’hospices pour vieillards, à venir en aide aux œuvres missionnaires, construction des bâtiments, et s’occuper des indigènes infirmes, des travailleurs licenciés et des pensions.

Dans la même orientation, l’encadrement de l’enfance porta aussi son attention sur la promotion de la jeunesse féminine. En 1938, le Gouvernement examina la scolarité des filles et étudia les raisons pour lesquelles la scolarité des filles prenait du retard par rapport à celles des garçons. Après le constat selon lequel la plupart des fondations des écoles des filles par les missions religieuses étaient relativement récentes, Ryckmans, Gouverneur général, fit remarquer que cette lacune provenait de la formation insuffisante des monitrices noires 262 . À cette époque, il n’existait pas d’écoles mixtes, de garçons et de filles.

Dans le même contexte, le Gouvernement s’occupa de la délinquance féminine : « les pupilles de l’État ». Cette catégorie sociale était constituée des filles indisciplinées, pensionnaires fugitives des écoles. La colonie considérait qu’elle ne pouvait pas les livrer à elles-mêmes sans moyens d’existence. Elle avait le devoir moral d’assurer leur sort : les rapatrier et les entretenir jusqu’à leur mariage dans une mission de leur pays d’origine 263 .

La protection sociale de l’enfance avait des retombées sur la famille en privilégiant le mariage monogamique qui constituait pour l’Européen la base du développement moral et social des populations congolaises.

‘« Protéger la monogamie, c’est travailler à l’instauration d’un état nouveau, supérieur en moralité à l’état caractérisé par la polygamie et le plus riche que lui en possibilités politiques et économique. C’est transformer en individualités les éléments bruts de l’individu-famille en désagrégation ; c’est travailler à une œuvre de paix car c’est éteindre inquiétudes provoquées par des déclarations des exigences prématurées, c’est prévenir ainsi des réactions ; c’est travailler aussi à une œuvre féconde, car c’est instituer à côté d’un ordre existant difficilement perfectible, un ordre mieux adapté à nos conceptions plus réceptif ; c’est enfin préparer – à longue échéance, peut-être, mais combien sûrement et équitablement – l’absorption sans conflits, sans heurts, sans révolution, de tous les éléments de la société polygamique 264 ».’

L’option pour la monogamie implique qu’elle est ensuite considérée comme un état de vie « susceptible de favoriser l’acquisition des principes et des conceptions qui se dégagent et forment les individualités en leur faisant accepter librement des devoirs à exercer et des droits 265  ». C’est pourquoi, les fonctionnaires de l’État préconisaient des camps séparés pour les célibataires travailleurs ou militaires, le recrutement pour divers services auprès des Européens en faveur des personnes mariées, et encourageaient le mariage et la répression de l’adultère par l’emprisonnement ou le fouet ou « l’exposition public au pilori ».

Les services de l’AIMO pensaient enfin qu’il faudrait éduquer les parents à ne pas dormir avec leurs enfants, et que le Gouvernement octroie un berceau d’osier avec une moustiquaire, des langes, une petite couverture ainsi que d’autres accessoires, à la place de la prime de natalité donnée en argent aux familles monogamiques 266 . Enfin, le foyer monogamique est censé favoriser la discipline et les conditions essentielles du développement des individus. C’est pourquoi, Engels, Commissaire de district de Basangususu, affirmait déjà, en 1914, que sa bonne organisation, sa protection et sa défense devaient résumer les efforts des agents de l’Administration coloniale 267  .

Dans la même orientation, il proposa que le Gouvernement alloue une somme d’argent aux célibataires afin qu’ils régularisent la question de la dot et contractent un mariage monogamique. Devenus stables dans leurs foyers, ces jeunes pourront restituer cet argent à l’État au fur et à mesure qu’ils reçoivent leur salaire. Ainsi, pour lui, fallait-il réprimer l’adultère et encourager les alliances monogamiques par des primes 268 .

La protection de la famille demandait aussi celle de la femme. Le service des AIMO dénonça et prohiba le portage des femmes enceintes ou des femmes avec un enfant. Il organisa des maternités par le Fonds Astrid, du nom de l’épouse du roi Albert. Le séjour dans les maternités permettrait aux femmes d’être privées du système du portage. Bien plus, à leur sortie de ces établissements, le service des AIMO estima qu’il fallait alléger le temps de travail des femmes lors des travaux agricoles ou lors du transport des vivres dans les camps des travailleurs auprès des Européens.

Cependant, point n’était nécessaire de légiférer dans ce domaine, mais il préconisait d’agir avec persuasion. Il fallait, en outre, veiller à ce que, d’une part, l’imposition des cultures ne soit pas de nature à entraîner pour les femmes un portage excessif, et que d’autre part, l’établissement des postes d’achat soit rapproché le plus possible des indigènes producteurs, et soit développé de façon à réduire la durée du portage.

Les médecins étaient aussi d’avis de supprimer le portage des femmes. Pour eux, la femme a besoin d’un repos nécessaire dès les premiers mois de la grossesse, et surtout pendant les deux derniers mois pour éviter des avortements, des naissances avant termes, et permettre la venue d’un enfant robuste et vigoureux. La nourrice doit être également protégée, au moins un mois après l’enfantement 269 .

Le respect du repos de la femme souleva la question de l’obligation des cultures vivrières pour les femmes des travailleurs vivant dans les centres extra-coutumiers. Leurs produits limiteraient la dépendance excessive en nourriture provenant des femmes des villages. Le travail des femmes des travailleurs, comme de celles qui restent dans les villages coutumiers, permettait de prélever un nombre plus élevé d’hommes pour les travaux de la colonie le ravitaillement des travailleurs grâce aux produits provenant des travaux vivriers des femmes.

Cette étude n’aboutit pas à une décision ; elle se contenta de poser la question de savoir pourquoi imposer le travail aux femmes. Cette réflexion conduisit au constat que « le manque de la main-d’œuvre ne provient pas d’un manque d’hommes mais plutôt de la répugnance des indigènes à s’engager ». Cette répugnance, selon le même rapport, pouvait provenir de la mentalité arriérée, du profit plus considérable des cultures destinées à l’Administration, ou enfin de l’attitude des employeurs à l’égard des travailleurs 270 . Reprenant les affirmations de 1919, le Gouvernement en vint alors à conclure :

‘« Quel que soit l’intérêt de voir prospérer rapidement les entreprises coloniales, leur développement ne peut être poursuivi au préjudice du bien-être matériel et de la santé de la race, des nécessités de la vie familiale et sociale des indigènes et des besoins de l’agriculture indigène. Ainsi, (…) les recrutements doivent notamment rester proportionnés aux facultés des populations ; dans l’appréciation de ces possibilités, il faut tenir compte en outre des bras à laisser à la disposition des communautés coutumières pour l’extension de leurs cultures, pour l’amélioration de leurs conditions d’habitat et d’hygiènes et pour l’exécution des travaux ordonnés par le décret sur les chefferies 271  ».’

Dans le souci de l’amélioration des conditions de vie, du point de vue moral et social, et du respect des coutumes des peuples, le Gouvernement colonial préconisa plusieurs mesures. Il remettait le jugement des cas d’avortements à l’application des règles coutumières. Dans cette question délicate, la famille de la femme payait au mari les amandes. La coupable n’était pas tellement sanctionnée, hormis la réprobation sociale de l’acte commis. Par ailleurs, le mari ne trouvait pas d’intérêt à dénoncer ce comportement à l’Administration coloniale car il n’y gagnait rien.

‘« Il faudrait revenir à la coutume, la femme qui se faisait avorter n’était pas punie de prison, mais sa famille condamnée à payer une forte indemnité au mari ; en cas de récidive, la famille devait parfois fournir une autre femme, outre l’indemnité versée. Naturellement, nous pouvons maintenir entièrement ces sanctions mais nous pourrions les maintenir en partie, et ce serait déjà une amélioration très sérieuse. En pratique, il faudrait donner aux tribunaux indigènes comme compétence le jugement en cette matière » 272 .’

C’est pourquoi, les cas d’adultères comportaient un double jugement. Après la poursuite judiciaire, l’Administration remettait le jugement aux chefs coutumiers. Malgré ces fluctuations, dans les années 1930, cette situation n’a guère résolu le problème, en sorte que R. Preys, chef de service des AIMO, en 1940, lança un cri d’alarme :

‘« Les cas d’adultères sont actuellement si nombreux (…). Les indigènes eux-mêmes font parfois rapport à l’ancien temps quand l’adultère était si sévèrement, disons, atrocement puni. À notre avis, les juges des Tribunaux indigènes eux-mêmes sont devenus beaucoup trop condescendants pour toutes les causes d’immoralité quand ils ont à juger 273  ».’

Ce laxisme aurait été dû à la suppression de la peine de fouets administrés au sexe masculin du coupable par le conseil des notables 274 .

Du point de vue social, enfin, le Gouvernement introduisit la notion de la propriété privée : « À la base de notre politique indigène, nous trouvons l’obligation d’améliorer les conditions morales et matérielles d’existence des natifs, d’où découlent celles-ci : de travailler à l’expansion de la liberté individuelle, à l’abandon progressif de la polygamie, et au développement de la propriété privée 275  ».

Pour devenir propriétaire, il fallait accomplir une somme de travail qui dépasse la satisfaction de ses besoins journaliers, avoir intérêt à conserver les biens amassés, et pouvoir transformer en propriété mobilière les biens meubles acquis. En outre, l’État se trouvait dans l’obligation de procurer les moyens de s’enrichir soit en achetant les produits naturels, soit en procurant du travail, soit facilitant les échanges économiques. En fait, l’Administration se proposait d’aider les indigènes à surmonter les obstacles que lui opposaient les coutumes.

Pour faciliter l’accès à la propriété privée des autochtones, il était nécessaire d’assumer progressivement la modification du cadre anti-économique et anti-familial de la société indigène. Ce fait, à la longue, amoindrit la solidarité clanique, et encouragea les cupides dans leur égoïsme, considéré comme un aspect antisocial dans la culture Nande. Ces modifications visaient la propriété collective coutumière, l’impossibilité de la transmission du patrimoine à la veuve et aux enfants, le patriarcat, le matriarcat ou le lévirat.

C’est pourquoi, le Gouvernement proposa de passer de l’Administration directe à une Administration indirecte en mettant les indigènes en contacts plus étroits avec la mentalité européenne. Il voulut associer, peu à peu, les indigènes à l’Administration occidentale grâce aux juridictions indigènes, surveillées par les magistrats et les fonctionnaires, ainsi que les conseils des chefferies et des secteurs dirigés par le personnel territorial.

Ce désir de changer la mentalité des indigènes aboutit à la création de centres extra-coutumiers dirigés par des natifs. Ces centres étaient des amalgames sans cohésion formés de Noirs amenés par le hasard des recrutements de travailleurs, de soldats, de ‘rebelles’ fugitifs ou d’indésirables auteurs d’actes répréhensibles dans leurs villages 276 .

Ces centres devinrent, en 1942, de grandes agglomérations, difficile à contrôler, à moins qu’elles ne soient scindées en plusieurs villages. Ce fut le début de leur émiettement malgré la proposition de les diviser en deux ou trois petites agglomérations. La principale cause de cet émiettement résidait dans une opposition à ces grands regroupements dans des villages et un désir d’autonomie :

‘« Le retour aux terres ancestrales ne doit pas être un motif d’émiettement des populations. Il est évident que le scindement de certains grands villages s’est avéré nécessaire. Mais l’indigène a toujours tendance à s’établir à part des villages regroupés. Les mesures de regroupement prises de 1931 à 1933 ont justement ce but de combattre cet émiettement et d’améliorer les conditions hygiéniques des populations en combattant les maladies endémiques. (…). La fondation de nouveaux villages, dans les basses altitudes par les jeunes adolescents est à favoriser si le but poursuivi n’est pas de soustraire les intéressés à l’autorité européenne et coutumière mais de dégorger les régions surpeuplées. Pour éviter que la malaria ne cause de grands ravages et ne contamine les populations encore indemnes, il y a lieu de choisir judicieusement les emplacements où ces villages peuvent s’installer 277  ».’

Les autochtones, sous le prétexte de protéger leurs champs contre des animaux ravageurs, trouvaient un moyen d’échapper à toute surveillance du personnel européen, de se soustraire aux travaux imposés, et de garder leurs propres cultures agricoles 278 . Dans le même contexte, en 1949, dans les territoires de Beni et de Lubero, 75 indigènes constitués de 34 cultivateurs sortis de la ferme-école de Kyondo ou de leurs milieux pour les culture maraîchères, deux artisans, un forgeron et un rétameur ambulant, et 39 éleveurs de petit bétail et de gros bétail 279 s’éloignèrent des centre extra-coutumiers pour travailler pour leur compte personnel 280 .

Le nombre de réfractaires, paysans et fermiers, augmenta progressivement à tel point que l’Administrateur territorial, A Braun, en face d’un nombre qui augmentait continuellement, se rallia à la proposition du conseil des chefs des notables. Ce dernier proposait de ne pas laisser la population s’isoler par famille mais qu’il faudrait plutôt les placer en groupe de six familles au minimum. Cependant, le personnel administratif fort réduit eut des difficultés à soutenir l’autorité indigène.

Cet émiettement diminua avec la redevance annuelle que chaque famille prélevait sur les produits des champs pour les donner au chef ou au souverain. Cette pratique provient de la conception selon laquelle les propriétaires sont des intendants des terres ancestrales dont le chef est le gardien et le défenseur. Ce tribut devenait de plus en plus insignifiant suite aux visites régulières des villages de sa juridiction que lui imposait l’Administration. Par ailleurs, le recrutement des forces vives pour les travaux de l’Administration ne favorisait guère l’exploitation des champs, sur lesquels le chef pouvait obtenir une redevance.

En outre, lors de ses visites dans les villages, il laissait la tâche de contrôler ses biens aux autres. Bien plus, malgré les mesures de groupement en familles, la résistance à la répression fit que plusieurs agglomérations avaient des cases construites partiellement habitées lorsque l’autorité administrative ou le chef annonçait une visite 281 . Ainsi, dans les village comme dans les agglomérations, le chef n’avait plus le contrôle de ses sujets.

Une autre difficulté qui provenait de ces centres extra-coutumiers résidait dans leur statut juridique. Pour l’Administration, il ne fallait pas donner à ces agglomérations une façade européenne, mais prévoir pour les Noirs déracinés un statut spécial qui n’irait pas, comme celui donné à l’immatriculation, jusqu’à les assimiler aux Européens. Ce statut leur permettait, néanmoins, d’accéder à la propriété privée individuelle et de laisser leurs biens à leurs héritiers naturels 282 .

L’immatriculation proprement dite était accordée aux indigènes évolués. Elle établissait une collaboration entre les Européens et les « colorés » dans la solution des problèmes nouveaux créés par le contact de deux cultures, occidentale et africaine. Le système de collaboration ne pouvait porter des fruits qu’en rehaussant le degré d’éducation générale des aspirants au titre d’évolué.

Toutefois, en prenant en considération l’affirmation de R. Preys, du service des AIMO, en 1944, cette offre de collaboration avec les autochtones n’était pas encore mise au point. Il déclarait que : « Si nous voulons qu’il fasse le travail de Blanc, il faut leur donner le moyen de s’y préparer professionnellement certes, mais aussi dans l’esprit et la conscience 283  ».

Cette situation, dans les années 1940, dans les territoires de Beni et de Lubero, est à l’origine de la stratification du peuple en plusieurs catégories, les évolués et les analphabètes, les agents au service de l’Administration dont les commis, les infirmiers, les moniteurs agricoles, ceux qui exercent une profession, et les paysans, enfin les citadins et les villageois.

Toutes ces catégories sociales, qui incitaient parfois à l’émulation, avaient droit à une sollicitude particulière du Gouvernement. Le Vice-Gouverneur Général, Ermas, définit, en 1944, les nouveaux types de rapports créés au sein de la population avec l’Administrations en ces termes dans ces diverses directives :

‘« Les Noirs évolués requièrent eux aussi l’attention bienveillante du Gouvernement et des employeurs privés afin qu’ils deviennent pour nous des auxiliaires dévoués et non des enfants surnois. Dans la mesure du possible, nous devons réserver l’engagement au service de l’État et des grandes sociétés à des Noirs ayant terminé des études secondaires complètes, et la rémunération offerte aux commis, moniteurs agricoles, auxiliaires médicaux (etc…) doit être suffisamment alléchante pour que ceux qui ambitionnent ces emplois se convainquent qu’il est de leur intérêt d’atteindre victorieusement le terme d’un écolage prolongé, plutôt que d’interrompre leurs études pour gagner plus vite un salaire. L’attitude des Européens sera déterminante dans la réconciliation des Noirs et des Blancs : injures, brutalités, mépris à l’égard des indigènes sont des maladresses pire que des fautes 284  ». Pour les non-évolués ou peu évolués demeurés dans le cadre coutumier, que l’Administrateur révise sa position : qu’il n’y ait pas de prestations imposées excessives, rémunérées ou pas. Nous devons avoir une politique de l’indigène renouant la confiance réciproque et la paix intérieure. En échange de ce que le Gouvernement demande, impôts ou corvées, donner des écoles, des dispensaires, des artisans et des agriculteurs utiles à la communauté, mettant à la disposition de celle-ci plus d’hygiène, de confort et des champs plus fertiles 285 .’

Le respect dû aux indigènes semble avoir été pris en considération par certaines autorités coloniales. Dans une lettre du 19 mai 1946 provenant d’un indigène qui s’est caché derrière le nom de Simon Filli, nous pouvons lire ce texte en annexe de la correspondance du 12 juin 1946 émanant du Gouverneur R. Preys adressée au Gouverneur Général résidant à Léopoldville :

‘« Monsieur le Gouverneur, (…), il revient que les Blancs traitent les Noirs de macaque. Lorsque vous étiez parti à la guerre avec nous, est-ce que vous aviez vu qu’on nous traitait de macaque à l’étranger ? Dans les autres colonies, par exemple l’Angola et les colonies anglaises, on ne traite jamais les Noirs de macaque. Ce ne sont que vous les Belges qui continuent à nous traiter toujours de macaque. C’est la raison pour laquelle je me permets aujourd’hui de vous faire savoir que nous désirons que cette injure soit cessée. Nous désirons que vous nous traitiez comme cela se pratiquait quand nous étions au front. Est-ce que dans les cimetières il y a une différence entre Blancs et Noirs ? Que cette insulte ne soit répète plus parce que dans les Colonies italiennes et portugaises on (ne) l’entend pas. Je termine ainsi. Si vous me connaissiez bien, c’est moi Simon. Si vous connaissez encore, je m’appelle Filli 286  ».’

Cette lettre anonyme révèle un esprit généralisé de résistance passive aux insultes des Européens contre les autochtones. Les insultes transparaissaient aussi dans le langage des évolués qui pouvaient injurier leurs compatriotes par ‘nom de chien’, ce que les paysans ont traduit par ‘nondiji 287 ’. La lettre nous fait comprendre la méfiance que les Européens gardaient à l’égard des évolués.

Le Vice-Gouverneur Général avait préalablement dénoncé, en 1944, ce type de comportement quand il écrivait :

‘« Le Noir de 1944 n’accepte plus d’être traité comme le Noir de 1914 ; tel propos injurieux, telle exigence abusive qui laissait l’indigène indifférent ou passif il y a un quart ou un demi-siècle, le blessent et l’ulcèrent aujourd’hui et accumulent dans son cœur une rancune qui fera l’explosion tôt ou tard. Nous sommes en contradiction avec nous-mêmes, lorsque ayant poussé les indigènes dans la voie du progrès matériel, intellectuel et moral, nous prétendons continuer à les traiter comme s’ils n’avaient pas évolué. Ce n’est pas seulement dans le maître de l’école que les Noirs doivent trouver un éducateur, mais également chez le patron ou chef de bureau 288  ».’

Cette situation prouve le décalage entre les principes et l’action, entre les autorités supérieures et les subalternes, et dont le peuple est victime. En réalité, ces exhortations restaient au niveau du principe.

À partir des années 1948 et 1949, d’une manière générale, qu Congo-Kinshasa, les autorités coloniales ont recruté les évolués (folouê, en kinande) à partir des associations d’anciens élèves. Pour elles, les meilleurs évolués étaient « ceux qui possèdent suffisamment cuillères, de fourchettes et de couteaux, qui mangent à table avec leurs femmes, et qui parlent français avec leurs enfants. Ceux-ci, après une commission d’enquête, obtenaient la carte de mérite civique, ensuite l’immatriculation (matrikilê, en kinande) qui leur donnait, en principe, les mêmes droits et devoirs qu’aux Européens.

Le principe semble avoir perduré car en 1946, le premier syndicat appelé Association du Personnel Indigène de la Colonie (APIC) réclama le statut unique pour les fonctionnaires belges et congolais 289 . En réalité, dans le diocèse de Butembo-Beni, la carte de mérite civique et l’immatriculation données à une élite d’enseignants ou d’infirmiers ou d’ex-séminaristes donnaient un certain ascendant social et moral sur le peuple.

Cependant, l’achat de produits alimentaires et vestimentaires sur le marché, le standing de vie relativement élevé, la culture rapprochait cette élite de la population paysanne qui jugeait sévèrement leur comportement, quand ils voulaient imiter les Européens. De là est venue l’expression vivre à la manière des « Blancs sans être Blancs », c’est-à-dire greffé certains comportements européens sur l’africanité ; ou encore l’expression péjorative un Blanc-noir (Muzungu mweusi, en swahili, Mundele moindu, en lingala).

Quoi qu’il en soit, la création des nouvelles classes sociales s’accompagna aussi de l’amélioration des conditions de vie dans le domaine économique. Dans les années après la guerre, la population dans les territoires de Beni et de Lubero aspirait à voir son standing de vie s’améliorer. Pour ce faire, une partie de la population chercha du travail dans les entreprises européennes.

Depuis les années 1920, parmi tant d’autres, des coopératives de Cimenterie du Nord-Kivu (CIMNOKI), la Minière des Grands Lacs (MGL) pour l’exploitation de l’or, l’étain, et le wolfram, les gisements des minerais d’or (Kilomines), et la Coopérative de la Pêcherie Industrielle du Lac Edouard (COPILE), attirèrent la population locale vers les lieux de ces implantations. Ces coopératives furent créées sous le régime du Décret du 23 mars 1921. Dans les années 1950, les deux premières fusionnèrent et constituèrent les Cimenteries et Mines des Lacs (CIMINLACS) qui furent agréées en 1951 par l’Arrêté n° 589 du 7 juillet 1951.

Cette Association, qui débuta à Butembo, engloba les Mines des Grands Lacs, reprit toutes ses cantines et se proposa d’encadrer ses travailleurs. Son but était de promouvoir les intérêts économiques de ses membres en achetant en gros les articles divers nécessaires à leur usage ou à leur alimentation, et en le revendant sans bénéfice afin de valoriser leurs salaires et leur rémunération 290 . Cette Association est à l’origine des caisses d’épargnes.

Néanmoins, l’afflux vers les milieux européens eut une double conséquence. La population préféra offrir au marché les produits mieux payés par les Européens et leurs travailleurs. L’augmentation du prix des vivres freina l’exode en dehors des zones de Beni et de Lubero. Des cultivateurs indigènes se mirent à cultiver des champs de caféier, de thé, de quinquina, des eucalyptus et des blackwattle pour le bois de chauffage et de cuisine, et des produits maraîchers. L’élevage du porc fut amplifié. Mais les traditionnelles cultures vivrières, à bas rendement, eurent tendance à être délaissées 291 .

Par ailleurs, l’élévation du niveau de vie et la création de la classe d’évolués fut à l’origine de nouvelles activités ludiques, inconnues de la population traditionnelle : la création du cercle théâtral à Lubero et dans les agglomérations, ainsi que des cercles d’étude et d’agrément, des cercles sportifs et récréatifs, ainsi que des clubs (kilipe en swahili et en kinande). La presse, les journaux, les périodiques, le cinéma et la radio, les bibliothèques qui comportaient des ouvrages pour les évolués et des livres de mécaniques pour le bas peuple, furent introduits dans la contrée Ces activités, réservées à une élite, furent englobées sous le vocable de développement culturel 292 .

Du point de vue social encore, le Gouvernement colonial se voulait respectueux des coutumes des populations locales aussi longtemps qu’elles ne dérangeaient pas l’ordre public. À ce sujet, le Gouverneur Général, Tilken confia à ses collaborateurs :

‘« J’estime qu’il y a lieu d’attirer l’attention des autorités territoriales sur la prudence qui doit présider au redressement de ces coutumes, pour autant évidemment qu’il ne s’agisse pas de coutumes barbares ou contraires à l’ordre public universel, ni aux dispositions législatives ou réglementaires qui ont pour but de substituer d’autres règles aux principes de la coutume indigène 293  ».’

Dans cette perspective, le Gouvernement examina les usages à combattre 294 . Ils comportaient notamment, les questions relatives au veuvage, les funérailles, les sectes 295 dont l’aniotisme 296 , les sorciers, et la circoncision. Dans les régions où se pratiquait le matriarcat, les orphelins de père restent sous la garde de leur mère qui refuse de prendre pour époux, le frère du défunt. Quand l’enfant n’a pas de problèmes de santé, ce sont les parents qui désignent le frère du défunt. Cependant si la veuve reste dans la famille du mari, elle garde ses enfants sans être contrainte d’épouser le frère du défunt 297 .

Par contre, dans les coutumes régies par le patriarcat, les enfants appartiennent à la famille du défunt. La veuve veille sur ses enfants sous la protection du frère du défunt. Dans plusieurs cas, le célibataire était le mieux indiqué pour garder la veuve et ses enfants. On pouvait désigner aussi le frère le plus aisé de la famille avec la conséquence qu’il devenait immédiatement polygame.

Il pouvait arriver enfin qu’au décès de la femme chez son mari la dot soit complètement versée. De là est née l’expression nande, « il épouse dans le sol », c’est-à-dire il se marie avec une défunte. Habituellement, si dans la famille de la défunte se trouvait une fille consentante 298 , elle pouvait être donnée en mariage au veuf, en signe du maintien de l’alliance contractée lors des fiançailles de la défunte.

Dans les deux situations, les Nande employait l’expression « erisighalya », c’est-à-dire hériter la veuve de son frère. La même coutume subsiste encore sans le droit de donner une descendance à la veuve qui devient libre vis-à-vis de l’alliance matrimoniale antérieure car elle peut se remarier. Mais, la dot qui lui est donnée revient à la famille du frère défunt. Ce sont des situations rares que les familles chrétiennes ont relativisé car elles demandent qu’elles continuent à porter un regard maternel à ses enfants. Si l’une de ses filles se marie, à son tour, elle aura sa part de dot 299 .

En ce qui concerne la régulation des rites funéraires (matanga en lingala, kilio en swahili, ekiriro en kinande) à Kinshasa, en 1934, la question divise les agents de l’Administration et les missionnaires. Pour R. Le Bussy, Chef de service des AIMO, à Léopoldville, les matanga, rites funéraires, ne sont pas contraire à l’ordre public.

Toutefois, il faut modifier cette pratique et la faire subir des modifications de nature à lui enlever tout caractère blâmable. Il ne faudrait pas qu’elle trouble la tranquillité des habitants dans la ville même si elle est tolérable dans les villages. Cependant, il faudrait lutter contre le mauvais traitement sur la personne du survivant, présumé sorcier. Enfin, il faut en interdire de battre le tam-tam et de dormir dehors.

Suite à ces observations, il se trouva impuissant à interdire formellement des rites comme le souligne sa réflexion ci-dessous :

‘« Malgré les efforts des missionnaires, les chrétiens, dans l’intérieur du moins (et encore dans les centre quoi qu’on en dise) s’y soumettent toujours. Ceci n’est pas l’entourage d’un mort qui contraint sa famille à s’y soumettre, ce n’est pas seulement l’entourage et l’opinion publique, c’est, avant tout, la conscience des membres de sa famille. Autant pour l’honorer que pour lui assurer un séjour heureux dans l’au-delà, pour éviter ses vengeances posthumes aussi ‘on fait matanga’ en sa mémoire 300  ».’

Dans la même orientation, mais d’un autre point de vue, H. Postiaux, Vice-Gouverneur Général à Kinshasa, écrivait à Commissaire Provinciale de Léopoldville, que les rites mortuaires, tels qu’ils se pratiquaient, en 1934, ne pourront disparaître que lorsque les indigènes seront débarrassés de toute superstition. Il faudrait donc prendre patience. Il peut y avoir des abus à l’occasion des rites funéraires, mais, d’après les missionnaires, les repas de clôture des funérailles dégénèrent souvent en orgies.

En effet, les missionnaires et même leurs catéchistes, tout en prétendant que les rites funéraires donnaient lieu à des scènes d’ivresse publique, à des chants, des danses obscènes et des fumeries de chanvre ont toujours évité de les signaler aux Officiers de Police Judiciaire (OPJ). En présence d’un agent de l’État, tout se passait correctement 301 . Néanmoins, en face des privations de certains aliments, du jeûne, de l’obligation à se coucher à même le sol, à la belle étoile, sans feu ni couverture, de la pratique de se couvrir le corps des cendres, humiliations que les membres survivants au défunt s’infligeaient pour manifester leur douleur, le Gouvernement interdit le mauvais traitement des personnes éprouvées, les pleureurs-mendiants, les sons de tam-tam après la cérémonie de levée de deuil, et les tapages nocturnes, et demanda de limiter la durée des matanga 302 .

Enfin, en vue du redressement moral des populations, dans les années 1940, l’Administrateur territorial de Lubero releva que la circoncision était interdite depuis quelques années dans cette région. Pour lui, l’établissement de la circoncision avait pour résultat l’arrêt de tous les travaux agricoles pendant deux mois en raison du nombre élevé de personnes qui se font circoncire. Ce fait fut le résultat des mesures antérieures qui ordonnaient la circoncision après neuf ans d’intervalle, et par conséquent sur un nombre excessif d’adultes et de jeunes.

Pendant ce temps, le travail était rendu difficile tant aux Européens chargés de l’effort de guerre qu’aux moniteurs et notables. La circoncision ayant causé un arrêt momentané des travaux de deux mois de tous les travaux champêtres, l’Administrateur territorial écrit : « Pour éviter le retour de pareils incidents, nous avons proposé que la circoncision soit annuelle et contrôlée définitivement. Nous luttons ainsi contre une coutume néfaste tant au point de vue moral que physique. Elle durera quatre semaines et aura lieu le 1er octobre de chaque année 303  ».

En 1942, il autorisa à nouveau la circoncision. En face de ces mesures arbitraires, le Commissaire de district, adressa à l’Administrateur territorial les remarques qui s’imposaient, notamment à propos de l’intervention du service médical 304 . À sa suite, G. Schmit, Administrateur territorial principal et Assistant du Commissaire de district, exhorta son collaborateur :

‘« L’Administrateur territorial doit se montrer prudent dans ses interventions dans le domaine des coutumes de la circoncision. Des incidents ont eu lieu parfois suite à des mesures intempestives heurtant de front ces coutumes. La circoncision annuelle, si les autorités coutumières sont d’accord, sera une bonne chose ; il vaut mieux que les enfants se fassent circoncire jeunes. Il faut amener peu à peu les jeunes gens à se faire circoncire par un médecin européen 305  ».’

Une fois de plus, les consignes de la hiérarchie n’étaient pas suivies par les agents chargés de leur exécution.

Les opinions autour de la circoncision restaient divergentes. Quand le Gouvernement recommandait le respect des coutumes, les Administrateurs territoriaux trouvaient en elle une influence néfaste sur les travaux imposés, les médecins entrevoyaient les cas d’accidents 306 de difformités ou de mort, et le missionnaire, le retour au paganisme. Quant à la sorcellerie, une double attitude des missionnaires se manifesta à leur égard. Bien que les missionnaires combattent cette pratique comme une « supercherie », et comme œuvre diabolique, ils pouvaient, de l’autre côté, défendre les inculpés, souvent condamnés à une mort brutale et atroce ou soumis à l’épreuve du poison. . Ainsi, dans le Sud-Kivu, à Kasongo, les Pères Blancs créèrent un « refuge des sorcières » près de leur couvent.

Cette œuvre philanthropique ne faisait partie du but de leur mission qui consistait « avant tout et même uniquement à amener les Noirs par la connaissance et la pratique de la religion catholique à marcher dans le chemin du devoir et par-là, sauver leur âme ». Cette œuvre pouvait compromettre leur mission évangélisatrice, et leur station fut considérée par les autochtones comme un village pour sorcières, exclues de la société, hébergées près de leur maison d’habitation.

Par ailleurs, le vicaire apostolique du Haut-Congo, Victor Roelens, dans sa lettre du 10 septembre 1923, adressée au Commissaire de district de Maniema résidant à Kasongo, sollicita une aide financière annuelle équivalante à 356 Frs par personne, pour aider et entretenir les sorcières. Les fonctionnaires de l’État, eux, ne partageaient pas les sentiments des missionnaires.

Pendant que M. Salkin pensait qu’il fallait compter sur les chefs indigènes pour enrayer les sorciers de cette région, les missionnaires lui firent comprendre que « les chefs étaient les gardiens les plus jaloux de toutes ces croyances, us et coutumes, légués par les ancêtres et, à leurs yeux, l’intrusion des Blancs dans ce domaine est un empiètement insupportable sur les droits ancestraux, un attentat contre leur sécurités et celle de leurs sujets, et une suprême injustice 307  ». Ainsi, les missionnaires préconisèrent, comme moyen efficace d’enrayer cette pratique d’ordalies meurtrières, de persuader les chefs qu’ils n’échappaient pas au châtiment, et de punir les devins qui désignaient les victimes, inculpées de sorcellerie.

Malgré cette attitude tolérante de Salkin, d’une manière générale, pour l’Européen, la croyance en la sorcellerie restait une supercherie. C’est pourquoi, ils affirmaient que la sorcellerie était opposée à la civilisation, qu’elle était aussi une résistance passive des anciens, qu’elle empêchait le concours loyal des jeunes, et qu’elle méritait, contrairement à la pratique traditionnelle de la peine de mort, d’être sanctionnée par la relégation 308 .

Notes
250.

AIMO, II, D, 18, 1. Circulaire. Boma, le 23 avril 1909.

251.

Nous emploierons cette abréviation dans la suite du texte et dans les références.

252.

AIMO, II, D, 3, b, 13 : Mesures à prendre en vue de protéger le développement de la race noire. Ministre de la justice. Bruxelles, mars 1920.

253.

Ibidem.

254.

AIMO, II, D, 3, b, 3 et 13. Primes de natalité, 1926.

255.

AIMO, II, D, 3, b, 1, 14: Rodhain, Ligue pour la protection de l’enfance noire, 1924.

256.

Plaintes habituelles des mamans irrégulières pour les consultations, victimes de cette mesure disciplinaire.

257.

AIMO, II, D, 3, b : Généralités.

258.

AIMO, II, D, 3, b, 1. Généralités. P. Ryckmans, Gouverneur Général à Monsieur le Chef de Province de Stanleyville. Léopoldville,, le 6 septembre 1940.

259.

AIMO, II, D, 3, b : Dons du prince Régent aux œuvres : œuvres méritant de recevoir des dons. Notes pour Monsieur le Gouverneur Général. Léopoldville, le 3 juillet 1947.

260.

AIMO, II, D, 3, b, 6 : Donation de Mme Lenger, M. Aide aux pauvres d’Afrique (22 mars 1929) ; AIMO, II, D, 3, b, 7 : Souvenir de la Reine Astrid : protection de l’enfance (1937). Œuvre à perpétuer le souvenir de la Reine ; AIMO, II, D, 3, b, 10 : Protection des orphelins ; AIMO, II, D, 3, b, 15 : Enfants abandonnés.

261.

AIMO, II, D, 3, b, 18 : Fonds d’assistance sociale, 1944.

262.

AIMO, II, D, 3, b, 16 : Scolarité : pourquoi le retard pour écoles des filles ?, 1938.

263.

AIMO, II, D, 3, b, 4 : Pupilles de l’État, 1926.

264.

AIMO, II, D, 3, b, 12 : Protection des foyers monogamiques, 1920.

265.

Ibidem, 1920.

266.

AIMO, II, D, 3, b, 19: Recrutement, natalité dans les camps des soldats et des travailleurs, Léopoldville, 5 février 1924.

267.

AIMO, II, D, 3, b, 12 : Engels, Bansangusu, avril 1914.

268.

AIMO, II, D, 3, b, 12 : protection des foyers monogamiques, 1920.

269.

AIMO, II, D, 3, c 1 : Portage des femmes, 1938.

270.

AIMO, II, D, 3, c, 2 : obligation des cultures et femmes des travailleurs, 1938, AIMO, II, D, 3, c, : travail des femmes et enfants.

271.

M, 628, 284 : Louis Franck au Gouverneur Général, Mesures visant le relèvement moral des indigènes. Bruxelles, le 12 décembre 1919.

272.

AIMO,II, D, 3, b : P. Ryckmans, Gouverneur Général à Monsieur le Chef de Province de Stanleyville. Léopoldville, 6 septembre 1940.

273.

AIMO, II, 3, f,1 : R. PREYS, Chef de service des AIMO, Léopoldville, le 14 mars, 1940.

274.

AIMO, 45,8,16 : Rapport annuel, 1947 : A. Braun, Beni, le 15 janvier 1948, p. 11.

275.

AIMO, II, D, 4, 2, 1 : Propriété privée. Généralités.

276.

AIMO, II, D, 4, 2, 1: E Henry, Directeur Général des AIMO, Notes pour le Gouverneur Général, Léopoldville, le 17 mars 1933.

277.

AIMO, 128 : Rapport annuel, 1938 : M. De Ryck, Commentaire du rapport de Lubero, 1939.

278.

RA/AIMO 1945, 45,8,11, R. De Ryck, Commentaire, Constermansville, le 9 janvier 1942, p. 2.

279.

Dans cette ferme née de l’initiative des indigènes, on pouvait dénombrer 463 porcs, 719 chèvres, et 16 bœufs.

280.

AIMO 45,8,14 : Rapport annuel, 1941 : R. Maquet, (AT), Beni le 17 janvier 1945.

281.

AIMO, 45,8,18 : Rapport annuel,1949 : Braun, Beni, le 16 janvier 1950.

282.

AIMO, II, D, 4, 2, 1: E Henry, Directeur Général des AIMO, Notes pour le Gouverneur Général, Léopoldville, le 17 mars 1933.

283.

AIMO, D, 18 bis, 1 : R. Preys, Immatriculation des Indigènes. Léopoldville, le 11 septembre 1944.

284.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Ermens, Mesures proposées relativement aux Noirs évolués. Léopoldville, le 14 juillet 1944.

285.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Extrait du rapport de Monsieur le Vice-Gouverneur Général Ermans. Léopoldville, le 14 juillet 1944, p. 16.

286.

AIMO, II, D, 18, 2 : Lettre manuscrite postée à Boma, le 19 mai 1946.

287.

Kighemba Cosmas, un maçon, en colère, employait fréquemment ces insultes en s’adressant aux enfants. C’était un avertissement qui préparait une punition d’un enfant fautif.

288.

AIMO, II, D, 18 bis, 1 : Extrait du rapport de Monsieur le Vice-Gouverneur Général Ermans. Léopoldville, le 14 juillet 1944, p. 16.

289.

ANC, OAP, 2: Histoire du Zaïre (Congo) avant l’indépendance, p. 3.

290.

AIMO, 127 : Province du Kivu : Rapport annuel 1951, p. 94.

291.

AIMO, 128, 7 : Territoire de Lubero : Rapport annuel, 1950, p. 31.

292.

AIMO, 45,8,21 : Territoire de Beni : Rapport annuel,1951, , p. 109-114.

293.

AIMO, II, D, 14, 1 : Rapport du Gouverneur Général, Tilken, à tous les Gouverneurs. Boma, août 1929.

294.

AIMO, II, D, 14, 1 : Usages à combattre Généralité.

295.

Les sectes sont analysées dans ce travail en relation avec la christianisation. Le culte de Nyavingi sera pris en considération avec les éléments culturels.

296.

Cette secte est étudié en relation avec les Obstacles à la christianisation de la contrée de Beni.

297.

AIMO, II, D, 14, 1 : Rapport du Procureur Général (a.i) au Gouverneur Général, Elisabethville, le 27 août 1934.

298.

AIMO, 45,8,21 : Rapport annuel, 1951, Coutumes. G. Schmit : Commentaire du Commissaire de district, Costermansville, 1950.

299.

Observation de l’auteur de ce texte.

300.

AIMO, II, D, 14, 2, 2 : Dossiers constitués. Léopoldville, le 27 août 1934.

301.

AIMO, II, D, 14, 2, 2 : H. Postiaux : Dossiers constitués. Léopoldville, le 13 octobre 1934.

302.

AIMO, II, D, 14, 2, 4 : Dossiers constitués. Léopoldville, le 27 août 1934.

303.

AIMO, 128 : Territoire de Lubero : Rapport annuel, 1940.

304.

AIMO, 127 : Province du Kivu : Rapport annuel 1942, p. 6-7.

305.

AIMO, 128 : G. Schmit, Commentaire du Rapport annuel 1942. Costermansville, le 15 janvier 1943.

306.

AIMO, II, D, 3, b, 17 : Extrait de la lettre du 8 janvier 1943 de ‘Unevangelized Africa mission ». Rapport 1943 (classé enseignement).

307.

AIMO, II, D, 3, b, 18. Lettre de Mgr Victor Roelens au Commisaaire de district de Maniema. Kasongo, le 10 septembre 1923.

308.

AIMO, , 45, 8, 6 : Rapport annuel 1937.